À force de multiplier les rôles, on finit par être quelqu’un d’autre…
Au coeur d’un village situé sur le flanc d’une colline d’un bout du monde que les brumes d’automne masquaient de leurs espoirs malsains, juste pour priver la région ou je me trouvais échoué, d’un été indien…, je distinguais vaguement en contrebas, depuis la terrasse délabrée du seul misérable hôtel de cette région ou l’on m’avait assigné une table…, quelques vieilles et laides femmes expliquant les fameux “massages aquatiques” à quelques touristes égarés, dans ce qu’elles présentaient comme les “Thermes” qu’un empereur romain, il y a quelques 2000 ans, ne reniait pas entre deux orgies…, tandis que des patibulaires locaux devisaient entre-eux en me regardant droit dans les yeux, comme pour mieux asseoir leur autorité.
A 1.800 mètres d’altitude, le décor était planté…, j’étais mal barré !
C’était dit.
Le plus téméraire de cette bande de vieux mafieux, m’avait alors accosté pour me dire, en agitant ses mains : “Il ne faut quand même pas vous branler la tête à croire ce que radotent ces vieilles mégères. C’est tout et n’importe quoi pour recevoir quelques piécettes”…
Il a continué dans un monologue en forme de coup de gueule : “Dit comme ça, ça va vous sembler violent, mais quand vous saurez de quoi je veux causer, vous associerez votre voix à ma litanie : Pourquoi n’y a-t-il plus moyen de trouver sur le marché des cuisinières avec four électrique normal ?”…
Pouvais-je dès lors penser et me demander, avec davantage de délicatesse et de réserve que nu derrière un rideau de douche, là…, alors qu’un arc-en-ciel se levait en cette fin de journée de dimanche…, que depuis le funeste jour de la veille où j’avais versé sur le flanc de mes désillusions par un coup de coude du destin…, les occasions risquaient d’être rares par la suite, de copuler avec autant d’ardeur…
Mais pour le reste ?
Pour le reste, j’attendais…, immergé dans mes envies et, surtout, impliqué jusqu’au menton dans diverses contradictions, dès lors que je m’exposais sexuellement depuis plusieurs années…
Le destin, à mon secours, allait sûrement rameuter toutes les hordes de harpies lubriques pour les inciter à explorer ma sexualité…, d’ailleurs, à deux reprises, dans le bref laps de temps ou ce curieux loustic avait commencé à me débiter ses bêtises…, des hurlements de joie à me voir sans nul doute prochainement livré à leur soif de débauche, avaient soulevé les rondelles de concombres déposées dans une assiette, sur la table ou je me trouvais, presque effondré…
En marge de ce délire, je n’aurais jamais imaginé qu’au cours du temps passant, dans le désarroi de ma stupeur…, les paramètres les plus exigeants m’étaient promis.
“Pourquoi n’y a-t-il plus moyen de trouver sur le marché des cuisinières avec four électrique normal ?”… m’a-t-il redemandé…
Je l’ai dévisagé comme un Bantou regarderait un oeuf cubique… et n’ai pu lui répondre que sans nul doute, ce type de four était monté tel quel d’usine…, mais que je n’en avait strictement rien à f…
Le vieux mafiosi, de son coté, continuait sans désemparer : “Quand je dis normal, je veux dire ‘dépourvu d’une soufflerie qui se met en route quand vous éteignez le four, juste pour le faire refroidir plus rapidement’… Pourquoi ? juste pour m’emmerder ? Je ne peux pas y croire. Je suis trop petit pour justifier une infamie de cette ampleur. le problème de cette soufflerie est qu’elle fait du bruit pendant à peu près une heure après s’être enclenchée au moment ou on éteint le four. Le silence revient au moment ou on va servir le café, ce qui signifie que les invités sont obligés de manger le plat principal, le fromage et le dessert, dans une ambiance de piste de décollage d’aéroport à succès ! Autre problème de ce type de fours calamiteux : il n’y a pas moyen de renoncer à ce refroidissement préprogrammé…, il est inscrit dans les gènes de l’appareil”…
Pas découragé, il m’a rétorqué : “Ce que j’aimerai comprendre, c’est l’intérêt d’une telle fonction”…
J’étais bouche bée…
Je lui ai dit que j’avais été un des premiers à applaudir l’arrivée des broches tournantes, de la chaleur pulsée, de l’horloge intégrée permettant de différer la mise en route, ainsi que de la fonction “autonettoyant”…, mais que j’ignorais qu’il existait des fours avec refroidissement accéléré…
“Ça ne sert à rien”…, a-t-il hurlé…, “Qu’on laisse les fours se refroidir comme ils veulent ! Ça fait des millénaires que les fours se refroidissent à leur rythme, sans faire c… personne, alors pourquoi a-t-il fallu que l’inventeur de cette connerie, soit notre contemporain ? Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ? Un four nous est utile quand il chauffe, quand il est chaud et basta ! Une fois qu’on a retiré le rôti, le gratin ou la tarte, il ne nous est plus utile, qu’il soit chaud, tiède ou froid ! Alors qu’on le laisse refroidir en paix !”…
Et si, après tout, les bonnes familles, dont un des membres est un chef mafiosi obnubilé par les fours auto-refroidissants, n’étaient pas meilleures que les autres ?
