Car-jacking…
La rue vomit un bruit continu qui s’insinue partout.
Parfois un claquement ou une détonation se fait entendre.
Parfois un râle profond qui remue la terre.
Des grincements, des crissements, des griffes et des piques.
Quelque chose et mille choses grincent et halètent.
Sinistrement.
C’est troublant.
Je veux dire par là que, parfois, ça me fait peur.
Je regarde la route défiler et fini par heurter quelque chose.
Une chose molle.
Suintante.
Et ça crie et fulmine et grogne et crache et s’évapore dans un ultime borborygme.
Ça s’éloigne en tortillant.
Ça devient de plus en plus flou.
Une veste en daim.
Énorme.
Je viens à peine de lever les yeux qu’il est déjà loin.
Un gros bonhomme, l’air pressé.
Quand je suis dans les rues de la ville, je m’efforce souvent de penser intensément à autre chose, de peur de me mettre à foncer en hurlant.
Ma vie est assez difficile à vivre.
Enfin, j’imagine qu’il en est de même pour tous.
Ça ne me rassure aucunement, mais ça a le mérite d’être vrai.
Et je me sens moins seul.
Avant j’allumais la radio de bord.
C’était plus simple pour couvrir les bruits.
Parfois même plaisant.
Je me retrouvais coupé du monde.
Il prenait alors une apparence différente, modelable.
Je créais l’univers qui m’entourait.
Souvent les passants étaient des êtres quasi immatériels.
Je les voyais mais c’était comme s’ils n’étaient pas vraiment là.
Comme une gigantesque pièce de théâtre, avec décors et figurants.
J’aimai bien cette période.
Un jour où j’attendais que le feu de trafic passe au vert, une voiture a ralenti à mon niveau.
Je crois que le conducteur a dû vouloir communiquer avec moi, parce qu’une fois que son passager est descendu en gesticulant et a brisé ma vitre avec une hache, je pus l’entendre hurler que je devais descendre, lui laisser les cléfs de ma voiture et que ça m’apprendrait à parader sur “son” territoire.
Ce faisant, il me gratifia d’une série de coups.
Il m’avait tiré de mon siège, plaqué par terre, pris mon portefeuille.
Ce n’est qu’une fois que j’eus reçu le dernier coup, un formidable coup dans la tête, que je m’aperçus de l’authenticité de la scène.
Ça avait été tellement rapide.
Je ne m’étais qu’à peine rendu compte de la présence de la voiture.
Je ne percevais que la musique qui éclatait dans mon crâne.
En petits flops.
Très doux.
Quant à en voir les occupants s’agiter et bouger les lèvres, ce n’était pas possible.
Je dus rester inconscient quelques temps car lorsque je rouvris les yeux, ces derniers parlaient de mon sourire.
Je venais de faire un rêve incroyable…
Ce fut quand je sentis ronronner le sol sous moi, que je perçus de plus en plus fort les klaxons qui cinglaient l’air et, que je repris conscience de ce qui venait de se passer.
J’étais pour le moment, étendu sur la chaussée et ça me piquait dans les yeux.
Enfin, dans un oeil parce que l’autre était fermé et refusait de s’ouvrir.
J’avais un goût immonde dans la bouche.
La nausée me tordit soudainement et penchant la tête sur le côté, j’expulsai quelques tâches rouges.
Le sol était poisseux par endroit.
Brun sapin, presque noir.
Et ça coulait sur mon visage.
Sur mes mains c’était rouge.
C’est marrant comme les couleurs se mélangeaient.
Je me dis à ce moment que j’aimerais devenir peintre.
Ce qui était pour le moins étrange, c’est que je n’avais pas mal.
En tous cas, pas conscience de la souffrance.
Propre à moi même, je m’imaginai un bref instant, que pour une raison ou une autre, mon corps était absolument insensible à la douleur.
Naturellement elle vînt, ou plutôt, elle rugit au moment même où je me rappelai certains souvenirs désagréables.
Reprenant pied dans le monde immédiat, je compris soudainement le but des klaxons qui me pleuvaient dessus.
J’étais au milieu de la route et les voitures ne pouvaient pas circuler.
J’avais tellement de sang sous moi et si peu de force à l’intérieur que je ne pouvais tout simplement pas bouger.
J’étais collé.
Un homme d’une quarantaine d’année sortit de son véhicule et se planta devant moi.
De là où j’étais, sa tête me semblait incroyablement éloignée.
L’homme se mit à aboyer.
Je perçus sa voix comme venant d’un autre monde.
Les mots arrivaient quelques secondes après qu’il ait bougé les lèvres.
Comme dans une émission de télé achat, en play-back.
Ça devenait irréel.
– Ça va Monsieur ?
