Chroniques d’Amérique…
Voici les 9 chapitres qu’a écrit un ami avant de disparaître…
Il rêvait d’Amérique !
1- La mesure du succès
On ne peut pas écrire un journal sur l’Amérique sans parler de ses poursuites judiciaires.
Quelques années passées dans ce pays t’apprendront qu’elles sont le plus souvent initiées par des avocats assoiffés d’argent que par le citoyen lambda. La loi, comme tout ici, est un véritable business, et les cours de justice sont des récrés pour adultes.
On les appelle aussi “ambulance chasers,” un surnom gagné pour leur réputation de suivre les ambulances jusqu’aux hôpitaux. A peine arrivée, la victime est priée de signer des papiers autorisant l’avocat à la représenter, et de réclamer justice pour le tort commis. En général, cela ne te coûtera pas un rond, à moins que ton avocat ne remporte un procès contre la personne ou la société dont la négligence a été la cause de ton malheur.
L’avocat touche 10% des indemnités accordées. Et celles-ci sont en général dans les millions de dollars.
Bien sûr, une personne ou une société attaquée en justice doit se défendre si elle veut garder sa réputation intacte et ne pas débourser les millions appelés aux dédommagements. La différence dans le cas d’une défense, c’est que les avocats ne sont plus prêts à travailler gratuitement, car un jugement en leur faveur ne voudra pas dire qu’il y aura une recompense–mais juste un non-lieu. Tu paies donc des milliers de dollars de frais d’avocat juste pour te défendre.
Personne n’est à l’abri de ces attaques. Et les procès ridicules, suivis de verdicts qui le sont encore plus, font couler de l’encre chaque jour dans la presse américaine. Les Américains font des procès à leurs écoles pour avoir imposé une certaine discipline à leurs enfants. Ils font des procès aux restaurants fast food pour les faire grossir. Ils font même des procès à leur pasteur pour ne pas avoir pu empêcher un suicide.
Je connais un médecin qui a décidé de changer de carrière, car il ne pouvait plus supporter la pression. Une erreur et c’était l’attaque judiciaire garantie; l’imperfection et c’était le procès.
Les médecins aux Etats-Unis versent chaque mois une somme importante aux assurances pour se protéger contre de tels jugements (plus de 50 000 dollars par an de frais d’assurance!). Et pour certains, la différence entre le salaire et le coût de l’indemnité ne vaut plus la peine de faire ce métier.
Les pilotes de ligne aux États-Unis ne sont pas non plus à l’abri, bien que ces attaques soient plus rares. Contrairement aux médecins, si les pilotes font une erreur, ils suivront leurs passagers dans la mort payant déjà le prix ultime.
Il n’y a pas longtemps, un commandant de bord d’American Eagle s’était fait personnellement attaquer en justice par un de ses passagers, qui avait été lui-même blessé à cause d’une turbulence. Le passager n’avait pas sa ceinture de sécurité attachée car le commandant de bord avait éteint la consigne lumineuse.
Sans doute le vrai cauchemar pour un pilote de ligne serait d’avoir une urgence médicale à bord mais de ne pas pouvoir poser l’avion à temps…
…On est à 28.000 pieds à défoncer la nuit noire sur le Greenville — Chicago, vol 7455 ce 21 Novembre. On est à présent au-dessus de l’Ohio, en train d’indiquer Mach 0.77. Un sourire aux lèvres. Cà “tchatche” bien sur la fréquence ce vendredi soir.
“Blueridge 455, I have holding instructions for you.”
Mon sourire s’efface aussi vite qu’il est apparu.
Notre trajet de la Caroline du Nord va être subitement ralenti par un bouchon aérien infernal. En effet, on est à plus de 600km de Chicago et les avions s’empilent déjà sur les voies aériennes comme sur le périphe à Paris.
Tu ne peux évidemment pas mettre ton biréacteur au poids mort et attendre avec les moteurs coupés. Un avion lorsqu’il rentre dans un bouchon, il doit toujours voler. Et il bouffe du carburant.
Un bouchon aérien ça ressemble plutôt à un hippodrome. L’avion fait des circuits d’attente dans le ciel. On est entassé à des niveaux de vols différents. On peut voir les gars tourner au-dessus de nous. Les lumières blanches et rouges clignotent dans la nuit, mélangées aux étoiles. Mais c’est le trou noir en dessous: la campagne à 28.000 pieds plus bas.
Je réponds au contrôleur: “Go ahead.” Mon stylo dans la main gauche, mon papier à peine éclairé.
“Blueridge 455 hold southwest as published on the FLM VOR, 10-mile legs approved. EFC 23:50”
Je clique sur mon micro d’une main, et répète ses instructions tandis que de l’autre, je signale à mon copi de ramener la manette des gaz… Roger, as published… and we’ll expect further clearance at 23:50 Zulu. Un coup d’oeil sur ma montre me révèle que les prochaines 45 minutes se passeront au-dessus de l’Ohio rurale, bien loin de Chicago.
Jeff émit l’équivalent américain de “zut”, qui est presque aussi court et n’a que la lettre “u” en commun. C’est notre dernier vol ce soir, et après une rotation de 3 jours, on espérait rentrer du bureau à l’heure. “Etre basé à Chicago” et “Rentrer à l’heure” sont deux expressions qui n’ont jamais appartenues à la même phrase.
Je pianote sur mon FMS et j’envoie un message à mon Dispatch à Washington, DC. Il est décidé que le “Bingo Fuel” sera 5300 livres.
