Uchronisme Hot Roddien…
Et si Chromes&Flammes et GatsbyOnline se situaient en début des années 1900 aux départs de l’automobile, qu’en aurait-il été du style d’écriture et de contenu ? Le Hot Rodding en 1900 ?… Uchronisme !…
Billet de Beaumarchais
Loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là, me moquant des sots, bravant les méchants, je me hâte de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. Je me prépare donc à lire toute l’histoire abracadabrante qui suit, que je suppose bien menée…
Billet de mon lectorat…
Cher Maître, on vous a joué un vilain tour. Je veux dire qu’on vous a causé un geste malheureux, manquant d’esprit. Et vos admirateurs en ont souffert… En effet, un certain éditeur, ayant eu l’idée assez insolente de copier l’un de vos magazines chefs-d’œuvre et d’en créer vile copie, d’ailleurs médiocre, vous en avez été marri et vous vous êtes fâché ! Vos amis auraient dû vous dire que les chefs-d’œuvre comme les vôtres sont justement les seuls ouvrages qui appellent la parodie, et que plus d’un auteur donnerait gros pour connaître cette gloire d’être caricaturé par un sot malfaisant en éditant un magazine de sots pour sots et malandrins illettrés. Mais la Providence a fait que vous fâcher est inutile car cet éditeur a été déclaré en faillite devant les juges. Et l’on a confié à des experts la tâche d’examiner si les misérables restes de son industrie valaient encore de quoi payer ses bassesses organisées.
Comme c’était faire concurrence à un grand poète tel que vous que de composer sur un de ses chefs-d’œuvre, pour punir cette ignominie, les juges ont été d’avis que le malandrin méritait la faillite de ses basses et misérables œuvres. Dans quelques jours, la France entière conviendra que les Juges ont bien fait. Et l’éditeur malandrin maudira ses amis trop zélés qui l’embarquèrent en cette désobligeante aventure ; vous penserez â la stupeur qui se fût répandue, à Paris, dans le monde des lettres, si l’on avait appris, un beau jour, que Victor Hugo que vous surpassez, aurait été vilipendé de même par cet éditeur. Votre dévoué lectorat, assidu à vos chefs d’œuvres vous dépose cette compassion épistolaire en vous envoyant 100 Francs-Or pour dissiper votre douleur que je partage, quoique la joie et le bonheur de sa faillite vous réjouiront sûrement…
Docteur X. Votre lectorat.
L’article de Marcel Proust
Chargé par Chromes&Flammes de rédiger un article sur un Hot Rod, j’avais rapidement été sidéré, au milieu des sempiternels débats querelleurs qui tenaient en haleine les professionnels du commentaire, par la reviviscence de cette maladie séculaire dont j’avais espéré, un peu naïvement, aveuglé par l’espoir inhérent aux victoires temporaires du progrès, qu’elle était définitivement ravalée au rang des haines obsolètes, dépassée par les avancées historiques des civilisations, mise au rebut, ainsi que nous le promettaient les philosophes les plus enivrés par les parfums de leur propre rhétorique, mais, attisées par le malaise généralisé, la morosité poisseuse d’un pays se vivant comme déclassé dans le concert des Nations et agissant en forteresse assiégée.
En effet, les nouvelles tensions politiques traversant la France, ont rompu l’unité des paysages des partisans anciens. Détricotant la trame des relations sociales les plus quotidiennes, ils ont attisé cette insubmersible passion triste, qu’est la poursuite éternelle des boucs émissaires, des personnes aux différences prétendument indépassables, des gens dont on fantasme une ombre portée sur le monde, car ils incarnent l’autre par excellence, l’irréductible némésis qui serait la source de l’ensemble de nos tracas. Dans les cercles où je suis convié, les nouveaux barons et duchesses de l’époque qui est nôtre, que leur éducation auraient dû prédisposer à plus de prudence, affichaient sans fard dans leur conversation un tropisme quelque peu similaire, pensant redorer leur réputation de patriotes estampillés aux yeux de la société par leur hostilité à l’étranger.
