Bill Gates et la saga de Microsoft…
Comment décrire une personnalité aussi insolite que celle de Bill Gates ?
D’où sort cette fusion invraisemblable d’Henry Ford, de Thomas Edison et de… Bugs Bunny ?
Ne cherchons pas à comprendre.
Les êtres d’exception ont souvent le don d’échapper à toute tentative de classification.
Il est rarissime de rencontrer chez un même individu les atouts dont Dame Nature, par une journée d’inspiration radieuse dota ce rejeton de Seattle.
Que dire d’un individu devenu milliardaire en dollars à 31 ans, et dont la fortune – s’élevant douze ans plus tard, à quelques deux cent milliards de francs – en fait l’homme le plus riche du monde ?
Que penser du président d’une entreprise dont la croissance a le plus souvent été de 50% et dont la capitalisation boursière dépasse celle de General Motors, de Ford, de 3M, Boeing ou Eastman Kodak ?
Force est de reconnaître que l’individu échappe aux archétypes usuels du genre.
Le personnage a longtemps ressemblé à un Pierrot lunaire, n’ayant pas tout à fait repéré la piste d’atterrissage qui sépare le monde de l’enfance de celui des adultes.
Certains ont pu être tentés de prendre à la légère cet éternel adolescent qui affichait un look d’étudiant attardé et d’intellectuel binoclard sur le fond du campus verdoyant de Seattle, évocateur d’une culture plus proche du rock et de l’écologie que de Wall Street.
Mais ceux qui se sont permis de regarder de haut ce jeune homme l’ont regretté amèrement.
Pas de doute, Bill possède un don.
Une espèce de magie personnelle.
Une accumulation de qualités rares.
Le mélange est étonnant car il combine des vertus humaines élevées, avec une aptitude à gérer ses affaires qui tient à la fois de la prescience, de la ruse et d’une maîtrise prodigieuse des éléments de l’équation financière.
Ce qui m’a souvent frappé chez ce “Géo Trouvetout” du logiciel, c’est l’ampleur de sa réflexion et son intelligence hors du commun.
Confiez-lui un problème quelconque et aussitôt la mécanique intellectuelle se met en marche, comme excitée par un défi.
Il n’est pas rare qu’il ressorte avec un point de vue original et avisé sur le sujet.
La surprise vient de ce qu’il aura englobé dans son analyse des éléments qu’un esprit usuel négligerait de prendre en compte.
La quantité d’informations qu’il emmagasine de manière courante est stupéfiante.
Mais plus encore est sa capacité à broyer, concasser, malaxer et mettre en perspective ces mêmes données afin d’aboutir à des conclusions surprenantes par leur clairvoyance.
Il tire même une satisfaction intense à discerner un modèle au milieu de ce qui semblerait chaotique ou désorganisé.
Déjà à l’école primaire, ce surdoué des mathématiques désarçonnait ses professeurs par la vivacité de son raisonnement.
Il a conservé un goût prononcé pour les joutes intellectuelles et ne vous respectera réellement que si vous vous montrez à la hauteur.
Si l’on ajoute qu’il aime s’environner d’individus tels que lui, on peut mieux comprendre comment opère Microsoft.
Une anecdote permettra de mieux comprendre comment fonctionne Bill.
Lors d’une réception à laquelle participait Microsoft, un animateur est monté sur scène et s’est lancé dans un impressionnant numéro de calcul mental : multiplications, racines carrées, etc.
Le lendemain soir, au cours d’un cocktail, Bill était en train de discuter aimablement avec des convives.
A un moment donné, il a déclaré : « J’ai trouvé son truc !».
Gates a demandé à un invité de lui donner deux nombres à multiplier, et il a alors donné la réponse.
Le numéro 1 du logiciel avait passé une partie de la nuit précédente à tenter de comprendre le mécanisme inhérent à de tels calculs !
Ce président aux allures de Tintin est également doté d’une vision audacieuse, capable de percevoir plusieurs années à l’avance ce que sera le monde de demain.
Dès 1975, il avait perçu que les petites puces qui animaient les micro-ordinateurs allaient déclencher une révolution sans précédent.
Il s’est alors lancé à corps perdu dans son aventure, la société Microsoft.
Ajoutons à cela une puissance de conviction imparable.
