Casualties adjusters…
Certains soirs, lorsqu’il rentre chez lui, Steve Beausang pose ses affaires sur une chaise et s’assied face à un tableau qu’il ne regarde plus depuis bien longtemps.
Il se sert quelque chose à boire, lisse du bout des doigts ses paupières fatiguées comme pour effacer les images pénibles de la journée, garde un instant le silence, puis répète cette même phrase à sa femme : « Aujourd’hui, tu vois, Christine, je sais une chose : je n’ai rendu personne heureux. »
Ensuite, côte à côte, dans leur banlieue infinie de Los Angeles, les Beausang prennent leur repas.
Certains soirs, lorsqu’il rentre chez lui, Sean O’Hara pose son casque et ses gants de moto dans l’entrée, regarde par la fenêtre à quoi va ressembler la nuit, se dirige vers la cuisine et raconte à sa femme des histoires auxquelles, avec le temps, elle a fini par s’habituer : « Je m’occupe d’une drôle d’affaire en ce moment. Un type roulait à 100 à l’heure dans un vieux van sur une route de campagne. Soudain un cheval traverse devant le camion. Tu sais ce qui est arrivé ? Sous le choc, la bête est entrée par le pare-brise, a traversé l’habitacle et est ressortie du véhicule par la lunette arrière. On a retrouvé le chauffeur à plat ventre, écrasé sur le siège. »
Ensuite les O’Hara mettent le couvert et s’installent à table.
Steve Beausang et Sean O’Hara passent leur vie en compagnie des morts.
On les appelle des « casualties adjusters ».
Ils travaillent pour le compte des compagnies d’assurances.
Leur métier consiste, lors de catastrophes ou simplement d’accidents de la route, à essayer de négocier à la baisse la valeur des défunts, à fouiller dans leur passé, dans leur vie privée, à étudier chaque affaire au cas par cas, à rogner ici, à transiger là, utilisant parfois d’étranges méthodes, faisant face souvent aussi à d’invraisemblables demandes.
Ils sont à mi-chemin de la facture et du chagrin, pareils à des douaniers funèbres tâtant le prix des êtres froids, fouillant dans leurs bagages posthumes, « ajustant » leurs prix toutes taxes comprises.
Et cela dans le but de faire économiser de l’argent aux assurances, d’amener les familles à composer, allant, quand il le faut, jusqu’à les affronter devant un jury lors d’un procès.
Face à eux, ils retrouvent chaque fois des avocats sans foi ni loi, des types sauvages payés au pourcentage, réclamant des sommes stratosphériques pour atténuer des préjudices souvent bien excentriques.
La mort accidentelle alimente en Amérique une industrie florissante symbolisant le point extrême d’une économie de marché qui, jusqu’à la fin ultime, et indifférente à certaines valeurs, s’obstine à négocier le prix de chaque chose.
« Un adjuster accomplit toujours un boulot pénible, une tâche sans issue, jamais finie, dit Beausang. Il vit en permanence au centre d’intérêts contradictoires, avec des assureurs qui veulent minorer leurs pertes, des familles qui se battent pour augmenter leurs gains, et des avocats qui, eux, pensent à leurs 40% de commission, et, toujours, se comportent comme des brigands. Mon frère travaille pour le FBI. La dernière fois qu’on s’est vu il m’a dit : “Tu sais quelle différence il y a entre ton boulot et le mien ? Moi, au moins, je sais que je dois faire face à des gens malhonnêtes.” Sans parler des situations et des images difficiles auxquelles on est souvent confronté. »
Ce soir, c’est le corps d’un homme de 40ans que Steve est allé voir avant de rentrer chez lui.
Un type mort à moto, fauché par un camion au milieu d’une intersection.
Il avait un bon métier, une femme, deux enfants, tout ce que détestent les assurances.
Sean, lui, se souvient de cette autre scène : un couple assis à l’avant d’une voiture qui était passée sous une remorque.
On aurait dit que le toit de la berline avait été minutieusement découpé.
Les passagers se tenaient droits sur leurs sièges :« Simplement, leurs têtes étaient sectionnées en deux. Dans la voiture, il ne restait que leurs mâchoires inférieures dont on distinguait chaque dent. Et sur la route, la partie supérieure des crânes, quasi intacts, posés côte à côte. »
Sean O’Hara va travailler tous les jours avec des chaussures rouges, de splendides tennis carminées.