Ce sentiment tenace, même mes collègues journalistes les plus en cour n’osaient évoquer cette présence venimeuse, pourtant gravée au cœur des affaires les plus sordides de notre Histoire. Pourrait-il un jour être réduit à néant, mort à jamais ? A la façon des monstres légendaires tapis dans les profondeurs des lacs écossais, qui attendent leur heure pour ressortir intacts de l’onde glacée, d’abord indistincts car auréolés de brume, puis effrayants dans leur puissant et irrésistible faillissement, ces idées resurgissaient périodiquement de leur gangue boueuse, transmises de génération en génération par des vecteurs invisibles, jamais pleinement vaincues, telles les têtes d’une hydre qui n’aurait pas rencontré Hercule, désertées dans l’arène par leurs adversaires potentiels, considérées en bêtes mythiques, niées dans leur réalité, leur hideur même ne pouvant être affrontée de face comme les yeux pétrifiants des Gorgones.
Mieux, leurs messagers, qui les enfourchaient le temps d’un tour de piste politique tels des matamores de cirque, se présentaient devant la presse en audacieux… Et cela, sans même oser mettre leur tête dans la gueule de l’immonde, ils tournaient de surcroit en ridicule les cris d’orfraie des contradicteurs médusés, accusés de défendre une vision élitiste et de protéger les ennemis secrets du peuple. Pensez donc que l’ignominie fusse totale et méritait châtiment pis même que l’échafaud si ces apprentis sorciers ne semblaient pas promis aux fonctions suprêmes de la République, ils se faisaient les relais d’idéologies auxquels ils ne s’attachaient que pour une gloire passagère et, tandis que l’histoire officielle ne retiendrait que le nom des vainqueurs ultimes du combat, la transmission de cette pensée délétère se poursuivait selon un cycle inexorable, plus ou moins souterrain dans l’ombre du temps.
Voici donc “Impressions de route en automobile”, par moi-même : Marcel Proust :
Parti à une heure déjà assez avancée de l’après-midi, je n’avais pas de temps à perdre si je voulais arriver avant la nuit chez mes parents, à mi-chemin à peu près entre Lisieux et Louviers, leur montrer le devenir de l’automobile sous la forme d’une création extraordinaire qui va sans nul doute révolutionner le monde et qu’on nomme “Hot Rod”. A ma droite, à ma gauche, devant moi, le vitrage de ce Hot Rod, mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée de septembre que, même à l’air libre, on ne voyait qu’à travers une sorte de transparence. Du plus loin qu’elles nous apercevaient, sur la route où elles se tenaient courbées, de vieilles maisons bancales couraient prestement au-devant de nous en nous tendant quelques roses fraîches.
Elles nous montraient avec fierté la jeune rose trémière qu’elles avaient élevée et qui déjà les dépassait de la taille. D’autres venaient appuyées tendrement sur un poirier que leur vieillesse aveugle avait l’illusion d’étayer encore, et le serraient contre leur cœur meurtri où il avait immobilisé et incrusté à jamais l’irradiation chétive et passionnée de ses branches. Bientôt la route tourna et le talus qui la bordait sur la droite s’étant abaissé la plaine de Caen apparut, mais sans la ville qui, comprise pourtant dans l’étendue que j’avais sous les yeux, ne se pouvait deviner, à cause de l’éloignement. Seuls, s’élevant du niveau uniforme de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Saint-Etienne. Bientôt nous en vîmes trois, le clocher de Saint-Pierre les avait rejoints. Rapprochés en une triple aiguille montagneuse, ils apparaissaient comme, souvent, dans Turner.
Je cite le monastère ou le manoir qui donne son nom au tableau, mais qui, au milieu du paysage de ciel, de végétation et d’eau, tient aussi peu de place. Il semble aussi épisodique et momentané, que l’arc en ciel, la lumière de cinq heures du soir, et la petite paysanne qui au premier plan trotte sur le chemin entre ses paniers. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours seuls devant nous, comme des oiseaux posés sur la plaine, immobiles, et qu’on distingue au soleil. Puis, l’éloignement se déchirant comme une brume qui dévoile complète et dans ses détails une forme invisible l’instant d’avant, les tours de la Trinité apparurent, ou plutôt une seule tour, tant elle cachait exactement l’autre derrière elle. Mais elle s’écarta, l’autre s’avança et toutes deux s’alignèrent. Enfin un clocher retardataire (celui de Saint-Sauveur, je suppose) vint par une volte hardie se placer en face d’elles.
