Big Brother…
Sommes-nous aussi coincés et procéduriers au regard de notre vie privée que la société de nos grands-parents l’était en matière de sexualité ?
Dit autrement : “Assiste-t-on aux prémices d’un bouleversement similaire, d’un point de vue identitaire, à celui de la révolution sexuelle ?”…
L’absence de pudeur des “natifs du numérique” (traduction de “digitals natives”, le surnom donné à ceux qui ont grandi environné de technologies de l’information), serait comparable à l’attitude désinhibée avec laquelle les jeunes des années 60-70 abordaient la sexualité : “Au début, les gens avaient très peu d’inhibitions, et adoptaient des pratiques très risquées. Nous en sommes un peu à ce stade, en matière de partage de données. Avec le temps, les gens ont appris que ce n’était pas sans danger”…
Ce qui n’a pas empêché la libération sexuelle d’avoir lieu, et de profiter, in fine, à l’ensemble de la société.
On peut facilement comprendre que des gens dont le métier est d’agréger des données personnelles militent pour un changement de comportement vis-à-vis de la notion de vie privée… et cherchent à faire accepter l’idée que la population n’a rien à en craindre, mais tout y à gagner.
Cette précaution prise, leur question fait-elle pour autant sens ?
Récemment j’ai appris que si un mineur sur cinq fait effectivement l’objet d’avance sexuelle via l’internet (une proportion tombée de 19 à 13% entre l’an 2000 et 2006), 90 % de ces “avances” sont le fait de personnes du même âge.
Ces avances relèveraient, pour l’essentiel, de plaisanteries, mais feraient aussi de plus en plus partie du “nouvel ordre” amoureux : aux Etats-Unis, un adolescent sur cinq… et un jeune adulte sur trois, ont ainsi déjà envoyé des photos ou vidéos d’eux-mêmes, nus ou à moitié nus, par l’internet ou le téléphone mobile.
En France, un rapport parlementaire avançait il y a peu que de nombreux collégiens n’iraient plus aux toilettes de peur d’y être photographiés.
Et les 3/4 des jeunes Américains sondés (appréciez ce double sens inattendu !), reconnaissent qu’envoyer des contenus sexuellement suggestifs “peut avoir des conséquences négatives sérieuses”, d’autant qu’ils savent (à 44 %) que ces contenus peuvent être partagés avec d’autres personnes que les premiers destinataires.
En tout état de cause, le jeu en vaudrait la chandelle : les éventuels dommages collatéraux que permettent ces technologies, complètement intégrées dans leurs vies, ne leur font pas plus peur que l’utilisation de la voiture, pourtant bien plus mortelle, n’effraie leurs parents.
La peur de la géolocalisation, c’est un truc de vieux ? : “La géolocalisation en temps réel, c’est un truc qui fait un peu peur à tout le monde. Et pourtant, vous n’y échapperez pas. Surtout vos enfants. Car cette technologie est déjà bien avancée et il n’y a aucune raison que les plus jeunes n’y trouvent pas une utilité sociale”…
Tout de suite, tout le monde a pensé à un aspect positif (savoir où est son môme) avant de verser dans la parano tendance espionnage (votre femme/mari/amante/amant/employeur/client) sait où vous êtes et éventuellement où vous n’êtes pas censé être !
Comme s’il était “normal” de pouvoir géolocaliser son enfant, alors qu’il ne le serait pas de le faire entre adultes. Comme si les “natifs du numérique” avaient complètement intégré le fait de pouvoir, en tout temps et tout lieu, être surveillé par une technologie.
Loin de percevoir ces “surveillances” comme une atteinte potentielle à leur vie privée, la nouvelle génération des 16/20 ans se focalise sur l’utilité sociale, et les bénéfices, que d’autres d’abord, et eux ensuite, pourraient en tirer.
Plus précisément, ces jeunes estiment que si les “plus vieux” sont choqués, c’est justement parce qu’ils sont “vieux“, que ces technologies font partie de leur vie, qu’ils ont grandi avec, qu’elles ne leur posent pas de problèmes et que les “vieux” devraient s’y adapter.