“Bingo” est un terme militaire éloquent pour décrire l’interruption d’une mission pour rentrer à la base. Cette expression a été reprise par la ligne bien que la mission de tout pilote de ligne… soit de rentrer à la base. Ce soir, le Bingo Fuel est la quantité d’essence qui nous obligera à interrompre notre circuit d’attente et à nous dérouter.
Notre aéroport de déroutement sera South Bend, une petite ville perchée dans l’Indiana (l’université de Notre Dame). L’aéroport a été choisi par notre Dispatcher à cause de sa météo favorable et de sa situation proche de Chicago.
Après un message diplomatique sur le Public Address, je retourne vers mes calculs de conso. On a commencé notre premier virage dans le circuit d’attente. On fait des ronds à 250 noeuds, soit près de 290 km/h, la vitesse minimale pour notre jet à cette altitude. Nos hippodromes font une vingtaine de km. Essaie ça sur le periphe.
J’espère un miracle mais les 5300 livres arrivent trop vite. Bingo Fuel. Ca fait seulement 1/2 h qu’on est en attente. Il est temps d’informer le centre de contrôle de notre déroutement. J’envoie un autre message à Dispatch, un public address aux passagers, et on prépare notre arrivée sur South Bend.
Et c’est à ce moment là que c’est arrivé.
Ding. Dong. La lumière verte “CALL” flashe sur notre console entre mon copi et moi. Notre hôtesse nous appelle sur l’intercom. Mon copi décroche, et il est informé qu’un passager, un homme d’environ une quarantaine d’années, a l’air vraiment pâle et ne se sent pas très bien.
Il n’y a pas de raison de s’inquiéter, du moins pour le moment. Lorsque tu fais des ronds à 300 à l’heure dans une nuit d’encre, il est facile d’avoir le vertige. On continuera vers South Bend. Un coup d’oeil sur ma carte électronique m’indique que Cincinnati est en bout d’aile s’il y a urgence, mais South Bend est bien plus proche de Chicago.
Elle rappelle quelques minutes plus tard. Cette fois-ci je décroche en avalant ma salive.
Le passager en question, toujours très pâle, a maintenant des difficultés à respirer, il a une douleur très forte dans l’abdomen, et il transpire énormément. Et si l’hôtesse est en train de paniquer, sa voix ne la trahit pas du tout. Comme je sais que le ton de la mienne aura également un grand effet sur son comportement, je lui donne mes instructions calmement.
“Heather, do me a favor. Go on the PA. Ask if there are any doctors or nurses on board. Okay?”
Elle a l’air soulagée et me remercie. Puis raccroche. Les trente prochaines secondes ont l’air d’une éternité.
Ding. Dong. Lumière verte qui clignote. Je décroche.
“Dan, there is no one.”
Pas de docteur ni d’infirmière à bord. Damn.
On est a 28.000 pieds. Même si on descendait à 4000 pieds par minute, il nous faudrait au moins 10 minutes pour se poser, car le dernier tronçon de l’approche, la finale, ne peut se faire qu’à 1000 pieds-minute maxi.
Heather attendait ma décision. Une décision basée uniquement sur une description vague, et une décision basée sans l’opinion d’un professionnel de la santé. Je ne voulais pas d’ambiguïté, et je ne voulais pas faire une descente d’urgence de nuit sur un aéroport qui ne m’est pas familier, si le passager n’avait que la nausée.
J’ai peu d’information mais je dois agir vite. Avant de raccrocher pour déclarer une urgence, je lui pose une dernière question pour être sûr que l’on soit d’accord.
“Heather, is this an emergency ?”
“Oh… Yes. Sorry, I should have told you !”
“We’ll be on the ground in 10 minutes. I’ll make an announcement.” Je raccroche.
Le centre de contrôle vient juste de nous donner un cap pour South Bend, et je briefe mon copi. Puis j’annonce à la radio :
“Center, Blueridge 455, change of plans : We’re declaring a medical emergency. We need to divert to Cincinnati now.”
Le contrôleur, sans répit, répond par une clairance direct Cincinnati et une descente au niveau 180. L’avion se met en virage à gauche, son nez piqué à 3500 pieds par minute pendant que mon copi, dans le cockpit sombre, m’avoue qu’il ne s’est jamais posé à Cincinnati. Je lui dis que j’y suis déjà allé une fois ou deux. J’ai sûrement la fréquence de notre station d’opérations écrite quelque part sur ma carte.
J’envoie un message rapide à mon Dispatcher à Washington:
DVT TO CVG MEDICAL EMERGENCY.
Rapidement, je sors la carte Jeppesen de l’aéroport, et l’adrénaline commence à pomper. C’est la première fois que je vois cette carte, et j’en déduis que c’est à Columbus, ville voisine dans l’Ohio, que je m’étais une fois posé. Et non Cincinnati.
Donc ça va se compliquer.
Comme je ne suis jamais allé à Cincinnati, je ne sais même pas si on a une station d’opérations, et je ne sais pas non plus où me garer pour pouvoir débarquer mon passager à temps.
Cincinnati est bien l’aéroport le plus proche, mais il nous faut pouvoir contacter quelqu’un au sol pour organiser une ambulance et l’évacuation du passager, sinon on perdra beaucoup de temps, trop de temps.
Et la situation s’empire.
Ding. Dong. Mon hôtesse me rappelle. Elle parle un peu plus vite, un signe que son niveau de panique s’est élevé.