Son bureau est situé à deux pas du cimetière de Holy Cross, à Culver City.
Depuis vingt ans qu’il fait ce métier, il a pratiquement tout vu de la cupidité de l’espèce, tout entendu aussi.
S’il a appris de la nature humaine, il sait également quelques règles en vigueur dans les cours de justice américaines.
D’abord des évidences socio-géographiques : pour un assureur, un chef d’entreprise mort à New York est une sale affaire.
L’indemnisation versée à la famille sera cinq, dix ou vingt fois plus élevée que celle accordée à un éleveur de chevaux décédé dans le Montana.
En outre, lors d’un procès, la valeur d’un défunt varie aussi grandement selon la composition du jury.
Les citadins démocrates sont toujours plus généreux que les républicains banlieusards.
Les catholiques du Sud et les Etats de l’Ouest, infiniment plus pingres que des villes comme Detroit, Los Angeles ou Chicago.
Chaque adjuster connaît parfaitement cette géographie du malheur, et ces comtés où la mort vaut de l’or.
Mais tout cela peut être remis en question par la composition ethnique du jury.
Il est établi que, lors d’un jugement concernant un défunt afro-américain, des jurés majoritairement noirs se montreront autrement généreux qu’un tribunal essentiellement composé de Caucasiens.
Interviennent également les circonstances proprement dites de l’accident.
Le coût de l’indemnisation versée par les assureurs ne sera pas le même selon que la victime aura été renversée par un véhicule appartenant, disons, à la société Coca-Cola, ou par une camionnette, propriété de l’épicier du coin.
Dès que de grosses entreprises – donc, des adversaires infiniment riches – sont impliquées dans un sinistre, les demandes des familles, stimulées par les conseils vitaminés d’avocats avisés, s’envolent.
Au-delà de ces principes généraux intangibles, les morts passent un à un à la toise des vertus nationales : « C’est assez simple, explique un adjuster new-yorkais à « Harper’s Magazine ». Plus la victime se rapproche de l’idéal américain, plus sa valeur augmente. En clair, un Blanc de 40ans, avec une bonne situation, marié, ayant deux enfants, réputé aimer sa famille et prenant soin de ses vieux parents est une vraie ruine pour les compagnies d’assurances. »
Aussi étrange que cela puisse paraître, la santé du mort est aussi extrêmement importante pour établir son prix.
Un défunt séropositif ne vaut pratiquement rien.
Un autre qui fumait voit sa cote s’effondrer.
Tout comme celle d’un amateur de cinéma ou de lecture qui ne pratiquait pas de sport.
« Selon nos barèmes, raconte Beausang, un homme qui avait du succès, des amis, qui sortait et pratiquait des activités sociales ou de plein air (outdoorsy people) a beaucoup plus de valeur que quelqu’un qui restait chez lui enfermé à regarder la télévision. »
L’Amérique aime donc les morts athlétiques, les cadavres en bonne santé.
Elle récompense aussi ceux qui pratiquaient une saine et régulière sexualité familiale.
Il suffit à une veuve d’affirmer que depuis le décès de son époux elle se trouve privée de « satisfaisantes et fréquentes relations sexuelles » pour qu’un jury adjoigne 250.000 à 300.000 dollars de bonus à la prime versée par les assurances.
« Les compagnies nous demandent bien sûr de vérifier tout ça, raconte Sean O’Hara. On est alors obligé de poser des questions sur la vie privée du couple. Et vous ne pouvez pas imaginer les détails sexuels que nous donnent le conjoint ou les proches. Nous entendons des choses que nous n’aurions jamais osé demander sur les pratiques, les positions, autant de détails qui nous mettent mal à l’aise. Par ailleurs, nous engageons des privés pour examiner la vie du défunt, voir s’il était bien, comme l’affirment les siens, cet homme ou cette femme fidèle, dévoué à sa famille. »
Si par malheur l’enquêteur découvre que la victime avait une liaison, des habitudes alcooliques, du goût pour le tabac, des pratiques louches ou un simple petit casier judiciaire, son cours s’effondre alors brutalement.
En revanche, si la victime est morte brûlée, ses actions grimpent en flèche.