Maintenant, entre les clochers multipliés, et sur la pente, on distinguait la lumière qu’à cette distance on voyait sourire. Et la ville, obéissant d’en bas à leur élan sans pouvoir y atteindre, développait d’aplomb et par montées verticales la fugue compliquée mais franche de ses toits. J’avais demandé au mécanicien préposé par Monsieur le directeur des magazines Chromes&Flammes et Gatsby, de m’arrêter un instant devant les clochers de Saint-Etienne ; mais, me rappelant combien nous avions été longs à nous en rapprocher quand dès le début ils paraissaient si près, je tirais ma montre pour voir combien de minutes nous mettrions encore, quand le Hot Rod diabolique tourna et m’arrêta à leur pied. Restés si longtemps inapprochables à l’effort de notre machine qui semblait rager en éructant des flammes sur la route toujours à la même distance d’eux.
C’est dans les dernières secondes seulement que la vitesse de tout le temps, totalisée, devenait appréciable. Et, géants, surplombant de toute leur hauteur, ils se jetèrent si rudement au-devant de nous que nous eûmes tout juste le temps d’arrêter pour ne pas nous heurter contre le porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà quitté Caen depuis longtemps et la ville, après nous avoir accompagnés quelques secondes, avait disparu, que, restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, les deux clochers de Saint-Etienne et le clocher de Saint-Pierre agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres puissent nous apercevoir un instant encore ; bientôt je n’en vis plus que deux. Puis ils virèrent une dernière fois dans la lumière comme deux pivots d’or, et disparurent à mes yeux.
Bien souvent depuis, passant au soleil couché dans la plaine de Caen, je les ai revus, parfois de très loin et qui n’étaient que comme deux fleurs peintes sur le ciel, au-dessus de la ligne basse des champs . Mais parfois aussi, d’un peu plus près et déjà rattrapés par le clocher de Saint-Pierre, semblables aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité ; et tandis que je m’éloignais je les voyais timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches essais et trébuchements maladroits de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire délicieuse et résignée, et s’effacer dans la nuit. Je commençais de désespérer d’arriver assez tôt à Lisieux pour être le soir même chez mes parents, qui heureusement n’étaient pas prévenus de mon arrivée.
Quand vers l’heure du couchant nous nous engageâmes sur une pente rapide au bout de laquelle, dans la cuvette sanglante de soleil où nous descendions à toute vitesse, je vis Lisieux qui nous y avait précédés… La ville relevait et disposait à la hâte ses maisons blessées, ses hautes cheminées teintes de pourpre ; en un instant tout avait repris sa place et quand quelques secondes plus tard nous nous arrêtions au coin de la rue aux Fèvres, les vieilles maisons, dont les fines tiges de bois nervuré s’épanouissent à l’appui des croisées en têtes de saints ou de démons, semblaient ne pas avoir bougé depuis le quinzième siècle. Un accident de machine nous força de rester jusqu’à la nuit tombante à Lisieux. Avant de repartir je voulus revoir à la cathédrale quelques-uns des feuillages dont parle Ruskin, mais les faibles lumignons qui éclairaient les rues de la ville cessaient sur la place où la cathédrale était presque plongée dans l’obscurité.
Je m’avançais pourtant, voulant au moins toucher de la main l’illustre futaie de pierre dont le porche est planté et entre les deux rangs si noblement taillés de laquelle défila peut-être la pompe nuptiale… Celle d’Henri II d’Angleterre et d’Eléonore de Guyenne, bien sur. Mais au moment où je m’approchais d’elle à tâtons, une subite clarté l’inonda ; tronc par tronc les piliers sortirent de la nuit, détachant vivement en pleine lumière sur un fond d’ombre le large modelé de leurs feuilles de pierre. C’était le préposé mécanicien, ingénieux et intrépide conducteur du monstre, qui, envoyant aux vieilles sculptures le salut du présent dont la lumière ne servait plus qu’à mieux lire les leçons du passé, dirigeait successivement sur toutes les parties du porche, à mesure que je voulais les voir, les feux des phares.