“His pulse is at 48 and he still has a hard time breathing and he is sweating like crazy. I moved him out of his row and laid him down in the aisle.”
Un coup d’oeil à ma montre. Posé dans 8 minutes, je n’ai pas vraiment le temps d’avoir une conversation. “Okay. Thanks. Prepare the cabin for arrival.” Et je raccroche sec.
Je n’ai pas le temps non plus de pianoter sur le FMS pour demander à ma compagnie la fréquence des opérations. Les messages, bien que fiables, mettent du temps à parvenir. Et j’ai besoin de savoir tout de suite si on a une station à Cincinnati, et de connaître sa position sur l’aéroport ou il faudra que je me déroute autre part avant qu’il ne soit trop tard. Avant que l’on ne soit trop bas.
Sur la deuxième radio, je décide d’appeler mon Dispatch à travers ARINC, pour résoudre mon problème. ARINC est un réseau de radios qui me permet de contacter notre compagnie depuis n’importe quelle situation dans le pays–que je sois à 31.000 au-dessus du New York, ou au sol en plein milieu du Kansas.
Du moins, en théorie.
J’essaie plusieurs fois et j’essaie plusieurs fréquences, et malheureusement pas de bol. Personne ne répond. Arrrgh ! Les minutes s’écoulent, et avec les minutes, notre altitude.
On descend à fond le ballon, et je dois maintenant me concentrer sur la préparation de l’arrivée. La nuit, on ne voit pas grand chose, et je ne peux pas mettre 50 vies en danger pour en sauver une. On met la fréquence de l’ILS, on briefe le relief, l’altitude de décision, la vitesse d’approche à utiliser pour notre poids actuel. On fait tout cela minutieusement malgré la pression.
Devrais-je choisir un autre aéroport ? Il est sûrement trop tard maintenant.
Mais comment savoir si on a une station d’opérations sur ce terrain ? Et d’un coup, je pense à mon PDA.
Dans mon PDA, qui se trouve sur la pochette avant de ma chemise blanche, j’ai le planning entier de ma compagnie. Je peux donc savoir si on a des vols de Chicago à Cincinnati, par exemple, et si c’est le cas, ça voudra dire qu’on a une station sur cet aéroport.
J’ouvre mon PDA rapidement et je l’allume pendant que mon copi continue à piloter l’avion. Tap, tap, tap sur l’écran vert illuminé, ORD-CVG. Oui, bonne nouvelle, on fait effectivement la ligne avec un 737 ! On a donc une station qui pourra nous accueillir. Mais où se trouve-t-elle sur cet aéroport immense et comment la contacter ? Aucune idée.
On passe les 8.000 pieds, et comme on a déclaré une urgence, on a priorité sur tout le trafic aérien. Il est presque 18h ce vendredi soir, et c’est l’heure de pointe dans n’importe quelle aéroport du pays. Notre arrivée va semer la panique.
On sera posé dans quelques minutes, et alors que mon copi se concentre sur la descente, je dois anticiper le roulage. Où aller après avoir dégager la piste ? Qui contacter pour recevoir de l’assistance ?
Je clique sur mon micro:
Approach, Blueridge 455, we can’t get hold of our operations, and we are busy getting ourselves ready for the approach. Would you mind relaying to them that we are coming in with a medical emergency ?
J’attends la réponse du contrôleur. Lui aussi, il est busy et n’a sûrement pas le temps de passer le coup de fil à mes opérations. S’il est d’accord, je ne saurais toujours pas vers quel terminal me diriger une fois la piste dégagée, mais on avisera, et peut être que le contrôle au sol pourra nous aider. J’espère au moins que mes opérations auront la présence d’esprit de commander une ambulance lorsqu’ils prendront connaissance de notre arrivée.
Il me répond par un bref : “Okay, we’ll give ’em a call.”
Puis après une pause, il nous rappelle : “Would you like an ambulance waiting for you at the gate?”
Une ambulance à la porte d’arrivée ? Je me donne quelques secondes pour réfléchir, ce qui n’est pas facile lorsque tu es responsable d’un jet qui déchire le ciel noir à 3500 pieds par minute en virage. C’est même un peu distrayant. Je vois mon copi ajuster le taux de descente.
“No, not at the gate. We need the ambulance as soon as we clear the runway. Have them wait for us on the taxiway parallel to the runway.”
“Roger. We’ll let them know.”
Puis la fréquence d’approche nous demande de passer sur la fréquence tour pour l’autorisation à l’atterrissage. On passe en étape de base, les trains et les volets sortis. On peut voir une ligne d’avions sur le taxiway parallèle. On peut également voir les gyrophares des véhicules de l’aéroport foncer à toute blinde vers la piste. Je viens à peine de finir la checklist “avant-atterrissage.” On est stable sur l’approche. Il y a moins d’un quart d’heure on était au niveau 280. Difficile à croire.
L’atterro n’est pas peaufiné mais il est précis, et après un coup de reverse, on dégage la piste 18L où les véhicules foncent vers nous. Virage sur le taxiway parallèle, on s’arrête. Et après avoir serré le frein de parking, on coupe le moteur gauche.
Je peux voir une équipe médicale composée de trois personnes courir vers l’avion, une ambulance garée plus loin. Plusieurs voitures avec des gyrophares. J’avais éteint mes phares puissants tout de suite après l’atterrissage pour ne pas éblouir l’équipe qui se précipitait vers notre avion. J’appelle mon hôtesse sur l’intercom, et lui demande d’ouvrir la porte d’embarquement.
