Harley-Davidson : un univers surréaliste !“Nous, mon pote, on est des irréductibles. Dans une Amérique conditionnée à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, on est les un pour cent d’irréductibles inconditionnels… et on crache dans leur soupe. Alors, mon pote, viens pas me parler Sécu et contredanses…, parce que, laisse-moi te dire, tu prends ta femme, ton banjo, ta bécane et tu te tires. On a eu cent fois à se battre et on s’en est toujours tirés à coups de poing et de botte. Laisse-moi te dire, mon pote, que sur la route, on est les rois”…
Années ’60…, Hunter S. Thompson passe un an avec les Hell’s Angels, des bikers qui se considèrent comme la plus redoutable horde motorisée de toute l’histoire de la chrétienté…, en retraçant leur histoire, en décrivant leurs beuveries et leurs bagarres, le futur auteur de Las Vegas parano va façonner l’un des principaux mythes de la contre-culture américaine, quasiment hollywoodien, car il obéit vraiment aux canons du genre : la bande de greasers sans foi ni loi qui se ballade sur les routes ensoleillées et poussiéreuses du sud des USA, les cheveux dans le vent et les tatouages ostentatoires.
Le film Easy Rider fut tout et rien à la fois dans cette grande affaire, à la fois le début et en même temps la fin…, car plus grand chose n’a été fait dans le genre en sa suite qui remonte assez loin d’ici… et je comprend toujours pourquoi à la vision du film…, c’est tellement déplorable que ça a dû refroidir les ardeurs des producteurs… et puis surtout, le post-apocalyptique infra-Mad Max est passé ensuite par-là et a redéfini la donne du nanar mécanique : exit les graisseux et bonjour les cyberpunks à roulettes…et ce pour la plus grande joie des beaufs ahuris, il faut bien l’avouer…, qui n’aimaient pas trop les motards apocalyptiques raillant avec un mépris tranquille les automobilistes et les ploucs sédentaires…
Des hirsutes qui ne travaillent jamais, vivent en permanence sur les routes (qui restent néanmoins toujours propres et bien coiffés… du temps ou les Hell’s Angels étaient caricaturés par Marlon Brando dans L’équipée sauvage, employant le plus clair de son temps à faire la moue sur sa bécane (qui n’était même pas une Harley Davidson, mais une bête Triumph), en prenant des poses de real badass mothafucka, parce que le look pour un motard hollywoodien, c’est un truc essentiel.sauvagement cool, totalement libre et rebelle, vivant d’essence et d’eau fraîche tout en draguant les plus belles et stupides filles du bled ou ils échouent, diffusant un message : les poubelles, c’est pour les ringards, alors que les motards bons ou méchants jettent leurs canettes de bière par terre et vont même parfois jusqu’à casser une bouteille sur le sol pour bien prouver à tout le monde qu’ils ont des attributs virils surdimensionnés…
Pour les plus forts, ceux qui ne s’arrêtent pas à ce genre de futilités, les férus d’équipées sauvages en groupes touristiques parcourant sagement la Route 66, il suffit de sortir des dollars, d’enfourcher une Harley et de foncer à 55 milles per hour, cerveau en berne, sur cette route de la folie douce et du consumérisme sur-organisé…, les aventures bidon n’attendent toujours que les inconscients qui ont de quoi payer les rêves organisés…
Si la marque américaine sent le soufre des années ’70, elle s’est “boboïsée” au fil du temps…, après 110 ans d’existence, serait-ce le cap de la sagesse ? Cela fait 110 ans que cela dure et on ne sait plus très bien pourquoi Harley-Davidson a survécu à toutes les avanies du temps qui passe…, plus jeune que jamais, la marque préférée des bikers américains pas très bien élevés a franchi depuis longtemps l’Atlantique pour séduire des quadras des quartiers chics…, une façon de s’encanailler le week-end venu pour renouer avec le parfum sauvage d’une jeunesse qu’on n’a pas vécue.
Verdict des immatriculations 2012 en France : Harley à + 20 % sur un marché à -7 %… et la part de marché progresse encore sur 2013 malgré la crise, on vend aujourd’hui dans l’Hexagone trois fois plus d’Harley qu’il y a dix ans (environ 9.000) sur un marché global resté peu ou prou stable (autour des 170.000 unités)…, il n’en a pas toujours été ainsi : si Harley a construit 233.000 motos en 2011, impossible d’oublier que la production était tombée en 1983 au-dessous des 30.000 unités.
Sans remonter aussi loin, il a fallu couper en 2009 la branche Buell (la division sportive) et revendre en 2010 la marque italienne de prestige MV-Agusta, achetée deux ans plus tôt…, au-delà des mythes de Bardot, d’Easy Rider, des Deux flics à Miami ou des GI à chewing-gum, n’y aurait-il donc pas comme un truc ?
