C’était il y a longtemps…
Si longtemps, que la mer de glaces, dans les Alpes, n’est plus qu’un torrent de montagne…
Si longtemps que la lune, n’est plus qu’un caillou dans le ciel…
Si longtemps que le Kilimandjaro n’est plus qu’une colline verdoyante…
C’était un soir, j’ai ouvert ma boîte à messages et j’ai reçu une invitation curieuse : on m’ordonnait de la fermer…, qu’elle était ouverte depuis trop longtemps… que j’en étais seul responsable…
Il était question de mes messages décrivant des destins incertains, le sel de la vie et la routine de l’inexistence…
Il était aussi question d’aventures diverses.
J’avais une quinzaine pour me décider à accepter… faute de quoi tout allait arriver !
En acceptant, par contre, j’allais vivre le meilleur du monde !
J’ai décidé de croire, absolument, à cette offre alléchante.
Fermer ma boîte était simple…, j’en ouvrirai une autre…
Et j’ai commencé à rêver, à me laisser porter par des histoires romanesques, à me raconter des absolus de bonheur, à m’inventer des jardins éternellement fleuris, à me bercer d’illusions douces.
Et puis, est venu le moment où toutes les douleurs accumulées ont envahi mon âme fragile.
J’étais déjà sauvage, je me suis coupé du monde.
J’étais farouche, je suis devenu féroce.
J’ai griffé qui voulait m’approcher, me tirer de ce songe incroyable que, d’un clic, j’allais basculer, changer d’histoire.
Je me suis réfugié au fond de moi-même… et j’ai, durant tous les jours qu’il me fallait patienter, bâti des mondes, vécu de terribles aventures, exploré d’improbables univers.
J’ai été fantôme… errant sur la plage à la recherche d’un amour fou.
L’air du large venait battre mon corps… et les larmes salées qui mouillaient mon visage s’abîmaient dans la vague écumante.
Je sentais le sable sous le pied, crissant, hurlant ma douleur de l’autre.
Chaque pas était un pas de trop.
Chaque souffle était calvaire d’avoir à respirer encore.
J’ai été Quasimodo… guettant ma gitane, terrant mon visage de gargouille et la bosse de mon dos, dans les recoins de Notre-Dame.
J’ai porté sa dépouille frêle, au dernier moment… et me suis enfui là où nul ne m’a jamais retrouvé.
J’ai préféré les affres de la faim et l’odeur de son cadavre décomposé, à ce monde brutal, ignorant de la beauté et sourd à la différence.
J’ai dérivé de personnage en pays, m’amenuisant à chaque heure un peu plus.
Du rêve, ne subsistait plus que le souvenir, mes songes ont fabriqué des cauchemars.
Mon teint est devenu gris, ma peau a craquelé… et ma bouche gourmande, à la fin, ne fût plus qu’une fenêtre close sur des cris ravalés.
J’avais cessé de m’alimenter, j’avais cessé de travailler, j’avais cessé de parler.
Je ne regardais plus qu’un ailleurs attendu, perdu dans ce monde et perdu pour tout le monde.
Je me suis inventé un autre pseudonyme, je l’ai décliné d’acronyme en énigme, de devinette en charade.
Je l’ai tourné et retourné nuit et jour, lui conférant quelque pouvoir incantatoire, magique… et je le murmurais comme une prière… lui cherchant des vertus ou de sombres desseins.
Je m’enfonçais doucement dans une folie solitaire.
Je m’étriquais dans un délire sulfureux, habité de désirs charnels, autant que par l’envie de n’être plus que pur esprit.
Me sont revenus en mémoire les trahisons et les mensonges de mon temps passé, les humiliations et les dénis, les insultes et les coups.
J’ai ouvert le regard sur un néant déshumanisé, une humanité puante et pervertie.
J’ai été rattrapé, envahi par les démons qui me talonnaient depuis mon enfance.
J’ai hurlé, imploré mes anges d’un secours charitable.
J’ai supplié les dieux de me délivrer du mal.
Mais tous, ils ont été sourds, m’abandonnant à cette terrible vision d’un monde souillé.
D’un monde que je n’avais jamais accepté de reconnaître.
Doucement, j’ai compris.
J’avais, face à moi, l’horreur absurde d’une planète qui ne croyait, depuis longtemps, plus en rien, qui avait oublié le sens des jolis mots, des mots comme bonté, partage, tolérance.
Et la boîte que j’avais ouverte, il me fallait la refermer.
Un moment, j’ai même eu la révélation que je l’avais ouverte? il y a tant et tant de siècles… que j’en avais défini une boucle sans fin.
Au jour dit et à l’heure dite, tremblant et repentant, je me suis connecté.
J’ai cliqué sur un lien qui m’attendait depuis une éternité.
Je suis arrivé sur un écran noir où clignotait une toute petite fenêtre rougeoyante.
Il fallait que je clique…
J’ai respiré très fort, j’ai un moment humé cet air d’une fin d’été, que les pins parfument de résine.
J’ai regardé, déjà nostalgique, la nuit s’éclairer d’étoiles.
J’ai contemplé quelques secondes la ville pétillante des lumières aux fenêtres.
Une pensée émue m’a traversé l’esprit…
Désormais, ils seront heureux…, ai-je pensé !
Peut-être.
Il ne faudrait plus me cacher…
Et j’ai saisi, cliqué, fermant ma boîte…
Depuis, je me promène dans les limbes, ténébreux, ma boîte sous le bras.
Mais je ne sais pas ce que ce monde est devenu.
Je sais juste que la lune est un petit caillou dans le ciel. Je m’appelle Pandore…