Lorsqu’IBM est venue frapper à la porte de la minuscule entreprise de Seattle en 1980 afin d’en savoir plus sur la micro-informatique naissante, les visiteurs ont d’abord été déconcertés par l’apparence juvénile de leur hôte.
Mais comme l’a raconté plus tard Bill Lowe d’IBM : “Dès que Bill se mettait à parler, toutes les considérations sur son âge disparaissait, nous buvions ce qu’il disait”.
Il ne fait pas bon trouver sur sa route un tel combattant.
Tous les ennemis d’antan de Microsoft ont mordu la poussière et même Steve Jobs, fondateur d’Apple, a préféré faire alliance en août 1997 plutôt que de tenter un ultime affrontement.
Cette intransigeance en affaires, Gates la manifeste ouvertement et sans états d’âmes.
Il va jusqu’à défier le gouvernement américain lorsque ce dernier s’avise de lui chercher noises.
Le Ministère de la Justice a longtemps préféré jeter l’éponge, comme effrayé par la capacité de nuisances du potentat de Seattle.
A cette attitude sans merci, Gates ajoute la ruse d’un joueur d’échecs qui pousserait l’astuce jusqu’à focaliser l’énergie de ses adversaires dans des batailles d’intérêt secondaire.
S’il était général, il porterait “officiellement” la guerre en Pérou, ferait en sorte que ses ennemis déplacent leur troupe sur les hauteurs de la Cordillère des Andes.
Et pendant que s’agiterait ce théâtre, il investirait tranquillement le Vénézuéla.
Il est vrai qu’il peut agir ainsi parce qu’il est doté d’une capacité de vision des problèmes dans leur globalité qui est rare.
On pourrait croire d’un homme si doué et impitoyable en affaires qu’il soit un monstre froid et calculateur.
Et pourtant, Bill est réellement différent dans sa vie privée.
Cool, attachant, Gates est dépourvu de toute trace de prétention ou d’affectation, en sa présence, il faut faire un effort énorme pour se rappeler qu’il est l’homme le plus riche du monde.
Celui qui a terrassé IBM peut même avoir les yeux mouillés lorsque l’on évoque le fait d’être papa.
A la manière d’un caméléon, Bill peut même changer de peau plusieurs fois en une même journée.
Lors d’une rencontre matinale, il peut sembler détaché, amical et jovial, alliant une véritable gentillesse à une disponibilité permanente.
Une heure plus tard, le même homme se révèle acerbe et venimeux tandis qu’il concocte une stratégie d’encerclement d’une société concurrente.
Pendant le déjeuner qui suit, le stratège implacable peut se transformer en jovial énergumène, blagueur et primesautier.
Plus tard, en fin de soirée, il peut faire preuve d’une sentimentalité presque timide tandis qu’il ravive de manière passagère un souvenir nostalgique.
Autant de facettes qui contribuent à le rendre globalement fascinant.
J’ai interviewé Bill Gates et eu l’occasion de l’approcher à maintes reprises.
Au fil des années, j’ai été agréablement surpris de voir qu’il avait conservé sa désarmante simplicité, une absence de préjugés et de mondanités.
L’homme est détendu, dépourvu de manières, naturellement convivial. Myriam Lubow, l’une de ses premières employées résume cette qualité d’une jolie phrase : “Le plus difficile n’est pas de monter mais en montant, de rester soi-même“.
S’il peut parler à des analystes financiers sur le ton le plus sérieux qui soit, Bill se déride à la première occasion.
Lors d’un voyage à Las Vegas, je me souviens avoir été interpellé par un drôle de fêtard affublé d’un chapeau noir et gentiment éméché qui m’a attrapé par l’épaule pour me demander : “Hey ! Quand est-ce que votre livre, Les Protocoles de Sion va sortir ?“.
Je me suis retourné pour découvrir que le joyeux luron n’était autre que Bill.
L’homme redouté par IBM et par Sun s’amusait comme un adolescent au cours de l’une de ces soirées survoltées que s’accordent les surmenés de la technologie.
L’accession à la position d’homme le plus riche des Etats-Unis en 1992, a contribué à engendrer un véritable mythe autour de l’homme.