Mon passager est encore conscient, et l’équipe médicale décide de l’évacuer vers l’hôpital le plus proche. Après avoir remercié l’equipe et refermé la porte, on s’est dirigé vers notre terminal grâce à l’aide du contrôleur. Cela nous a pris au moins une dizaine de minutes à rouler de nuit sur un aéroport de cet taille. Et après avoir ravitaillé, on est reparti pour Chicago.
Je ne sais toujours pas ce qu’est devenu mon passager, quel avait été son problème, et si on lui avait vraiment sauvé la vie. Je n’ai même jamais eu de remerciements pour les décisions et les risques calculés que nous avions pris ce vendredi soir. Mais à l’heure où j’écris ces mots, personne n’a encore essayé de me faire un procès.
Et ca, dans ce pays, c’est la véritable mesure du succès.
So long, à bientôt !
2- Bonne nuit
Je reviens juste du bar, et je suis dans ma chambre d’hôtel. Je ne bois d’habitude jamais mais j’avais promis de prendre une bière avec mon équipage. J’en ai pris une, mon copi trois. Entre deux discussions, j’ai appris que la femme derrière le bar était une enseignante. Elle était à l’école ce matin, et elle servait à boire le soir. Ce n’est plus rare de rencontrer des gens qui ont plusieurs professions. C’est la conjoncture actuelle qui le veut. Je connais même un pilote de ligne qui conduit des limousines le week-end pour se faire de l’argent de poche.
Il fait -20 degrés Celsius ce soir à Syracuse, qu’on surnomme affectueusement ‘Sybericuse’ entre pilotes. La semaine a été chargée et donc la bière fut méritée. Mon hôtesse, qui était assise à côté de moi au bar, est une remplaçante, la mienne s’étant fait virée il y a trois jours.
Il y a juste une semaine je volais avec elle, et elle m’a dit qu’elle venait d’être mise sur une liste d’hôtesses qui allaient se faire renvoyer. Pour la description, Sarah a juste 25 ans, elle est rouquine et a un beau sourire. Les passagers l’adorent. Mais sous ce sourire d’ange, elle aime faire la fête. Elle aime écouter de la musique Punk, elle a quelques tatouages qui sont bien placés et des piercings qui le sont encore mieux (dont un à travers la langue qu’elle retire soigneusement avant un vol). Une fois à bord, par contre, c’est une vraie pro.
Ce n’est pas à cause de ses tatouages ou de ses piercings discrets qu’elle s’est fait renvoyer, mais plutôt parce qu’elle était absente trois fois dans une période d’un an–un crime terrible dans une compagnie aérienne. Lorsqu’un membre d’équipage est absent, un remplaçant doit être trouvé à la dernière minute ou le vol est annulé. Et ça crée la pagaille parmi les crew schedulers de la compagnie. La règle pour les hôtesses c’est trois ‘no shows’, et elles sont virées. (Tu peux te porter malade si tu préviens la compagnie 3 heures avant ton vol.)
Je volais avec Sarah la semaine dernière lorsqu’elle m’a parlé de sa convocation pour un entretien avec son supervisor. Elle a appelé son syndicat, le syndicat des hôtesses de l’air, qui lui a confirmé qu’elle allait sûrement se retrouver à la porte… dès la fin de l’entretien.
Notre compagnie a besoin de réduire ses effectifs, et c’est malheureusement ainsi qu’ils s’y prennent. La moindre erreur et tu viens de leur donner la raison pour ton renvoi.
Ils pourraient simplement licencier les employés pour des raisons économiques au lieu de licencier pour une faute trouvée. Mais ça, ça se saurait parmi les actionnaires, et on préfère licencier discrètement pour ne pas alarmer les investisseurs.
Et comme se faire virer a des conséquences faramineuses sur la suite de ta carrière dans un pays aussi compétitif que celui-ci, j’avais conseillé à Sarah de démissionner avant le jour de sa convocation. Il est toujours mieux de démissionner que de se faire renvoyer. C’est bien plus facile à expliquer aux futurs entretiens.
Sarah croyait qu’elle pouvait convaincre le “inflight supervisor” de ne pas la renvoyer, et elle espérait que ses excuses lui feront changer d’avis. C’était un pari à prendre, mais quel risque !
Lorsque je me suis trouvé dans la salle d’équipage deux heures après son rendez-vous, elle n’était plus là. On m’a donc donné une remplaçante il y a juste trois jours…
Je dois aller me coucher maintenant car je dois me lever à 4h00 demain matin. L’Etat de New York, où je suis en ce moment, ayant une heure de décalage, ce sera 3h00 du matin pour moi ! Lorsqu’il fait -20°C dehors et que le sol est couvert de neige, on ne se marre pas pendant la prévol.
Ce sera un retour sur Chicago où il y a des tempés plus raisonnables, mais où il n’a pas cessé de neiger. (By the way, Chicago vient d’être nommé l’aéroport avec le plus de retards au monde.) Ce sera peut être une longue journée, comme le style de journées que j’ai eues la semaine dernière : 35 heures de service en trois jours. Sacrée semaine de 35 heures, je te raconte pas.
En plus de l’appel-réveil de l’hôtel demain matin à 4:00 AM locales, je vais mettre 2 alarmes supplémentaires–ma montre et l’horloge-radio de la chambre. Voler dans le Nord des Etats-Unis pendant l’Hiver c’est peut être pas facile, mais garder son boulot dans une compagnie aérienne aujourd’hui, l’est encore moins.