Et quand je revins vers le Hot Rod je vis un groupe d’enfants que la curiosité avait amenés là et qui, penchant sur les phares leurs têtes dont les boucles palpitaient dans cette lumière surnaturelle, recomposaient ici, comme projetée de la cathédrale dans un rayon, la figuration angélique d’une Nativité. Quand nous quittâmes Lisieux il faisait nuit noire ; l’intrépide conducteur/mécanicien avait revêtu une vaste mante de caoutchouc et coiffé une sorte de capuche qui, enserrant la plénitude de son jeune visage imberbe, le faisait ressembler, tandis que nous nous enfoncions de plus en plus vite dans la nuit, à quelque pèlerin ou plutôt à quelque gourou de la vitesse. De temps à autre sainte Cécile improvisant sur un instrument plus immatériel encore, il touchait quelques boutons et tirait un des jeux de ces orgues cachées dans l’automobile qu’il nommait échappements.
J’en remarquais la musique, pourtant continue, qu’à ces changements de vitesse ; musique pour ainsi dire abstraite, tout symbole et tout nombre, et qui fait penser à cette harmonie que produisent, dit-on, les sphères, quand elles tournent dans l’éther. Mais la plupart du temps il tenait seulement dans sa main sa roue de direction. On l’appelle volant, c’est amusant, c’est assez semblable aux croix de consécration que tiennent les apôtres adossés aux colonnes du chœur dans la Sainte-Chapelle de Paris, à la croix de saint Benoît, et en général à toute stylisation de la roue dans l’art du moyen âge. Il ne paraissait pas s’en servir tant il restait immobile, mais la tenait comme il aurait fait d’un symbole dont il convenait qu’il fût accompagné : ainsi les saints, aux porches des cathédrales, tiennent l’un une ancre, un autre une roue, une harpe, une faux, un gril, un cor de chasse, des pinceaux.
Mais si ces attributs étaient généralement destinés à rappeler l’art dans lequel ils excellèrent de leur vivant, c’était aussi parfois l’image de l’instrument par quoi ils périrent. Oh Dieu, puisse le volant de direction du jeune mécanicien qui me conduit rester toujours le symbole de son talent plutôt que d’être la préfiguration de son supplice ! Nous dûmes nous arrêter dans un village où je fus pendant quelques instants pour les habitants ce « voyageur » qui n’existait plus depuis les chemins de fer et que le Hot Rodding a ressuscité, celui à qui la servante dans les tableaux flamands verse le coup de l’étrier, qu’on voit dans les paysages de Cuvp s’arrêtant pour demander son chemin, comme dit Ruskin, « à un passant dont l’aspect seul semble indiquer qu’il est incapable de le renseigner », et qui dans les fables de La Fontaine chevauche au soleil et au vent, couvert d’un chaud balandras à l’entrée de l’automne.
Quand la précaution au voyageur est bonne, ce « cavalier » qui n’existe plus guère aujourd’hui dans la réalité et que pourtant nous apercevons encore quelques Gaulois qui galopent à marée basse au bord de la mer quand le soleil se couche (sorti sans doute du passé à la faveur des ombres du soir), faisant du paysage de mer que nous avons sous les yeux une « marine » qu’il date et qu’il signe, petit personnage qui semble ajouté par Lingelbach , Wouwermans ou Adrien Van de Velde, pour satisfaire le goût d’anecdotes et de figures des riches marchands de Harlem amateurs de peinture, à une plage de Guillaume Van de Velde ou de Ruysdael. Mais surtout, de ce voyageur, ce que le Hot Rodding nous a rendu de plus précieux c’est cette admirable indépendance qui le faisait partir à l’heure qu’il voulait et s’arrêter où il lui plaisait.