Avec leurs intrigues, leurs fractures et leurs dissidences qui ressurgissent et s’enchevêtrent au cours de repas dominicaux où, l’appétit et la rancune aidant, les convives finissent par se manger entre eux.
Comme beaucoup d’autres, je n’échappais pas à la règle de ces petits riens qui dégénèrent en un grand tout, à partir du moment où cohabitent plus de deux générations.
Membre de ce que l’on appelait “Le site”, ce que j’avais vécu comme un injuste châtiment…, le temps aidant, la vindicte se dilua… et une sorte d’amnistie s’installa progressivement entre tous et toutes, particulièrement une…
Du coup, des centaines de membres, surtout membresses, appartenant à la diaspora, ne purent que constater l’étendue des dégâts et tenter de reconstruire ce qui pouvait l’être.
Avec, plus précisément, chaque année, un rendez-vous sexuel à l’hôtel miséreux ou je me trouvais…
Certains (certaines aussi) se sont lancés le défi de revivre…, d’autres se sont définitivement accommodés de leur statut…, avec un point de chute commun…
A l’époque ou ces faits anecdotiques se sont déroulés, nul ne savait encore qu’ils constitueraient un ensemble d’éléments inexplicables d’une invraisemblable saga…, avec pour point d’orgue une nouvelle fracture sexuelle d’une violence inouïe !
Une subite éruption d’envies virant à la folie…
Au milieu de ce carnage, alimenté par une surexposition médiatique aux conséquences incontrôlables, une femme de ce passé lointain (plus de dix ans), avait joué un rôle équivoque…
Et voilà qu’elle est alors apparue dans mon champ de vision…
Comme si de rien n’était…, elle est venue s’asseoir à coté de moi…
Elle a renvoyé le vieux délabré se faire voir plus loin, ailleurs… et, mettant sa main gauche sur ma cuisse droite, s’est mise à parler : “Je souffre en silence pour mon rôle de victime expiatoire, tant les dégâts collatéraux n’ont rien laissé intact… Cela a duré au jour le jour, en étant constamment entre le marteau et l’enclume, un calvaire”, m’a-t-elle avoué dans un sanglot… “J’ai vécu tout cela en direct…, et je ne le souhaite à personne”…
Elle semblait cantonnée ici au rôle de vendeuse d’esbroufe, ex-belle plante de night-clubs.
Bref, sous les dehors faisandés d’une ex-jeune femme insouciante, elle n’était vraiment pas taillée pour un rôle d’assainisseuse-jouisseuse.
Mais à force de culot et de persuasion, elle y parvint : “Au début, le regard des gens a progressivement changé lorsque j’ai affiché publiquement mon amour lesbien. Tout le monde était ébahi”…
Au fil des mois, elle a commencé à devenir de plus en plus interventionniste, jusqu’aux excès caricaturaux des derniers moments…, avec son invective envers moi, accusé d’avoir copulé avec sa compagne…
Délaissant son job d’enquêtrice, elle a fini, un beau jour, par être elle-même intriguée par la médiatisation de son histoire d’amour ce à quoi elle ne s’attendait pas…
C’est à ce moment que la situation a commencé à se dégrader…
En ce qui me concerne, j’ai beaucoup souffert de cette lente déliquescence, avec la situation sexuelle que cela suppose…
Il m’a pratiquement fallu assurer un redémarrage complet.