So long, à bientôt !
3- licenciement aux USA
Les lettres de licenciements pour tous nos membres d’équipage avaient été envoyées la veille de Noël. L’annonce concernant la fermeture définitive de la compagnie, elle, a été faite à travers un communiqué de presse, un jour après le Nouvel An. Aujourd’hui le 5 Janvier, c’est l’anniversaire de ma femme. C’est aussi le dernier jour d’opérations pour Independence Air.
Happy Birthday, Gina.
On me demande souvent comment il faut faire pour devenir pilote.
Ah, devenir pilote, c’est facile, tu vas à l’école. Etre embauché, ça c’est une autre histoire. Cette histoire relève sans doute un peu de la chance, une chance qu’il faut aller chercher, cultiver, et reconnaître lors des hasards heureux, et oublier lors des hasards malheureux.
Il y a une expression aux Etats-Unis que j’aime beaucoup: “fortune favors the bold.” La chance sourit à l’audacieux. Je crois en ça. Je crois que la chance est comme un champ. La moisson peut être bonne ou mauvaise, encore faut-il avoir semé. Et il faut savoir encore semer quand on n’a rien récolté.
A l’heure où j’écris ces lignes, des centaines de pilotes avec des milliers d’heures de vol rejoignent la cohorte de ceux qui s’étaient déjà faits licencier par notre compagnie juste un an plutôt.
Ceux qui sont licenciés les premiers (les pilotes avec le moins d’ancienneté) sont aussi les premiers à retrouver du boulot. L’inconvenient, en fait, d’avoir de l’ancienneté dans une compagnie qui fait faillite, c’est que tu es le dernier à partir, le dernier à chercher un emploi. Le dernier après les pilotes d’American, Delta, United, USAir qui ont été également licenciés à tour de bras depuis le 11 Septembre 2001.
Tu te pointes quatre ans plus tard. Quatre ans trop tard, dans une période qui a été décrite comme la pire de l’histoire du transport aérien aux US.
Alors comment devenir pilote, tu me demandes ? Après 6000 heures de vol et 4 qualifs de type, je ne sais pas moi-même. Mais avec un peu d’audace, tu auras de la chance. Remember, fortune favors the bold.
C’était vendredi soir à Washington-Dulles, je rentrais chez moi à Chicago, en passager. Fatigué et démoralisé. Le vol était plein, le départ imminent, et comme d’habitude, la porte d’embarquement était à l’autre bout du terminal. Je n’avais pas envie de courir en uniforme. Je voyageais en stand-by, et il n’y avait aucune garantie qu’il y ait un siège de libre. Le prochain vol sur Chicago partait dans deux heures seulement, et il était à moitié plein, selon les ordinateurs de la salle d’équipage.
Mais au dernier moment, je vis mes pas s’accélérer, et je me retrouvais devant la porte d’embarquement A5, juste quelques minutes avant sa fermeture. La personne derrière le guichet me donna le dernier siège disponible, le siège 12B. Le siège qui changea ma vie.
Le vol était terrible, et à mi-chemin, l’avion fit demi-tour. Problème du système de dégivrage selon le Captain. Puis, les passagers se retournèrent vers moi, en me jettant un regard. Le genre de regard que seuls les passagers savent faire, mi-inquiet, mi-agacé. J’étais en uniforme, et ils voulaient des explications.
Alors j’expliquais, lentement, en choisissant mes mots. Je m’excusais au nom de la compagnie, bien sûr. “Obviously this is not how we want to run an operation,” je leur disais. “But safety is the number one priority…”
Certains visages se détendaient. Les questions s’enchaînèrent.
Puis, je decidais d’entamer une conversation avec la personne assise à coté de moi. Il s’appelait Tim, il travaillait également pour une compagnie aérienne. Il rentrait chez lui, et je me disais, pas con, le mec, de ne pas voyager en uniforme.
Après un retour à Washington et un changement d’avion qui dura presqu’une heure, je profitais pour expliquer aux passagers ce “petit” problème technique. Un cours d’aérodynamique, des excuses supplémentaires. Certains étaient enragés, d’autres complètement ignorants. J’avais une patience d’enfer. Et je ne savais même pas pourquoi je faisais ça.
Notre compagnie était sous Chapitre 11, on perdait un million de dollars par jour. La fin était proche, très proche. On avait maintenant plus besoin d’investisseurs que de passagers. Des investisseurs avec des gros porte-monnaies.
Ces investisseurs ne seront jamais venus.
Je me retournais vers Tim. On parlait de tout et de rien, de la politique, du secteur aérien, et de notre boulot. On arrivait même à plaisanter. Il trouvait les employés d’Independence Air très bons. Meilleurs que ceux de United et American. Je souris, satisfait.
Tim travaille pour Maxjet, une compagnie qui fait du New York-Londres sur 767, configuré 100 % classe affaires. 102 sièges au lieu des 245 standards sur cette machine. Les sièges sont tous en cuir, les hôtesses sont belles et nombreuses, le champagne coule comme si c’était de l’eau, et les repas sont servis sur de la porcelaine de Chine. Je l’écoutais, admiratif.
Un rêve de gosse.
Les pilotes ont en moyenne 10.000 heures de vol, des anciens de TWA et Delta aux cheveux gris, qui ont croisé l’Atlantique plus d’une centaine de fois.