Dès cette époque, un journaliste de Fortune avait fait remarquer que Gates était en mesure d’acheter la production annuelle de ses 99 concurrents les plus proches et de brûler le tout, il disposerait encore d’une fortune supérieure à celles de Ruppert Murdoch ou Ted Turner.
Pourtant, si l’on veut gêner Bill, il suffit de l’interroger sur sa richesse.
Il contourne alors la question de mille manières, souvent sur le mode ironique, non sans un certain agacement : “L’argent ne me rapporte rien, si ce n’est des questions indiscrètes“.
Il rappelle que sa fortune n’est que virtuelle : elle est fondée sur le nombre d’actions qu’il détient de sa société.
Et insiste sur le fait qu’il ne s’en soucie pas le moins du monde.
Les faits corroborent cette attitude.
Le premier milliardaire américain continue de travailler à la façon d’un forcené, davantage préoccupé par la réalisation des logiciels du futur, que par la gestion de son portefeuille boursier.
Mieux encore, il se montre économe, voyage souvent en classe économique et se nourrit volontiers de pizzas à emporter.
S’accorde-t-il quelques moments de réelle détente ?
Heureusement, oui.
Notamment pour jouer au golf.
Mais les vacances ont toujours été un luxe pour celui qui se sent investi d’une mission : “Préparer l’ère de la communication“.
Les frivolités de Bill sont modérées, si l’on considère l’étendue de sa fortune.
Elles se manifestent essentiellement par un penchant pour les voitures de sport, dont une Ferrari 348 rouge ou une Porsche qu’il conduirait volontiers à une vitesse supersonique s’il n’avait peur de se faire ôter son permis.
Le nouveau Gatsby s’est également fait construire une maison techno-futuriste qui a coûté la bagatelle de 53 millions de dollars.
Vers la cinquantaine, lorsqu’il se retirera des affaires, Gates envisage de distribuer 90% de sa fortune à des oeuvres.
Il précise toutefois avec un sourire malicieux qu’il attendra d’avoir atteint cet âge respectable pour ouvrir les vannes, et que par conséquent, ce n’est pas la peine de lui écrire maintenant !
En attendant, le milliardaire du logiciel effectue maintes donations à des oeuvres caritatives ou à des universités.
Et s’il a négocié un à-valoir faramineux de 2,5 millions de dollars de Penguin Group pour les droits de son livre, La route du futur, publié en novembre 1995, il a également certifié que l’intégralité des royalties iraient à de bonnes oeuvres.
Autre facette marquante de sa personnalité, Bill est un optimiste convaincu et militant.
A l’entendre, le monde futur sera bonifié par le multimédia.
Pour lui, la révolution numérique est un credo, une vision qui englobe la société toute entière.
Si l’on veut faire décoller l’ange blond vers des sphères ensoleillées, il suffit d’aborder ce thème et aussitôt, les yeux pétillent, le regard se pare d’une jovialité presque enfantine tandis que le corps entame un balancement lancinant d’avant en arrière…
Fasciné par le potentiel d’Internet, Bill brosse un tableau idyllique de la société future, tout en recourant à des exemples clairs, compréhensibles par tous.
A l’entendre, tout va devenir plus facile : apprendre, faire ses emplettes, suivre une visite médicale…
La civilisation multimédia qui se met en place avec le rapprochement des géants de l’audiovisuel, des télécommunications et de l’informatique est une aubaine pour le président de Microsoft.
Dans quels domaines entend-il apporter sa contribution ?
Tous, sans exception.
La télévision interactive est sur toutes les lèvres ?
Bill tente un rapprochement avec les principaux câblo-opérateurs américains.
Le sans fil est l’avenir du téléphone ?
Gates juge s’allie avec le leader du domaine (McCaw) afin de développer un réseau planétaire qui nécessitera la mise en orbite de 840 satellites.
Il se rapproche également de NTT – le géant japonais des télécoms – afin d’offrir des services multimédia sur le réseau téléphonique du Japon.
Le cinéma n’est pas en reste, Gates ayant opéré un rapprochement avec le trio, Spielberg-Geffen-Katzenberg, en vue de réaliser les films interactifs censés captiver une génération accoutumée aux jeux vidéos.
Si nécessaire, Gates n’hésite pas à racheter les compagnies qui possèdent le savoir faire qui manquerait à Microsoft.