« C’est un effet mécanique, explique O’Hara. Les photos d’un corps calciné bouleversent toujours un jury. Même chose si l’épouse de la victime est séduisante. On ne sait pas pourquoi, mais plus la veuve est jolie, plus la valeur du mort s’en trouve majorée. »
Si c’est une mère au foyer qui disparaît dans un accident, on nomme alors un économiste pour calculer l’indemnité censée compenser le montant des travaux ménagers et familiaux que cette femme accomplissait chez elle : cuisine, entretien de la maison, courses, éducation des enfants, comptabilité domestique, autant de tâches facturées désormais dans la colonne des « pertes économiques ».
Comme le pétrole, le malheur a donc un cours et un coût.
La lecture de ces barèmes révèle l’éthique d’une organisation économique, ses primautés morales, ses hiérarchies sociales, ses distinctions raciales, ainsi que les règles de son ordre sexuel.
« Récemment, on a eu une affaire qui montre bien à quel point les avocats ont investi ce domaine, dit Beausang. Il s’agissait d’un simple accident de voiture, sans victime. La conductrice avait été légèrement heurtée à l’arrière de son véhicule. Comme c’est aujourd’hui la règle elle avait porté l’affaire en justice et obtenu 15.000 dollars de dédommagement pour avoir souffert de quelques douleurs cervicales pendant une semaine. Sitôt le verdict rendu, c’est son mari qui a, à son tour, porté plainte au motif que, durant cette période, sa femme n’avait pu, en raison de sa raideur au cou, lui prodiguer certaines faveurs buccales auxquelles il était accoutumé. Pour ce préjudice le tribunal lui accorda 15.000 dollars supplémentaires. »
Sean O’Hara, lui aussi, a eu à connaître de pareilles histoires.
Il dit que c’est la loi du genre.
Que les règles ont changé.
Que l’on doit s’accommoder de ce nouveau monde et ne jamais oublier ce principe essentiel : quand on sent qu’une affaire n’est pas bonne, il faut agir vite et essayer de séduire la famille, en versant tout de suite des avances, en payant les obsèques, en étant là, attentif, prévenant, faisant des propositions concrètes avant qu’un avocat ne prenne le dossier en main.
« Mon but, ce n’est pas de voler qui que ce soit, mais de payer le juste prix. Le juste prix, pas davantage. »
Larry Booth est un fondateur de Booth et Koskoff, l’un des cabinets d’avocats les plus réputés de Los Angeles.
A son actif, de simples accidents de voiture ou d’avion indemnisés entre 1 million et 17,5 millions de dollars.
Stratège de luxe, il parle comme un professionnel de l’autre camp, engagé pour faire payer les assurances, et surtout rafler 40% des enjeux.
Parfois, une entente négociée suffit.
Parfois, lorsque l’accord échoue, il se présente devant un tribunal pour exposer la « pain and suffering » ou l’« emotional loss » de la famille et réclamer des compensations pouvant atteindre des montants d’une vertigineuse indécence.
« Les assureurs ne sont pas des philanthropes, dit Larry Booth. Tout cela est bien une affaire d’argent entre eux et nous. Nous sommes là pour raconter au jury cet avenir que le mort n’aura jamais. Les cas embarrassants ? Les défunts, pères de famille, qui ont une double vie. Ils sont déloyaux. C’est normal que leur valeur chute. Les plus faciles ? Les enfants tués par un airbag en voiture. Les jurés sont sans pitié pour les grosses compagnies. Ils font aussi la différence entre les victimes à forts et à faibles revenus. Il n’est pas très compliqué de comprendre pourquoi la famille d’un directeur disparu dans l’attentat du World Trade Center touchera 10 millions de dollars, tandis que les héritiers d’un employé d’entretien enseveli dans ces mêmes tours se verront allouer 300.000 dollars ».
Non, il n’est effectivement pas très compliqué de comprendre qu’ici les inégalités de la vie sont simplement confirmées et reconduites par voie de justice jusque dans la mort, que votre véritable valeur posthume dépendra du vice de votre avocat, des vertus d’un adjuster têtu, du passé qui fut vôtre, du futur que vous n’aurez jamais, de la couleur de votre peau, de votre manque de pot, et, enfin, de vos aptitudes sexuelles, pour autant qu’elles n’aient pas été contrariées par les raideurs cervicales inopinées de votre veuve, aujourd’hui endeuillée mais déjà si joyeuse…