Le parallèle avec la révolution sexuelle s’arrête là.
Au siècle dernier, les jeunes et notamment les femmes, dénonçaient les tabous et carcans de la société, et voulaient plus de libertés.
Aujourd’hui, les natifs du numérique ne militent pas “contre“, mais “pour” : ils vont dans le sens du vent, non seulement de ceux qui font profession de nous “profiler“, mais aussi de ceux qui prônent les notions de bien commun et de partage des données, pour une redéfinition de la notion de propriété tel qu’on le voit à l’oeuvre avec la culture du “Libre” (créative commons, logiciels libres).
Car ceux que perturbent l’idée de voir leurs enfants (ou salariés, collègues, amis) être ainsi “espionnés” pointent surtout le risque de “contrôle à distance, de conformisme anticipatif (et) d’incitation à l’autocensure”… qu’induit ce maillage et cette interconnexion de données !
Le propre des normes modernes, et c’est ce qui caractérise le passage progressif de la société disciplinaire à la société de contrôle, est que ce sont les individus qui doivent s’imposer eux-mêmes non seulement le respect, mais l’adhésion aux normes. Le pouvoir prend, dans la société moderne, la forme d’offres de services ou d’actions incitatives bien plus que de contraintes.
A poil sur l’Internet, et de manière militante !
C’est l’Internet qui doit s’adapter à notre condition naturelle, pas l’inverse.
A quoi sert la nature si l’on ne peut pas aller y batifoler à son aise ?
A quoi sert le réseau si l’on ne peut pas y apprendre et rêver sans menaces (celles de la surveillance généralisée, du marketing, du regard d’autrui) ? ??
Les naturistes numériques n’entendent rien protéger de leur intimité physique ou numérique.
Ils veulent nager nu et librement dans l’immensité du réseau.
Ils veulent ressentir chaque vibration de la toile sans filtre et sans peur.
A ceci près que le problème des naturistes, ce n’est pas d’être nu, mais la façon qu’ont certains de les regarder, notamment ceux qui restent habillés.
Nombreux sont ceux qui, utilisant des espaces protégés des regards extérieurs (communautés virtuelles semi-fermées, profils Facebook à accès restreint, etc.) s’ébattent depuis longtemps sur le Net, en toute liberté, et y échangent photos, vidéos et messages persos sans craindre de les voir exposés au tout venant.
Mais plus nombreux encore sont ceux qui s’épanchent sans se protéger, s’exposant au risque de se voir licenciés, non recrutés ou humiliés pour des propos ou photos considérés, à tort ou à raison, comme déplacés.
Le naturisme se définit comme : “une manière de vivre en harmonie avec la nature, caractérisée par la pratique de la nudité en commun, ayant pour but de favoriser le respect de soi-même, le respect des autres et de l’environnement“.
La notion de respect de l’autre, et de soi-même, est fondamentale.
Or, confrontée à un regard extérieur, non préparé, non conscient des enjeux, et des règles, qui prévalent en la matière, la nudité peut choquer, ou être détournée de son objet initial.
De même que le naturisme n’est pas une incitation au voyeurisme, mais une liberté que certains, dans des espaces-temps bien précis (chez eux ou dans des “clubs” prévus à cet effet essentiellement), font le choix de vivre et d’assumer, et que l’on ne saurait contraindre tout un chacun à vivre nu, en tout lieu et tout le temps, la transparence devrait rester un droit, une possibilité, pas une obligation, encore moins une contrainte.
C’est non seulement une atteinte à l’intimité, mais cela peut aussi être vécu comme une provocation par ceux qui se contentent de regarder, et une humiliation par ceux qui se retrouvent ainsi “mis à nu” par des étrangers.
Ceux qui n’hésitent pas à adopter, et utiliser, les technologies qui minent l’ancien modèle de vie privée ont énormément à apprendre à ceux qui craignent de voir leurs mouvements, habitudes alimentaires, amitiés et manière de consommer les médias être accessibles à tous.