Tous ceux-là me comprendront que parfois le vent en passant a soudain été touché du désir irrésistible de fuir avec lui jusqu’à la mer où ils pourront voir, au lieu des inertes pavés du village vainement cinglés par la tempête, les flots soulevés, lui rendre coup pour coup… Et rumeur pour rumeur ; tous ceux surtout qui savent ce que peut être, certains soirs, l’appréhension de s’enfermer avec sa peine pour toute la nuit, tous ceux qui connaissent quelle allégresse c’est, après avoir lutté longtemps contre son angoisse et comme on commençait à monter vers sa chambre en étouffant les battements de son cœur, de pouvoir s’arrêter et se dire : « Eh bien ! non, je ne monterai pas ; qu’on fasse les pleins, qu’on apprête le Hot Rod », et toute la nuit de fuir, laissant derrière soi les villages où notre peine nous eût étouffé, où nous la devinons sous chaque petit toit qui dort, tandis que nous passons à toute vitesse, sans être reconnu d’elle.
Hors de ses atteintes, le Hot Rod s’est arrêté au coin d’un chemin creux, devant une porte feutrée d’iris défleuris et de roses. Nous étions arrivés à la demeure de mes parents. Le mécanicien donne de la trompe pour que le jardinier vienne nous ouvrir. Cette trompe dont le son nous déplaît par sa stridence et sa monotonie, mais qui pourtant comme toute matière peut devenir beau s’il s’imprègne d’un sentiment. Au cœur de mes parents il a retenti joyeusement comme une parole inespérée… « Il me semble que j’ai entendu… Mais alors ce ne peut être que lui ! »… Ils se lèvent, allument une bougie tout en la protégeant contre le vent de la porte qu’ils ont déjà ouverte dans leur impatience, tandis qu’au bas du parc la trompe dont ils ne peuvent plus méconnaître le son devenu joyeux, presque humain, ne cesse plus de jeter son appel uniforme.
C’est comme l’idée fixe de leur joie prochaine, pressant et répété comme leur anxiété grandissante. Et je songeais que dans Tristan et lsolde (au deuxième acte d’abord quand Isolde agite son écharpe comme un signal, au troisième acte ensuite à l’arrivée de la nef) c’est, la première fois, à la redite stridente, indéfinie… Qui plus est de plus en plus rapide de deux notes dont la succession est .quelquefois’ produite par le hasard dans le monde inorganisé des bruits ; c’est, la deuxième fois, au chalumeau d’un pauvre pâtre, à l’intensité croissante, à l’insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l’expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l’âme humaine. Voilà, j’en ai terminé, je signe : Marcel Proust…
Lorsque Marcel Proust nous introduit dans son passé uchronique et dessine une image mélancolique du moderne des années 1900, il y inclut également les traces de bouleversements techniques lourds de conséquences : là où roulaient autrefois encore de somptueux équipages, circulent maintenant de vulgaires automobiles, conduites non plus par un cocher prestigieux, mais par un « mécanicien moustachu »… Les moyens de communication modernes, qui sont actuellement dépassés par les ordinateurs et le numérique, étaient alors le téléphone, le télégraphe et la photographie argentique. Ces « nouveautés » jouent un rôle très important dans les romans de Marcel Proust, non seulement parce qu’elles sont un signe des temps, les manifestations spectaculaires d’une réalité qui change de plus en plus vite, en tant que nouveaux moyens de simulation et d’accélération et conditions techniques d’une expérience de la réalité toujours plus fugitive, elles représentent concrètement un défi à une conception d’une réalité poétologique post-romantique de l’imagination, qui s’enflamme aux charmes de la mise en perspective et de la fugacité qui raconte le cheminement de certitudes tardives qui laisse ouvertes une multitude de questions relatives au temps perdu.
Ce contraste est particulièrement frappant dans les scènes consacrées à l’automobile, où se reflètent, comme dans un miroir ardent, double structure et double genèse. Dans sa longue confrontation avec l’automobile, Proust livre la vision profondément ambivalente de la fugacité moderne, romantisée à rebrousse-poil, comme véhicule de la conservation du souvenir tout en étant le renouvellement de la perception et de l’imagination. Ce faisant, Proust prend ses distances vis-à-vis du culte inconditionné que ses contemporains littéraires vouent à la vitesse ainsi que vis-à-vis de ses propres débuts littéraires. L’automobile comme véhicule du souvenir de la fugacité. L’odeur de pétrole résume les paysages parcourus, non pas pour en faire un tout durable et inoubliable, elle évoque au contraire le spectacle de son changement perpétuel, une impression ponctuelle chassant l’autre, fait surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu’elle est tout aussi bien. L’individualité essentielle cède le pas à la multiplicité des perspectives. L’ambivalence de l’automobile comme véhicule de la perception et de l’imagination, transforme de simples midinettes en Déesses, descendues de l’Olympe. Rien d’étonnant donc à ce que Marcel Proust, emporté dans la voiture qui roule, formule une poétique radicalement impressionniste.