Des millions de spectateurs s’extasient sur les dinosaures en images de synthèse de Jurassic Park ? Message reçu.
Gates absorbe l’éditeur Softimage, dont les logiciels ont servi à dessiner lesdits reptiles.
Les logiciels capables de repérer le meilleur itinéraire intéressent un nombre croissant d’automobilistes ?
Qu’à cela ne tienne, il acquiert NextBase, spécialiste du domaine.
S’il manque des pièces dans sa gamme Internet, il fait allègrement son shopping, absorbant UUNet (fournisseur d’accès), Vermeer Technologies ou eShop – leader dans le secteur particulièrement prometteur du commerce électronique.
Un tel appêtit a fini par alarmer les autorités américaines: le touche-à-tout du software serait-il en train de développer un monopole à nul autre pareil, qui l’amènerait à prendre le contrôle effectif de la civilisation de l’information ?
La croissance ininterrompue de l’empereur du logiciel suscite une inquiétude croissante.
L’évocation de Microsoft déclenche des expressions telles que « Big Brother », « monopole », « abus de position dominante »…
A tort ou à raison, Microsoft et son président sont devenus la cible préférée des commentateurs du monde de l’informatique et d’Internet.
Il est courant d’entendre dire que Gates est en passe de devenir l’homme le plus puissant du monde, avec la capacité à terme de dicter sa loi aux gouvernants et partant, aux gouvernés.
Les sites Web appelant au boycott de Microsoft et déclamant leur aversion pour cette société se sont multipliés au cours de l’année 1997.
S’il n’est pas dénué de fondement, l’argumentaire de nombreux détracteurs pêche par une compréhension trop partielle du phénomène et de son historique.
Il en vient à masquer une réalité : Gates et sa société demeurent des cas d’école remarquables.
La puissance de Microsoft est certes intimidante.
Mais sa réussite tient avant tout à une capacité sidérante de réagir aux événements, de les assimiler, et d’en tirer le meilleur parti.
Jean Louis Gassée, ancien dirigeant d’Apple France, a eu cette phrase pleine de justesse : “L’ironie est que pour une large part, le succès de Microsoft résulte de l’excellence de ses équipes, à commencer par son chef.”
Et d’ajouter qu’il est particulièrement difficile de faire la part entre le méritoire et l’abusif.
“J’aimerais être perçu comme un leader qui dit : allons-y ! Faisons-le ! Quelqu’un qui et montre un exemple d’énergie et d’enthousiasme” explique le fondateur de la multinationale du logiciel.
Pour mettre en œuvre sa vision, l’homme a su s’entourer de grands créatifs et leur donner un environnement propice à leur épanouissement.
Qui connaît un peu la population des programmeurs sait qu’un grand nombre d’entre eux sont des individus atypiques et insoumis.
Dans le campus de Microsoft, à Redmond, cette faune se sent chez elle.
D’immenses sapins environnent les bâtiments séparés par de grandes pelouses au milieu desquelles ont été aménagés fontaines et aires de loisirs.
A midi, on voit se développer l’atmosphère d’un campus comme celui de Berkeley : certains jonglent, d’autres en short s’exercent au boomerang, une asiatique joue de la harpe sur la pelouse au milieu des canards, un joyeux trio de dames en ciré répètent une pièce pour violoncelle…
L’ambiance évoque celle d’un village d’étudiants malicieux, en marge de l’establishment.
Une visite dans les locaux conforte cette apparence.
Chacun s’habille à son aise et décore son bureau comme bon lui semble : poupées gonflables, aquariums, jeux de fléchettes cohabitent avec guitares électriques…
J’ai demandé un jour à Bill si le campus avait concrétisé un rêve d’enfance et aussitôt, l’être jovial s’est refermé comme une huître, endossant la carapace du businessman.
L’un des talents de Gates pourrait cependant être d’avoir créé un contexte de rêve pour ces bohèmes de génie et avoir réussi à canaliser leur talent en vue de leur faire réaliser des produits qui peuvent être vendus aux cadres des grandes entreprises.
On n’imagine pas à quel point le logiciel s’apparente à une oeuvre d’art avec ses aléas et vicissitudes.
Lors de mon enquête, j’ai été surpris d’apprendre qu’Excel – l’un des logiciels vedettes de Microsoft – avait failli ne jamais voir le jour.