Les utilisateurs de Twitter, Tumblr et autres outils de réseaux sociaux partagent plus de données, avec plus de gens, que le FBI de Hoover, ou la Stasi, n’auraient jamais pu en rêver.
Et nous le faisons de notre propre chef, espérant pouvoir en bénéficier de toutes sortes de manières.
Des détectives privés, récemment réunis en congrès, semblent du même avis, et semblent largement profiter de ce naturisme numérique : “Facebook est très efficace, bien plus utile que les fichiers policiers comme Edvige. La Cnil ne nous met pas des bâtons dans les roues. Les gens racontent toute leur vie en détail. Et le plus fou : les informations sont exactes, la plupart ne mentent même pas”…
A ceci près que Edvige stocke par principe de soupçon, sans nous demander notre avis… alors que les individus en réseau font des mêmes informations “sensibles” (et de bien d’autres qui le sont souvent moins) un usage stratégique, pour se construire eux-mêmes dans la relation aux autres, pour apparaître au monde sous un jour qu’ils auront au moins partiellement choisi.
Du point de vue qui compte, celui des individus, de leur liberté et de leur autonomie, tout oppose donc les deux démarches !
La comparaison faite entre Edvige et Facebook a ceci de facile et démagogique qu’elle vise, non seulement à justifier un fichage policier, sinon illégal et amoral, tout du moins problématique d’un point de vue démocratique, mais aussi parce qu’elle justifie également toutes sortes de dérives.
De même que le port d’une mini-jupe ou le fait de bronzer les seins nus ne sont pas des incitations au viol, l’exposition ou l’affirmation de soi sur les réseaux ne saurait justifier l’espionnage ni les atteintes à la vie privée.
D’ici quelques années, si personne ne réagit, si nous continuons à accepeter tout et n’importe quoi, si nous ne remettons pas en cause les robots-espions fiscaux (comme Xénon) et qu’on refuse des faits aussi anti-démocratiques que le retournement de la charge de la preuve…, nous serons tous sur écoute, par défaut, et les autorités policières et administratives disposeront d’un accès direct à toutes les données nous concernant.
Car derrière toutes les belles paroles de nos politiciens adorés que nous réélisons quasi systématiquement quoi qu’il arrive, voudraient tous en finir avec l’idée de la vie privée, affirmant sans rire : “Ne serait-ce que parce que le droit à la vie privée, tout comme les mesures techniques de protection DRM, censées brider l’utilisation faite de tels ou tels fichiers internet, ne sont jamais que des tentatives, vaines, d’enrayer la libre circulation et le partage des données. Si nous croyons en l’individu, si nous croyons que nous nous définissons essentiellement par les réponses que nous recevons de notre environnement et des gens qui nous entourent, alors l’intimité est une illusion qui n’est pas nécessaire. Il faut repenser ce qu’est un être humain ! Pouvons-nous dépasser l’idée obsolète que représente la vie privée, la sphère privée, et prendre le risque d’essayer de vivre avec l’idée que la vie privée n’existe plus ? Certains en souffriront, d’autres iront également en prison, mais c’est peut-être le prix à payer pour bâtir un nouveau siècle des Lumières”… (Conférence Européenne des ministres des finances, discours d’introduction de Nicolas Sarkozy)…
On est là bien loin des principes de base d’une véritable démocratie respectueuse des droits de l’homme !
la vie privée n’est pas un droit fondamental parmi d’autres, elle est la condition nécessaire à l’exercice des autres droits et libertés fondamentaux…, le droit à la protection de la vie privée joue notamment le rôle d’un système immunitaire de l’espace psychique”.
La liberté d’opinion (de pensée plus d’expression), la liberté de circulation, et de réunion, les libertés politiques, syndicales et de culte, ne peuvent être exercée dès lors que l’on n’a plus le droit à la vie privée.
Je doute que les marchands de données personnelles non plus que les partisans des logiques sécuritaires soient à même d’initier un mouvement d’émancipation similaire à la révolution sexuelle, ou au “siècle des Lumières”…