Euh…
– Faudrait que vous vous mettiez sur le trottoir, vous risquez de vous faire écraser… et puis, on peut pas passer…
Je tendis les bras vers le type et essayai de marmonner quelque chose.
Il n’y avait que quelques sons incompréhensibles qui raclaient depuis le fond de ma gorge et sortaient par mon nez, liquides, rouges.
Ce n’était pas ce que je voulais lui dire.
J’aurais, à ce moment, voulu lui inspirer de la pitié…
Je finis par marmonner : aidez moi !
L’homme était incorruptible, je veux dire par là qu’il ne connaissait pas bien les mots et que pitié, par exemple, lui était tout à fait inconnu.
– Euh…, désolé mais j’ai une réunion importante… je… je ne peux pas me permettre de salir mon costume… et puis moi vous savez, le sang, tout ça… Quelqu’un a sûrement appelé les pompiers !
À ce moment précis, je compris beaucoup de choses.
Et le constat était si accablant que j’étais incapable du moindre geste.
Je n’arrivais même pas à penser rationnellement.
Le monde, mon monde était anéanti.
Dans ce dernier, la scène qui venait de se passer aurait été impensable, tout simplement.
Ce fut un retour à la réalité extrêmement rapide et violent.
Et le pire dans tout ça c’est que je n’étais pas en colère du tout.
Non.
J’étais profondément triste.
Je n’ai jamais vraiment su s’ils voulaient juste me dépouiller et voler ma voiture, ou si leur motivation première était de taper sur Quelqu’un.
Moi, en l’occurrence.
J’aurais tellement voulu que ce soit un acte justifié.
L’appât du gain ou quelque chose dans le genre.
Mais au fond, j’ai toujours senti que voir pisser le sang de mon nez leur suffisait amplement.
Je pense que de toute façon, ils se seraient donné la peine de venir me mettre deux coups de lames de rasoir.
Ou plus.
Je n’écoute plus de musique dans ma voiture, j’ai peur de ne pas entendre, parfois que Quelqu’un d’autre me suive.
On ne sait jamais.
Les bruits me harcèlent.
Au début j’ai bien essayé de chantonner, siffler, me faire un petit bout de tranquillité autour de moi, mais les gens ne sont généralement que peu enclins au sourire et à la pensée divaguante.
La plupart vont au travail.
Ils n’ont pas le temps.
Je ne les juge pas.
Je ne comprends pas, simplement.
Il existe, je pense, plusieurs mondes qui cohabitent.
Avec difficulté.
Cela fait déjà quelques années que j’ai eu droit à cette histoire, mais j’en ai gardé un souvenir intact.
Bruyant.
Quelque part, cet évènement a dû activement contribuer à faire de moi ce que je suis.
Quelqu’un qui s’oblige à penser à quelque chose de très précis, afin ne pas sentir les gens, ni les voitures qui me frôlent, les bruits qui me griffent et, la peur qui suinte de partout.
Afin de ne pas devenir fou.
Ou l’inverse.
Je me suis fait, en peu de temps après ces évènements, une thérapie personnelle.
Ce fut une période délicate.
Je me suis parlé à moi-même.
Pas besoin de psy, poli, réservé, chiant, moralisateur.
Pas besoin de médicaments.
Pas besoin de drogues.
L’ordonnance que je me suis établie tenait en une ligne… : le monde est fou…
Au bout du compte elle m’a énormément aidé !
Mais je ne m’en rends compte que maintenant.
J’ai fini par comprendre pas mal de choses sur la façon dont je fonctionne.
Enfin, comprendre c’est une chose mais ça ne change pas tout, et cela m’épuise, alors je me couche dans mon lit et serre si fort mes poings que je finis par m’endormir, les ongles bien en place dans la chair.
Lorsque j’ai repris pied avec le réel et que j’ai compris, j’ai eu peur pour les ceusses…, les autres !
Terriblement peur.
Je regarde les feuilles qui tombent doucement des arbres.
J’ai mal pour eux.
J’ai mal pour moi.
Bientôt l’hiver…
Je termine ma route, absorbé par mes pensées.
Je réfléchis à la façon dont je vais m’y prendre pour avoir la paix, il faut que je trouve un autre moyen.
Impossible.
Je me rends compte que je suis devant la porte de mon garage, lorsqu’un inconnu me bouscule en marmonnant des choses connues de lui seul.
Je le regarde.
Regarde ma montre.
Le regarde à nouveau.
Et je crois qu’il n’aime pas du tout ce jeu de regard, puisqu’il m’écrase l’épaule entre ces énormes doigts boudinés.
Alors je lève les yeux au ciel, lui tiens les épaules à deux mains et lui balance un coup de boule, de tête, et elle est dure et pleine d’idées…
La nuit va tomber.
Dormir, demain sera un autre jour…