Le programmeur qui en était responsable, personnage fantasque d’allure hippie s’était fâché avec Bill, avait pris son sac à dos et s’en était allé sur les routes…
Les cadres financiers qui s’en remettent à Excel pour les prévisions budgétaires de leur conglomérat du haut d’une tour de Manhattan auraient hésité à prendre en stop cet émule de Kerouac s’ils l’avaient croisé sur une route de Californie.
Par comparaison aux entreprises de la Silicon Valley, Microsoft fait preuve d’une étonnante stabilité de son personnel.
Et le premier de cordée peut compter sur une fidélité sans faille de la part de ses troupes.
En dépit de la position imprenable dont bénéficie Microsoft, l’attitude de ses membres évoque le plus souvent celle d’une start-up.
Si le défi est à la hauteur, ces individus n’hésitent aucunement à sacrifier leurs nuits et week-ends pour mettre au point le produit à même de faire remporter une bataille.
Lorsque Gates a réalisé en 1995, qu’il faisait fausse route, et qu’il fallait sans plus attendre prendre la direction d’Internet, il n’a fallu que quelques mois à Microsoft pour virer à 180°.
Au début de l’année 1996, les développeurs n’ont pas hésité à venir travailler soir et week-end, comme lors des époques homériques, et l’on a vu revenir les légendaires sacs de couchages dans les pièces.
Si Bill Gates parvient à obtenir un tel dévouement de ses programmeurs, cela vient en partie de son aura intellectuelle, de son humilité face aux erreurs qu’il reconnaît avoir commises et de son absence totale de suffisance vis-à-vis de ses employés.
Einstein a dit un jour que le trait le plus noble de l’être humain résiderait dans “La capacité à s’élever au-dessus de la simple existence en se sacrifiant soi-même à un but“.
Cette définition pourrait s’appliquer à Citizen Gates dont l’essentiel de l’existence est consacré à la conduite des affaires de Microsoft.
Le succès sans précédent de la compagnie n’est aucunement prétexte à un relâchement.
“Le capitalisme a cette capacité à maintenir perpétuellement les plus grandes compagnies sur le fil du rasoir” commente Bill, qui cultive une vigilance permanente.
Travailler sous la tutelle d’un tel surdoué n’est pas tous les jours agréable, car l’homme fait preuve d’une exigence démesurée.
L’un de ses adjoints, Charles Simonyi, a eu cette formule : “La plupart des individus sont bons dans un domaine particulier. Gates est spécial en ce sens qu’il est bon dans une dizaine de domaines au moins“.
Le problème pour ses proches, c’est qu’il attend d’eux une acuité intellectuelle et un dévouement à la hauteur.
Ceux qui choisissent de rejoindre le bateau Microsoft peuvent s’attendre à des semaines de quatre vingt heures et un rythme effréné, d’autant que Captain Bill peut manifester une rudesse extrême vis-à-vis de ses collègues.
Certains employés racontent comment au cours d’une réunion, il s’est permis de réduire à néant leurs idées d’un lapidaire “C’est la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue“.
Si on l’interroge sur une telle manie, Bill la relativise en expliquant qu’il emploie cette expression plusieurs fois par jour.
Il demeure que les employés de Microsoft sont grassement récompensés de leur zèle : plus de trois mille d’entre eux seraient aujourd’hui millionnaires en actions.
Qui n’endurerait pas quelques brimades lorsque la carotte est aussi volumineuse ?
La légende voulait que le capitaine se calme le jour où il prendrait épouse.
Il n’en a rien été.
C’est tout juste si désormais, il rentre plus souvent à la maison à vingt trois heures qu’à une heure du matin.
Pas de problème pour Melinda, une texane bien dans sa peau, accoutumée à une telle activité frénétique.
Au moins le mariage aura-t-il calmé ses ardeurs séductrices.
“Désormais, je ne me pose plus la question de savoir avec qui je vais passer mon temps libre” ironise le mâle pragmatique qui pour le reste, érige un mur infranchissable sur sa vie privée.
Fait remarquable, il a tout de même cru bon de demander l’avis d’une ancienne petite amie, Ann Winblad, une intellectuelle brillante, avant d’épouser celle qui est devenue sa femme !