Bien sûr qu’il y en a un. Il y en a même plusieurs, très agaçants pour la concurrence…, d’abord, tandis que les rivaux chassent les kilos à chaque rentrée scolaire, les Harley sont et restent lourdes : garde-boue en vraie tôle, chromes en vrai métal, fonderies massives, gros guidon d’un pouce de diamètre (25,4 mm) au lieu des 20 mm standard, on en a bien “plein les pognes”…
Malgré tout, allez y comprendre quelque chose, les femmes se les arrachent (8 % de la clientèle, bien plus que chez les autres spécialistes de la grosse cylindrée), sans que pour autant les hommes les prennent pour “des bécanes de gonzesses”…, eh oui: une Harley, c’est lourd, ça a une grosse voix, ça en impose, mais même un tout petit gabarit pose les deux pieds bien à plat au feu rouge…, en manœuvre, non seulement on ne tomberait pas de haut, mais on ne tombe pas du tout : on maîtrise, on assure, bien plus à l’aise que perché sur de gros trails échappés du Dakar qui pèsent un quintal de moins : pour que tout change, il faut que rien ne change
Ensuite, tout aussi énervant pour les autres marques qui ne cessent de renouveler leurs gammes d’un exercice à l’autre, les Harley semblent immuables…, les nouveautés sont pour les profanes…, depuis la V-Rod de 2001 et son moteur à refroidissement liquide (qui du reste demeure secondaire dans les chiffres de vente), elles sont imperceptibles : un peu plus de chrome une année, une couche de noir la suivante, peinture satinée un été, peinture pailletée douze mois après, circulez, il n’y a rien d’autre à voir.
De quoi rendre fous de jalousie tous les marketeurs du monde, qui s’échinent d’un millésime à l’autre à inventer le gadget qui fera le buzz et persuadera le chaland d’échanger son ancien modèle…, au contraire, une Harley ne se démode pas… et ça ne manque pas d’intérêt en ces temps incertains…, sur une Harley de cinq ou dix ans, vous ne passez pas pour un “has been”… et vous la revendez sans grande perte.
Ah oui, hautement horripilant aussi : ailleurs, on grappille chevaux, kilomètres à l’heure et dixièmes de seconde d’un millésime à l’autre…, chez Harley, on ne parle pas de performances, ce serait mal élevé…, cela fait d’ailleurs plus de dix ans que la dernière VR 1000 de course a été renvoyée au musée…, moyennant quoi, à force de perfectionnements, les autres motos demandent à rouler deux fois plus vite que les limitations pour lâcher encore quelques sensations ; alors qu’une Harley, ça vibre, ça halète, ça transpire, ça pilonne… et ce, dès le ralenti.
Mine de rien, à l’heure où dépasser 60 km/h fait de vous un délinquant, une moto qui ne demande pas à rouler vite pour délivrer ce qu’elle a à offrir, même les anciens amateurs de sportives finissent par y venir, pour éviter de s’endormir au guidon ou de se réveiller en cellule !
Ah, et puis très exaspérant encore : alors que Triumph ou BMW doivent composer avec une demi-douzaine de moteurs différents pour ne sortir que de 50.000 à 100.000 motos par an, trois bases mécaniques suffisent chez Harley pour surfer sur cinq gammes : le “petit” pour les Sportster, le “gros” pour les Dyna, Softail et Touring, le “moderne” pour les V-Rod, dans des châssis assez standardisés.
Cinq gammes sont clairement identifiées, six avec les nobles et coûteuses CVO personnalisées… et chacune est destinée à une clientèle bien précise…, quoique, précise, ça se discute : un vrai biker tatoué ne risquera pas de déchoir pas en roulant Sportster, alors que cette gamme qui démarre autour de 8.000 euros (moins cher que bien des scooters) pourrait ne s’adresser qu’aux primo-accédants et aux femmes…, c’est aussi ça, la magie Harley : un esprit de clan qui transcende les classes.
Au coeur de ce “family feeling”, une formidable idée marketing : on entretient la flamme par tous les moyens, depuis The Enthusiast, le magazine maison né en… 1915, jusqu’au HOG (Harley Owners Group), lancé en 1983…, “Hog”, en anglais, c’est péjorativement et selon les circonstances un cochon, une bécane, une saloperie ou un pingre, mais chez Harley, c’est le club auquel on adhère automatiquement pour un an à l’achat d’une machine neuve : autrement dit, une communauté de 1 million d’individus, environ 15.000 en France…, pour laquelle on organise des animations, rencontres, circuits touristiques et voyages presque chaque week-end de l’année.
Il y a enfin les produits dérivés, vêtements (depuis 1913 !), accessoires mais aussi “goodies” de toutes sortes pour baigner dans l’univers Harley à toute heure et à tous âges…, cette division est évidemment la plus rentable de toutes, un “harleyiste” qui se respecte étant par nature incapable de rouler sur une machine strictement d’origine… et donc fortement incité à passer par la case “personnalisation”, en interne de préférence…, du travail “à l’américaine” : le dollar est roi, on fait ce qu’il faut pour le soutirer (en toute honnêteté) aux gentils membres…
Ce n’est donc pas un hasard si les différentes tentatives anti-Harley, d’Indian à Victory en passant par Excelsior-Henderson, sans même parler des clones japonais, s’épuisent à tenter de copier leur modèle…, même Triumph, avec son RAT (Riders Association of Triumph) n’a pas encore su à ce jour reproduire le bijou si bien rôdé qu’est le HOG.
La “formule Harley”, c’est quelque chose de très élaboré, un modèle de marketing dans toutes les écoles de commerce du monde… et qui, loin de l’aspect parfois rustique voire agricole des motos, ne repose pas uniquement sur le patrimoine, mais joue bien plutôt sur un certain art de vivre.
Le mythe existait, c’est un fait, mais tout a été mis en œuvre pour, mieux que l’entretenir, le magnifier.., on capitalise sur la légitimité historique du nom, quitte à jeter un voile pudique sur la très discrète délocalisation au Brésil et en Inde, quitte surtout à “oublier” que Peugeot fabrique des deux-roues à moteur depuis plus longtemps encore… et sans que la famille ait à aucun moment lâché les rênes, tandis que Harley a échappé à ses fondateurs à la fin des années ’60 : “On peut violer l’histoire si on lui fait un bel enfant”, disait Dumas…