Avec le recul, après ces évènements, je me suis rendu compte que j’avais vraiment tout appris dans les coins obscurs et les couloirs glauques de diverses antichambres.
Le retour à la réalité se fit dans la douleur… et dans la rumeur aussi.
Cet intraitable idiote m’avait mis au bord de la rupture.
Notre amante commune, elle, savait déjà que celle-ci était consommée.
Mais cette fois, elle naviguait dans une toute autre dimension, avec des paramètres parfois incontrôlables sur le plan émotionnel !
Quant à moi, je m’étais enfin rendu compte de cette impasse !
Mais, alors que les cancans allaient bon train, la tête pensante de cette affaire, celle qui avait consacré ses nuits à l’élaboration de ce projet, s’est habilement retranchée derrière son air de ne pas y toucher : “Je suis naturellement discrète et je n’éprouve pas le besoin que tout cela soit connu par le monde entier”, m’a t-elle expliqué à la table que j’occupais à la terrasse de l’hôtel…, “Durant toutes ces années, on m’a souvent sous-estimée et j’ai tout aussi souvent laissée dire en n’en pensant pas moins. A la limite, la plupart du temps, ça m’arrangeait car je jouais pour mieux manœuvrer comme je le désire. Il faut toujours se méfier des femmes en manque. L’histoire regorge de faits semblables”...
Cela ouvrait un nouveau chapitre auquel je ne m’attendais pas.
Ce qui, inévitablement, a propulsé sur la table la question de la trahison…
“On n’est pas du tout sur ce terrain là”, a-t-elle plaidé sans me convaincre totalement.
Voilà donc que je me retrouvais intronisé par les événements en grand sage…”Laissons tomber ce vaudeville qui appartient au passé”, a-t-elle alors balayé… “Tout cela est pour moi comme une bénédiction et une remise en place. C’est un peu cucul à dire, mais Ana et moi, on forme un vrai couple. Le lien n’a jamais été distendu entre nous : il n’en est que plus fort aujourd’hui. On est reparties !”…
L’enthousiasme étant communicatif, j’espérais donc me réinstaller…
Notre amante commune est alors arrivée tel un courant-d’air survolant les marches menant à la terrasse où se déroulait cet entretien…, une guerrière, avançant d’un pas batailleur, juchée sur les plus improbables des escarpins, écrasant tout sur son passage, vêtue de n’importe quoi.
Cette amazone en haut-talons, portait du Versace de tulle et de dentelles, les broderies dévorant le bas de sa micro-robe en soie froissée et vaporeuse qui se lézardait juste où il fallait pour troubler…
Tandis que l’une jouait la sobriété telle une belle androgyne à l’allure d’un Charlot hyper chic : veston de soie légère étriqué sur pantalon transparent et bouffant…, l’élégance de l’autre était inattendue.
La force, parfois, est là…, dans la légèreté.
Telle qu’elle.., cette héroïne éternelle, à la fois classieuse et excentrique…, avec sa spontanéité artificielle et ses répliques vives…., s’est laissée aller à se confier, la voix rauque…, en allumant une cigarette américaine : “Du tabac comme avant, pas avec toutes ces mierdas qu’on a ajouté”…, a-t-elle sourit.
Alors, la fumée expulsée, elle a pu se confier…, en français, avec des zestes d’espagnol : “Tout le monde était concerné, its’int, ce n’était pas limité à quelques happy few. Vi, vi…, c’était une respiration immense après dix années de ceinture. Avec toi ce une ère d’intense créativité sexuelle. Well, à l’époque, je vivais la moitié de mon temps en Espagne. C’était très intense. Je ne regarde pas souvent en arrière. Par peur de ne pas voir le trou devant, n’est-ce pas ? Mais avec toi, c’était ma trentaine, assez folle. J’en avais marre des drames. Ma relation à Montpellier, je la cachais, c’était un mélodrame, une tragicomedia, un mélange des genres. Cela m’amusait beaucoup, cela parlait de trucs terribles mais de façon décalée. C’était parfait… Au fond peut-être que je n’étais pas encore assez mûre pour le comprendre. Pour tout comprendre, d’ailleurs. Avec toi, le mode d’emploi était un peu compliqué : il fallait toujours te surprendre. Quand notre histoire a commencé, j’avais quand même un poquito de experiencia. Intenso”…
Jolie et attendrissante comme un petit cœur en massepain, elle m’émouvait.