Depuis le début des années 90, le géant du logiciel est dans le collimateur du Ministère de la Justice qui, au vu de ses enquêtes, semble estimer que la montée en puissance de Microsoft ne se serait pas effectuée de manière loyale.
En 1995, l’administration Clinton a préféré le compromis, peut-être effrayée par la capacité de nuisances du potentat de Seattle (d’aucuns prétendent que les amitiés politiques auraient joué leur rôle).
Il aura fallu attendre octobre 1997 pour que Janet Reno, Ministre de la Justice, se livre à une attaque frontale.
Il existe bel et bien une face cachée de la lune.
Dans la mesure où Gates voue une admiration ouverte aux grandes personnalités de l’histoire – Léonard de Vinci, Roosevelt, Edison, mais aussi Napoléon – la presse ne se prive pas de lui prêter des intentions hégémoniques.
Etant donné les moyens financiers dont elle dispose pour ses opérations de prestige, l’armada de Redmond déploit un spectacle colossal et pas toujours du meilleur goût.
La puissance financière de Microsoft est telle qu’elle peut se permettre d’investir 250 millions de dollars pour lancer Windows 95 – une somme comparable à ce qu’a rapporté Men in Black, le succès cinématographique de 1997.
En outre, au sein d’un personnel de plus de vingt deux mille individus, se retrouvent fatalement quelques recrues altières, arrivées après l’essentiel de la bataille et trop heureuses d’endosser l’armure du soldat victorieux à peu de frais.
Tyrannosaurus Gates a souvent agi de manière à éliminer impitoyablement ses concurrents.
Une loi de la jungle inhérente au monde des affaires ?
Peut-être, si ce n’est qu’en la matière les dés sont pipés, car les compétiteurs sont obligés de s’en remettre à Microsoft pour obtenir les informations nécessaires à l’écriture de leurs propres logiciels.
Cette situation remonte à 1981, époque à laquelle IBM a décidé d’équiper ses PC du système d’exploitation MS-DOS de Microsoft.
Du fait qu’elle définit le logiciel de base des PC, (MS-DOS et Windows), Microsoft est en mesure de changer les règles du jeu, et de compliquer la partie pour ses concurrents.
Ceux-ci doivent parfois travailler beaucoup plus durement qu’il n’est nécessaire pour demeurer dans la compétition.
Au début des années 90, WordPerfect ou Lotus, étaient encore n°1 mondiaux de leur secteur.
Or, les présidents de ces deux compagnies n’avaient de cesse à cette époque de crier leur crainte des avancées de Microsoft, expliquant que le combat était devenu inégal et que leur survie était menacée.
Ils avaient vu juste…
Si l’on évoque ces anciens compétiteurs, Gates a beau jeu de faire remarquer que Microsoft a pris des risques énormes, choisissant la route de l’innovation alors que de tels éditeurs ont préféré une voie plus conservatrice. Il n’a pas totalement tort.
La situation est toutefois radicalement différente à l’aube de l’an 2000, étant donné la taille redoutable qu’a atteint le n°1 du logiciel.
Son système d’exploitation, Windows, est présent sur plus de 90% des ordinateurs de la planète.
Gates ne peut ignorer le fait que Microsoft peut désormais réduire en miette les petits éditeurs.
Une recette ?
Offrir gratuitement avec Windows, un logiciel dont la vente est cruciale pour ce concurrent.
Imaginons une grande surface qui verrait s’ouvrir à ses côtés une petite confiserie, offrant des chocolats de qualité supérieure.
Pour se débarrasser de ce gêneur, elle pourrait décider, pendant un certain temps, de distribuer gratuitement cette denrée à tous ses clients.
Suffisamment longtemps pour acculer le petit commerçant à la faillite…
Pourrait-on alors parler d’abus de position dominante ?
Au début des années 90, la société Stac s’était fait une place au soleil en vendant un logiciel de compactage des informations, Stacker.
La popularité de ce produit avait été suffisante pour que Stac procède à une entrée en Bourse en mai 1992.
Séduite par Stacker, Microsoft est entrée en contact avec Stac afin d’acquérir la licence de ce logiciel.
Les négociations ont traîné sans que les deux parties parviennent à un accord.
Microsoft a finalement abandonné l’objectif d’acquérir Stacker et a claironné que la prochaine version de son système, MS-DOS incluerait un programme de compactage développé en interne.