Enfin il sortit sa carte de visite de sa poche qu’il me tendit. Je n’en croyais pas mes yeux. Tim n’était pas qu’un pilote. Il était le chef pilote de la compagnie, et c’est pour ça qu’il ne portait pas l’uniforme. Avec un sourire digne des meilleurs feuilletons americains, il dit: “Give me a call.”
Je vois son adresse email au bas de la carte. Je dis: “You’ll have my résumé by Monday.”
Voila un peu comment tu deviens pilote. Certains disent que j’ai eu beaucoup de courage pour être parti réaliser mon rêve. Je dis que j’ai juste eu un peu d’audace.
Et beaucoup de chance.
So long, à bientôt !
4- Etudier aux Etats-Unis
J’ai retrouvé le texte suivant que j’ai écrit il y a bien longtemps. Je parle de mon entrée dans une fac américaine…
On m’avait dit que le système d’éducation américain n’était pas démocratique, puisque les élèves étaient sélectionnés en fonction de la taille de leur porte-monnaie, et non celle de leur cerveau. Après avoir passé un an à la fac en France et presque deux dans une université américaine, je me suis rendu compte ô combien ce qu’on m’avait dit était faux.
Lorsque je mis les pieds pour la première fois dans la “Registration Office” de l’Arizona State University, je venais juste d’avoir mon permis de travail temporaire, et j’avais débarqué de France où, malgré mon Bac C (Maths), je n’ai pu rentrer ni à Math Sup, ni dans une école d’ingénieur. Déçu, j’avais alors tenté de me faire accepter, en France, dans une école de mécanicien aéronautique. Et malgré mon Bac et une licence de pilote privée française, j’ai été refusé. On ne prenait que 36 candidats sur 600 cette année-là. Et cette année-là, il y avait 36 candidats qui, selon l’école, seraient de meilleurs mécaniciens que moi.
Lorsqu’aux Etats-Unis, la femme blonde derrière le guichet m’adressa un bref “How can I help you?”, j’avalai ma salive, et je lui ai dit que j’étais là pour m’inscrire. Elle me demanda de “déclarer” mon major, et sous le guichet me donna une liste de diplômes que l’université offrait. Mes yeux s’arrêtèrent sur l’école d’ingénieur, qui offrait parmi ses nombreuses matières, un diplôme en “Aerospace Engineering.”
Et avec un sourire aux lèvres, je “déclarai” solennellement. Et avec autant de simplicité, elle entra dans l’ordinateur que j’étais désormais un student in Aerospace Engineering. J’avais une pensée émue pour tous mes potes en train de cravacher en fac de droit et d’éco.
Puis je reçus la liste des cours à prendre pour le premier semestre. “You need to take Engineering 101. If you pass, you’ll be able to take 102, etc…” On me donna les bouquins. Here you go. Good luck.
Le système français est parfait si ça ne te dérange pas de ne pas étudier ce que tu veux étudier. Dès que tu as des rêves ou des ambitions, ça devient plus difficile. Pour moi l’idée que mon future soit décidé par des notes du lycée, et que des opportunités à l’éducation soient fermées par des concours ne me paraissaient pas très juste. Le fait qu’on ne me donnait même pas une chance, et que je n’avais pas droit aux mêmes opportunités que n’importe qui ne me paraissait pas démocratique.
Et lorsqu’il était temps de payer, j’avalai pour la seconde fois ma salive.
Et c’est là que le système américain m’a vraiment mis sur le cul.
L’université aux Etats-Unis peut accepter autant d’étudiants dans n’importe quelle matière parce que:
Si tu “échoues” une matière, tu ne redoubles pas une année entière mais juste cette matière (je crois que le système européen se transforme doucement vers un système similaire). Donc, si tu réussis Engineering 101, les Maths (Calculus I), la Physique, mais pas la chimie (Chemistry 101), le deuxième semestre tu pourras étudier Engineering 102, Calculus II mais tu devras refaire, bien sûr, Chemistry 101.
L’université n’est pas gratuite pour tout le monde. Si tu peux te la payer, tu dois payer, et sinon, c’est gratuit. Oui, tu as bien lu, gratuit. Si tu vis dans l’Etat en question depuis plus d’un an c’est moins cher que si tu viens d’un autre Etat (in-state tuition vs. out-of-state tuition). Parce que tu as déjà payé des impôts dans cet Etat.
Dans mon cas, le gouvernement américain m’autorisait à étudier gratuitement en me donnant ce qu’ils appellent des “Pell Grants” (les frais d’inscription étaient remboursées et directement versés à l’université.) je n’étais même pas un citoyen américain, mais comme j’étais marié, l’éligibilité était basée sur mon salaire et non celle de mes parents. Donc, je faisais des études d’ingénieur aéronautique gratos. Après deux ans, et des “A” dans toutes les matières, une compagnie air ambulance m’a offert un boulot de pilote. Ce fut, en fait, une décision difficile à prendre car je savais que si je quittais l’école pour aller voler, je n’aurai plus droit au bourses d’études (mon salaire serait trop élevé). Mais je savais également que les écoles seraient toujours là, contrairement aux boulots de pilote.