Elle est inspirée des tableaux d’Elstir, selon laquelle toute beauté résulte du regard, et non pas de l’objet lui-même. Mais, par ailleurs, l’automobile permet aussi de mesurer la multiplicité infinie des tentations possibles comme véhicule de la critique intertextuelle… On peut résumer la confrontation de Proust avec l’automobile par de l’enthousiasme esthétique et simultanément une déception épistémologique qui se mêlent sans cesse… Nous vivons selon le mantra de la croissance constante et sans fin, un mode de vie associé au progrès, à la prospérité et au confort. Nous pensons que sans croissance constante, le monde sombrerait dans la récession et les gens s’appauvriraient. Une croissance constante exige une performance toujours plus élevée. Dans ce contexte, le jeu est en quelque sorte le dernier lien entre la passion et la performance, qui, dans le feu de l’optimisation permanente des processus et des objets de travail, jusqu’à la perfection de son propre corps, s’éloignent de plus en plus. Le langage nous indique la direction que prend la société. « Nous devons devenir plus professionnels » ou « nous devons rester objectifs » sont des expressions courantes que l’on utilise souvent de nos jours sans vraiment penser au fait que ce manque d’émotion peut aussi avoir des conséquences désastreuses, en affaiblissant l’humanité qui est en nous.
Quelqu’un veut-il vraiment vivre dans un monde où seules les machines sont aux commandes ? Nous agissons déjà comme des machines, nous divisons la société en moins performants et plus performants, nous parlons fièrement des plus performants comme si les gens étaient des aspirateurs. La joie de s’oublier dans une activité, le plaisir de travailler sur une tâche, de devenir plus rapide et plus intelligent que les autres – tout ce qui est ludique est ignoré. Les experts mettent en garde : si la performance est jugée à sa valeur d’échange – en d’autres termes, si la performance est une spéculation – alors la passion est jugée à sa valeur d’usage. Je suis fermement convaincu qu’un projet ne peut réussir que si performance et passion sont combinées dans les bonnes proportions, si le travail est à la fois ludique et contrôlé. Mais nous ne pouvons pas compter uniquement sur le jeu. Il y a quelques années, en 1994, le mathématicien américain John Nash a reçu le prix Nobel d’économie pour ses contributions à la théorie des jeux, qui prétendait déjà à l’époque pouvoir prévoir ou programmer presque tous les processus et excès du monde, de la guerre nucléaire aux introductions en bourse en passant par les transactions boursières. Sa théorie supposait que le comportement rationnel dans toutes les situations pouvait être déterminé avec une précision mathématique.
Au fil du temps, la théorie des jeux a donné naissance à un bouquet coloré de nouveaux domaines, notamment de nouveaux concepts d’évolution en biologie ou de jeu éducatif en tant qu’école de pensée distincte et progressiste. Nash était capable d’expliquer toutes sortes de choses, à l’exception de son propre comportement. Il a souffert de schizophrénie pendant trente ans, était convaincu qu’il y avait plusieurs complots contre lui et envoyait des explications de ses délires sauvages aux ambassades et à ses amis. Les lettres décousues étaient soigneusement emballées dans du papier d’aluminium, décorées de portraits découpés de Lénine et de tickets de tramway tamponnés. Il faut jouer avec prudence. C’est comme la vie : dangereux, risqué, qui peut se terminer fatalement à tout moment. Il était était inarrêtable. « Non, ici et maintenant ! Il ne faut pas briser la séquence de chance ! » disait-il, et résolument il se dirigeait vers la table de roulette la plus proche. Sans argent et sans espoir de vengeance. Il s’ennuyait beaucoup. Nous ne nous sommes pas revus depuis. L’année dernière, il est mort du diabète. Parfois, j’imagine qu’il est maintenant assis sur un nuage et joue aux échecs avec Dieu. Et Dieu est nu…