Peu après cette annonce, l’action Stac a vu son cours amorcer une chute libre, au point où ses actionnaires ont intenté un recours collectif en justice.
En l’espace d’un an, les revenus de Stac se sont divisés par deux.
La petite société californienne a porté l’affaire devant les tribunaux, accusant Microsoft d’avoir profité des négociations pour étudier le «code» programmé par Stac et de s’en être inspiré.
Le jugement rendu le 23 février 1994 a décrété que Microsoft devait verser 120 millions de dollars de dommages et intérêts.
Plutôt que de faire appel, le géant a négocié un accord à l’amiable au terme duquel Microsoft a acquis la licence des technologies développées par Stac – pour la somme de 83 millions de dollars.
Microsoft soutient qu’en intégrant des logiciels dans son système d’exploitation (hier MS-DOS, aujourd’hui Windows), elle satisfait au mieux le consommateur.
Cette attitude a d’ailleurs amené The Economist à comparer Gates à un «dictateur bienveillant qui donne au peuple ce qu’il attend».
Il demeure que la boulimie d’achats du numéro un entraîne une situation agaçante.
Lorsqu’un créateur a développé un logiciel d’intérêt, il se retrouve souvent face à un dilemme.
Soit, il accepte de se faire racheter par Microsoft, soit il court le risque de voir le géant développer (ou acquérir) un produit similaire, et de l’anéantir en bradant si nécessaire un tel produit.
Un tel scénario d’encerclement menaçait de se dérouler à l’encontre de Netscape Corp.
Cette société californienne s’était fait une place au soleil en diffusant dès 1994 un logiciel permettant de «surfer» sur le Web de manière conviviale.
Netscape Navigator est devenu par la force, le logiciel favori des internautes.
Microsoft a contre-attaqué en rachetant un logiciel concurrent, Spyglass, et l’a rebaptisé Internet Explorer.
L’éditeur a ensuite jugé bon d’intégrer directement Internet Explorer, dans Windows.
Une telle décision signait la mort pure et simple de Netscape à plus ou moins long terme.
C’est à l’occasion de cette affaire que l’on a vu le ton monter au niveau du Ministère de la Justice.
Janet Reno, épaulée par de nombreux procureurs d’états américains semble avoir décidé que cette fois, l’éditeur de Seattle ne s’en tirerait pas à si bon compte.
Signe de l’ire gouvernementale, Microsoft s’est même vu menacé d’une amende d’un million de dollars si elle persistait dans sa décision d’intégrer Internet Explorer dans Windows.
L’attitude présomptueuse de certains cadres, notamment Steve Ballmer, numéro 2 de la compagnie, ou William Neukom, responsable des services juridiques, a sans doute contribué à stimuler l’irritation gouvernementale.
Maintes déclarations arrogantes auxquelles ils se sont livrés laissent à penser qu’ils ont pu entretenir le sentiment qu’avec la puissance atteinte, Microsoft était devenue intouchable.
Les membres de la division anti-trust, pour leur part, ont vu s’accumuler les témoignages faisant état d’un abus de position dominante.
Et il apparaîtrait même que certains éditeurs ou constructeurs n’auraient pas osé apporter leur caution aux enquêteurs du Ministère de la Justice par crainte des représailles potentielles.
Le temps d’une régulation gouvernementale est donc devenu nécessaire pour assurer un rééquilibrage des forces en présence et il est souhaitable que le gouvernement américain soit plus combatif en 1998 qu’il ne l’a été jusqu’alors.
Face à de telles attaques dont il estime qu’elles sont orchestrées par ses opposants, Gates affiche une attitude stoïque, estimant qu’il y là la rançon d’un succès extraordinaire, un succès qui constituerait en soi, une fabuleuse réponse à cet immense vacarme !
Il demeure que l’ampleur de la contestation a pris une dimension qui dépasse largement le simple cadre du logiciel et de la technologie.
Les accusations portées en novembre 1997 par Ralph Nader, avocat et célèbre défenseur des consommateurs, pourraient avoir une large portée, dans la mesure où elles sont lancées par une personnalité qui n’a réellement aucun intérêt personnel dans la balance.