Je continue maintenant mes études par correspondance (“online”) où je fais une maîtrise d’aeronautics à travers l’université aéronautique la plus réputée au monde : Embry Riddle. Demain, d’un hôtel de New York, je ferai mes partielles d’Aircraft Accident Investigation. Je viens juste de finir un cours de Flight Physiology. Entre temps, j’ai pu accumuler plus de 5000 h de vol, presque 1000 h de jet, devenir instructeur pilote de ligne en compagnie, et recevoir 3 qualifs de type. Je ne regrette donc pas d’avoir quitté l’école.
Pour revenir aux bourses d’études, il y a également d’autres types de bourses. Par exemple, j’étais bon au tennis, et l’université m’offrait de payer mes études si je jouais dans son équipe. Comme il fallait s’entraîner plusieurs heures par jour après les classes, et que le gouvernement me donnait déjà des bourses pour étudier gratuitement, j’ai refusé. J’avais un boulot le soir (Loadmaster pour Airborne Express) qui me permettait de payer mon loyer. Jouer au tennis n’aurait pas pu faire ça.
Le service militaire aux US n’est pas obligatoire mais si tu le fais, tu reçois également des bourses études pour étudier gratuitement. Le service dure 4 ans, mais rien ne t’empêche d’étudier pendant ton service. Tu n’as pas besoin d’être citoyen américain pour faire ton service, mais tu as besoin de la Greencard. Et rentrer dans une école d’ingénieur à l’âge de 22 ans, c’est pas trop vieux, surtout qu’en France tu devrais faire des classes préparatoires.
Donc, voilà, certains penseront que ce n’est peut être pas démocratique qu’un riche doit se payer l’université alors qu’un pauvre l’ait gratuitement. Bien sûr, comme tout le monde, je préférais que les études soient gratuites pour tous, mais si je dois décider entre étudier ce que je veux étudier avec du matériel dernier cri, et la sélection française qui ne me donnait même pas une chance de devenir mécano (je me suis retrouvé en fac d’éco à faire mes partielles assis par terre, car il n’y avait pas assez de chaises), alors je préfère le système américain.
D’ailleurs tu devrais voir la gueule des universités ici, ce sont de vraies villes.
So long, à bientôt !
5- Expatrié
Je sens mon français s’appauvrir de jour en jour. J’ai de plus en plus de mal à écrire. Ca fait maintenant plus de 8 ans que je ne suis plus rentré en France. Mon passeport français a expiré. Ma carte d’identité a expiré. Et lorsque je croise des Français dans les terminaux d’aéroports, je ne lève même plus la tête.
Après deux semaines de congés je me retrouve à nouveau dans le cockpit du 767, à 39.000 pieds au-dessus de l’Atlantique. Ma première rotation de l’année. Il fait nuit. La radio crépite dans le fond. J’ajuste le volume du haut-parleur à ma droite, juste à côté du “tiller” et du masque à oxygène. Au-dessus de l’Atlantique, on écoute la fréquence Air-to-Air, 123.45. C’est la fréquence pour pilotes. On entend parfois des reports de turbulence—ou les résultats du foot.
J’ai eu le T-Bone steak, mon Captain le saumon. Nos procédures nous empêchent de manger la même chose. Notre 3e pilote, le Relief Officer, est en train de se reposer. Dans quelques minutes, il remplacera le Captain qui, lui, ira roupiller à l’arrière de l’avion. Quant à moi, j’irai en break entre 30 degrés Ouest et Belfast.
Mes yeux sont rouges. Je suis crevé. L’hôtesse vient de m’amener une part de tarte à l’orange. L’infusion de sucre m’aidera pendant une demi-heure avant de me rendre encore plus fatigué. Je pense à Londres qu’on atteindra dans un peu plus de 4 heures. Là, toute la nourriture à bord sera jetée. Ce gâchis me dégoute. Mes années de pilote d’air ambulance dans les réserve indiennes paraissent bien loin.
Une heure et quarante minutes avant mon break. Il y a deux pilotes d’Air France qui commencent à discuter sur la fréquence.
Je baisse le volume…
So long, à bientôt !
6- Le parcours du combattant
Je suis en uniforme, et je marche lentement autour de l’avion. Il fait déjà nuit. J’ai une lampe de poche dans ma main gauche, ma casquette est vissée sur la tête. Je la tiens avec l’autre main à cause des rafales de vent. On est garé ce soir à la porte 5 du terminal 1, New York John F. Kennedy International. Ca souffle.
Bien qu’il fasse sombre, la lumière de la cabine perce à travers les hublots. A l’intérieur, les stews et les hôtesses se préparent à l’embarquement. Les uniformes sont réajustés pour la dixième fois, les PA sont testés, les centaines de journaux sont déballés.
Je passe sur le côté droit de l’avion. Je lève la tête, et j’inspecte les bords d’attaques de l’aile immense du Boeing 767, l’avion le plus utilisé au monde pour les vols transatlantiques.
Le bruit sur le tarmac est infernal. La piste 13R est juste à côté du terminal 1, et les départs vers l’Europe viennent de commencer. Lorsque je me retourne, un A340 de Virgin Atlantic est en pleine rotation. Le bruit déchire la nuit. Les trains se rentrent. Un 767 aux couleurs Delta s’aligne juste derrière lui, prêt, phares allumés.
Je continue à marcher, et j’inspecte l’immense réacteur Pratt et Whitney qui va tourner sans répit pendant plus de 7 heures—en montée, en descente, dans la pluie, dans la neige, à 37000 pieds, et dans des températures de -50°C au dessus de l’Atlantique Nord. Je ne constate aucune fuite d’huile. Les pâles du fan N1 ont l’air d’être en bonne état, et je continue, satisfait.