Non pas le lumen du désir qui sommeille en tout homme…, quelque chose de plus profond…, qui naît de la nostalgie qu’a l’automne lorsqu’il regarde un printemps qui ne veut pas savoir que l’hiver existe.
Avec son sourire à manger des mandarines, elle me semblait être à ce point de sa carrière où les joies du présent font croire que les angoisses de demain sont surmontables.
Puisqu’il nous faut toutes et tous vivre en cage, elle avait décidé de la construire elle-même, en forme de justifications…, se reliant ainsi directement à son enfance, car elle savait qu’une vie d’adulte ne sert qu’à tenter de réaliser les rêves qu’on a eu… et qu’à 10 ans, tout est dit, inventé, formulé, presque figé…
Si l’on ne réussit pas cela, on n’est rien, on meurt avant de mourir.
Le secret de la vie est là.
La dignité humaine ne consiste-t-elle pas à offrir les espérances achevées aux fantômes du passé.
Avec le risque que celui-ci trouve le cadeau moche, les songes inaboutis, abîmés par la grande personne que la vie a façonnée… et le fasse savoir en quittant le corps et l’esprit usés par le temps…
“Je suis partie habiter la moitié de mon temps en France, à Montpellier, en 2001. Je me suis ensuite installée à Paris pour vivre notre histoire d’amour. Mais j’ai continué à revenir en Espagne et surtout à Montpellier… J’ai par après travaillé à peu près partout en Europe, très peu aux États-Unis parce que ce n’était pas trop mon truc. Il y a une richesse incroyable en Europe, un décalage, des contrastes énormes aussi. J’ai travaillé aussi en Suède, puis en Macédoine. Ils n’ont pas la même religion, ils sont orthodoxes, c’est très différent. Mais voilà, cette géographie fait partie de mon ADN, je ne sais pas pourquoi. Tu vois, l’Europe me fascine par sa richesse de tout, par ses langues, ses histoires multiples, ses différences. De toute façon, je me sens bien dès qu’il y a de l’inconnu, du nouveau, du décalage, dès que l’on sort de la réalité plombée. J’ai l’obligation d’être heureuse là où je suis. Partout. Je suis plurielle, ouverte, mais aux États-Unis, je suis malheureuse. Et j’ai mal à l’estomac. Ils bouffent trop mal… J’ai de l’acidité dans l’estomac. Au bout d’une semaine, je ne prends plus que le petit-déjeuner, je perds du poids. Même leur café, il est mauvais ! Pour trouver un petit expresso sympathique, il faut faire des kilomètres. On n’a pas le même sens de l’humour non plus. J’ai du mal à raconter des blagues et à les faire se marrer. Je les trouve très kitsch en plus… En Europe, il y a un patrimoine commun au-delà de la diversité. Europa es une cruzeira de caminos ! Nous avons tous du sang venu d’ailleurs… Well, well… Je suis une privilégiée de la vie et je le sais. Je ne peux pas râler, moi. Plus que jamais. Je fais un travail que j’adore, qui fait du bien aux gens, qui me permet d’échapper à la cruda realidad, de vivre un autre monde, de sortir de la routina… Avec mes fictions, j’arrive à vivre d’autres vies, à être d’autres femmes, à sentir ce qu’elles ressentent. C’est mieux que d’aller chez le coiffeur, ça… Tu te donnes des vacances. Tout ce que tu trouves, tout ce que tu manges, tout ce que tu décides. Tu comprends ? Vi ? Après, cela je pars, je te donnerai de mes nouvelles. Chaque personne a une vision différente, prend ce qui t’arrange. Que d’émotions ! Adieu… Kissssssssssss”…
Comme un caméléon, elle continuait donc de se colorier de la couleur du décor qu’elle créait…
C’était impossible qu’il en soit autrement !
On ne peut pas toujours faire les mêmes histoires…
Les choses prennent du temps…
C’est comme une bouteille à la mer, oui…, on la jette et parfois, dix ans après, il se passe quelque chose…, il n’y a plus tellement de questions, ce sont les réponses qui tombent.
C’est par rapport à ce que l’on est…, à force de multiplier les rôles, on finit toutes et tous par être quelqu’un d’autre…