C’est la crise, bordel !
A quiconque lira cette lettre : si on a pendu Sultan ce n’est pas par cruauté, c’est pour pas qu’il finisse dans une cage à la SPA, il n’a pas mérité ça, vu que ça a toujours été un très bon chien… et pour Solange, j’ai dû l’achever d’un coup (ou deux) de hache dans la gueule, mais comme elle était déjà dans la baignoire qu’elle s’était coupé les veines, il n’y aura pas trop de salissures.
Moi vous me retrouverez dans la chaudière à charbon.
Et dire que le pavillon venait juste d’être fini de payer, ça nous a coûté bien des sacrifices et des angoisses à cause de la banque qu’attend qu’une occasion pour vous reprendre le travail d’une vie, les charognards.
Pas de vacances, pas de sorties, on aurait pu être un peu à l’aise maintenant.
Mais c’était plus possible, on n’en pouvait plus.
Je lui avais bien dit au fiston : “Ne cherche pas l’aventure Daniel, les combines ce ne sont pas des choses pour nous, trouve-toi un vrai travail sûr, où qu’il y a de l’embauche, comme ta sœur, Fabienne, dans le nettoyage“…
Mais il n’a rien voulu entendre, il disait : “Il faut entreprendre dans la vie, sinon on fait du surplace“, “Si on n’avance pas on recule“, enfin, que des conneries dans le genre qu’on lui avait serinées à son BTS… : que dans la vie il y a les gagnants et les perdants… et que lui, forcément, il en serait un de gagnant avec son BTS en poche et ses années d’expérience déjà dans la branche, pas comme tous ces branleurs qui glandent des années à la Fac pour finir érémistes à trente ans !
Et puis ça s’est pas du tout passé comme il le prévoyait, mais cependant tout à fait comme je le craignais.
Il n’a pas su se démêler de toutes les chausse-trappes des affaires, les entourloupes que des gens simples comme nous on n’est pas préparés à affronter.
Je lui avais bien dit : “Tu finiras plumé à te faire berner par plus fumier que toi, tu n’as pas le vice qu’il faut dans le commerce“…
La déconfiture n’a pas tardé, ça a été la faillite au tribunal de commerce, bien comme il faut.
La honte.
Il a dû rendre les clefs de son studio et revenir dans sa chambre à la maison.
Il sortait plus, tout le dégoûtait.
De temps en temps un huissier venait sonner à la maison, ces jours-là c’était terrible, il gueulait sans arrêt : “Ah, putain, c’est ça la vie ?“… Et il sortait plus de sa chambre pendant trois jours.
Il nous faisait peur au début… et puis forcément au bout d’un moment ça a déteint sur nous, on en avait marre de l’encourager constamment et de lui répéter que ce n’était pas si grave que ça et que tout finirait par s’arranger.
Quand sa mère, Solange, lui disait : “Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir !“…, ça le mettait carrément en rage.
“Tu parles vieille peau, tant qu’il y a de la vie, il y a du désespoir, oui“…, qu’il lui répondait.
Ça me plaisait pas trop, à cause du manque de respect, mais moi aussi j’essayais de lui relever le moral, comme quoi on avait encore somme toute ma retraite de l’amiante pour vivre… et qu’en se serrant les coudes il y aurait toujours à manger pour les hommes et pour les bêtes à la maison.
Et puis les voisins ont commencé à persifler, ils insinuaient des questions avec un sale air de faux-derches : “Et alors, qu’est-ce qu’il fait votre grand fils, Daniel, on le voit plus dans le quartier ? Il n’est pas malade au moins ?”…
A la fin j’osais même plus aller faire mes bordures tellement j’en avait marre de me faire tanner de questions à la sournoise.
Ça a commencé à tourner pas rond dans ma tête non plus et je me prenais à souhaiter de le trouver crevé dans son lit, mon grand fils.
On a fini par l’emmener de force au docteur qui lui a refilé des cachets… et qui nous a dit que ça irait mieux au bout d’un moment s’il suivait bien son traitement… et que si ça allait pire au début il ne faudrait pas s’inquiéter.
Mais ça n’a pas été mieux du tout… et puis qu’on s’est mis à en prendre nous aussi de ces cachets rien que pour pouvoir le supporter.
On était lassés pour du bon.
Sa sœur Fabienne, ça la déprimait fort de le voir errer dans la maison dans cet état-là, elle en a eu marre et elle a pris un appartement en ville, même si c’était dur pour elle avec son SMIC sur trente heures par semaine.
On a pu se porter caution, vu qu’on avait le pavillon.
Elle a tenu comme ça pendant un an, mais elle bouffait toutes ses économies, ce qu’elle avait trimé pour mettre de côté pour le jour où elle serait en ménage.
Ça la minait de vivre à pertes, elle qu’était si bien économe.
Quand on lui a suggéré d’aller au CCAS pour retirer un dossier de RMI, afin de participer aux frais de la maison, il a piqué une crise, comme quoi il préférait être mort que vivre en parasite aux crochets de la société.
Sûr qu’on ne lui a pas fait remarquer que c’était aux nôtres de crochets qu’il vivait depuis plus d’un an, ça aurait pu mal finir…
Enfin, voilà, ça a duré comme ça pendant deux ans cette histoire… et maintenant on était au bout du rouleau, éreintés, lessivés…, à force qu’il nous ait sapé le moral à toute la famille, j’en ai eu marre de le lui remonter.
Je l’ai attrapé entre quatz’yeux et je lui ai dit : “Tu veux crever, très bien, mais on va faire ça à notre façon. En famille. Tous les trois…, toi, ta mère et moi“…
Quand Fabienne a été au courant, elle a gueulé qu’on la mettait toujours de côté et qu’elle aussi elle en avait marre de cette vie de merde au moins autant que nous autres…, de devoir bosser comme une négresse sans pouvoir gagner assez pour manger et payer un loyer, que ce n’était pas une vie.
Elle causait plus du tout de fonder une famille, elle qu’aimait pourtant tellement les enfants dans sa jeunesse.
Elle disait maintenant que si elle tombait en cloque, ça ne risquait pas parce qu’elle ne fréquentait pas, mais bon, elle étranglerait le moutard dès qu’il sortirait la tête.
Ça l’avait complètement aigrie d’avoir dû bouffer ses économies.
Alors voilà, on l’a fait tous ensemble, comme la famille unie qu’on a toujours été, dans la vie comme dans la mort.
Si tout a foiré, c’est la fatalité.
La faute à l’éducation qu’on n’a pas su donner à nos enfants.
On a trop déconné.
PS : Rapport à l’héritage, étant donné que c’est tata Martine qui hérite du pavillon, les enfants se sont pendus en premier…, ensuite on savait plus trop entre-nous deux ce qui serait le mieux pour les impôts…, mais vu que tata Martine c’est ma sœur, j’ai noyé la mère de Daniel et Fabienne d’abord, dans la baignoire, après lui avoir coupé les veines…, histoire qu’elle revienne pas râler…, pôv Solange, elle qui était toujours si fière de son éclat d’peau, j’aurais peut-être dû lui refixer la mâchoires avec du papier collant, mais dans l’eau ça tient pas.