Devant l’ampleur d’une telle controverse, Microsoft traverse une étape cruciale de son histoire. Il n’est pas impossible que Gates en tire la conclusion que l’heure est venue d’adopter une plus grande humilité, au niveau global.
Faute de quoi, l’entreprise phare de la fin du vingtième siècle pourrait se heurter à un véritable écueil.
Même si Microsoft a connu sa réussite d’une façon relativement légitime « Nous n’avons jamais forcé qui que ce soit à acheter nos produits » aime à dire Gates, il est totalement juste que des sociétés plus petites telles que Netscape cherchent aujourd’hui l’appui d’entités extérieures telles que le Ministère de la Justice ou le mouvement de Ralph Nader pour assurer leur survie.
Netscape a le même droit que Microsoft à utiliser toutes les armes possibles et imaginables pour assurer sa pérennité.
De manière générale, les compétiteurs de Microsoft ont beau jeu de tenter de survivre par tous les moyens, quitte à se liguer et faire intervenir les gouvernements.
Chaque intervenant de l’arène du logiciel a une même légitime aspiration à persister.
La mainmise d’une entreprise sur un secteur peut donner lieu à des tentations de comportement partiaux.
Ainsi, Disney, inquiète de la montée de studios d’animation concurrents tels que Dreamworks, Fox et Warner, a refusé de diffuser les spots de promotion du dessin animé Anastasia de Fox sur la chaîne de télévision qu’elle contrôle, ABC.
Nul n’aurait à gagner qu’un seul acteur régimente l’essentiel de l’activité du logiciel.
Les utilisateurs ont globalement intérêt à ce que puissent exister, régulièrement, des petites sociétés capables d’accélérer l’histoire en matière de micro-informatique par leur capacité d’innovation.
Au fond, si Bill a un défaut, c’est une obsession à vouloir être constamment le meilleur en tout.
Il semble détester se retrouver en position d’infériorité, ne serait-ce que pendant quelques secondes.
Lors d’un dîner informel à Paris, je m’étais permis de lui dire, d’un ton de plaisanterie “Quoi ! tu ne parles pas le français ? Mais moi, à trois ans, je savais déjà parler français !”
Gates m’a alors répondu de façon sèche “Oui, mais à vingt ans, j’avais déjà, tout comme toi, mon cher Patrice, créé ma propre compagnie !“.
Il n’y avait aucune trace d’humour dans sa réponse.
Il n’appréciait tout simplement pas d’être déstabilisé.
Mais personne n’est parfait et l’adage vaut pour le surdoué du logiciel.
Il est tellement persuadé d’avoir la vision correcte qu’il en vient inévitablement à vouloir imposer ses propres solutions.
Si l’on extrapole une telle attitude à l’échelle de la civilisation de l’information, on peut prendre mesure de son appétit de pouvoir.
Les débats sur Internet ne manquent pas de soulever la crainte d’un futur digne d’Orwell où l’on trouverait du Microsoft dans tous les objets de la vie courante : la télévision, l’ascenseur, l’automobile, son portefeuille électronique…
Seuls les Martiens y échapperaient.
Mais pour combien de temps ?
Par bonheur, la vision globale entretenue par Gates est humaniste, même si elle prend la forme d’une guerre impitoyable sur le plan commercial.
Big Brother ne semble pas faire partie du grand plan.
Et à tout prendre, puisqu’il faut nécessairement un leader à toute entreprise humaine, force est de constater que le mérite personnel de Bill est supérieur à celui de bien d’autres acteurs du microcosme cyber.
Il possède des qualités de vision, et de catalyse qui font parfois défaut à ceux qui aimeraient monter sur le podium, sans toutefois partager le même détachement vis-à-vis de la réussite.
Il existe par ailleurs un mot que Bill répète fort souvent au hasard de ses conversations : “Fun“, que l’on pourrait traduire par le plaisir ludique.
Bill ne travaille pas, il ne conquiert pas des marchés, il s’amuse, et les journées sont trop courtes pour ce personnage en perpétuelle ébullition.
Ne le perdez pas de vue : il est déjà loin, très loin…
Il est vrai que Bill s’amuse à changer le monde.
Et c’est peut-être la clé essentielle de son approche.
Comme il le dit lui-même “Quelle est la raison pour laquelle quelqu’un créerait une compagnie et chercherait à avoir un grand impact sinon pour s’amuser ?“