C’est lors des prévols que je pense à mon parcours. Un parcours pas facile, qui a été marqué par autant d’échecs que de succès. J’avais passé le bac avec un modeste 11/20. Refusé dans les prépas, je me suis retrouvé en fac, où j’ai loupé mes partielles. J’ai quitté l’université en plein milieu de l’année sous l’oeil inquiet de mes parents, et je suis parti au service militaire. Avec un -7.0 de dioptries, je n’avais aucune chance de devenir pilote professionnel, je le savais. C’est au retour du service que j’ai alors essayé une école de mécanicien avion. Mais celle-ci m’a refusé l’entrée.
La première fois que j’ai vu l’intérieur d’un Cessna, je n’avais aucune connaissance aéro. L’instructeur pointait à l’horizon artificiel, au vario, et au badin. Je secouais la tête. Je haussais les épaules; j’avais honte d’être aussi ignorant. Il a dit, reviens cet après-midi si tu veux vraiment faire un vol. Je n’avais pas assez d’argent, mais je suis quand même revenu. L’instructeur a payé le reste de sa poche, et ça a changé ma vie.
James Dean a dit, “Dream as if you’ll live forever, live as if you’ll die tomorrow.” Rêve comme si tu vivais éternellement, vis comme si tu allais mourir demain. Alors à 20 ans, je suis parti en Amérique, et j’ai décidé de devenir pilote.
12 ans plus tard, je suis pilote sur 767. La ligne New-York-Londres, que je fais maintenant régulièrement est une ligne historique, et je suis fier d’en faire partie.
J’adore l’histoire de l’aviation. Elle a commencé dans les dunes de la Caroline du Nord, avec deux frères—deux vendeurs de bicyclettes—qui n’avaient jamais mis les pieds dans une université. L’histoire de l’aviation me rappelle beaucoup la mienne, car elle a été marquée par autant d’échecs que de succès.
Les premières compagnies aériennes américaines avaient un taux de fatalité qui était 1500 fois plus élevés que les trains, et 900 fois plus élevés que les bus. Le premier avion de ligne à réaction ne fut pas américain mais anglais—le Comet. Deux Comets s’écrasèrent en moins d’un an, tuant tous les passagers à bord. Les appareils furent cloués au sol, et Boeing dévoila le 707. Celui-ci révolutionnera l’industrie.
Il y avait Pan Am, TWA, American, United, Braniff, Delta, et Eastern. L’histoire de l’aviation a été créée par des chefs d’entreprise, des ingénieurs, des pilotes. Bref, des gens qui rêvaient comme s’ils allaient vivre éternellement.
Eastern et Braniff ont fait faillite. Du jour au lendemain, des milliers de pilotes se sont trouvés à la rue. Western a été avalée par Delta. National a été absorbée par Pan Am. Pan Am, elle, a vendu ses routes à Delta et United, puis a déclaré faillite. Le Boeing 767 garé à la porte 5, dont je fais la prévol, appartenait à TWA, avant que celle-ci ne disparaisse, ruinée, et avalée par American Airlines.
J’ai moi-même vécu la brutalité de ce système. Je n’ai que 32 ans, mais les 4 compagnies pour lesquelles j’ai travaillé ont déjà toutes disparu, enterrées par la concurrence. Chaque fois que je repense à mon parcours, ou aux pionniers de la ligne, je me rends compte de la fragilité de mon métier.
Et lorsque je remonte les escaliers de la passerelle 5, lampe de poche à la main, j’esquisse un sourire. Je jette un coup d’oeil au 767, et pendant une seconde, j’oublie que le futur existe.
Pour citer James Dean, je continue à rêver grand, mais je vis chaque jour—chaque vol—comme si c’était le dernier.
So long, à bientôt !
7- A la recherche d’un nouveau job
Je n’ai toujours pas de connexion internet à la maison… j’enverrai ce message dès que je capte un signal WiFi. Here’s the latest :
Je reviens juste de la “Bishop’s Storehouse,” le centre de depôt mormon, où je peux avoir accès à la nourriture gratuitement. Une fois par mois–généralement le premier Dimanche du mois–les membres de cette Eglise jeûnent volontairement pendant deux repas. Puis ils donnent l’argent qu’ils auraient dépensé pour ces repas et mettent en place un magasin de nourriture gratuite pour ceux qui en ont besoin.
Des gars comme moi, qui viennent de perdre leur boulot sans préavis, sont le récipient de cette générosité et de ce sacrifice. Je ne verrai jamais le visage de ceux qui se sont affamés volontairement pour que ma famille puisse manger. Mais je ne les oublierai jamais.
L’économie ici est en chute libre, et la banque nationale américaine, la Federal Reserve, vient de réduire son taux directeur de 3/4 de points–la réduction la plus importante des deux dernières décennies. La crise de l’immobilier s’est étendue aux banques, et on parle maintenant de crise majeure du systeme financier. Celle-ci a des répercussions dans tous les secteurs, comme il y a moins de cash disponible pour les emprûnts et les investissements. Citigroup vient de reporter une perte de presque 10 milliards de dollars. Les candidats à la presidentielle, eux, parlent déjà de récession.
Je n’ai reçu qu’un seul chèque du gouvernement américain depuis le 25 Décembre–mon premier jour de chômage. Après que ma demande d’allocation ait été refusée par l’Etat de l’Illinois puis celui de Virginie, New York m’a envoyé une indemnité de $405… trois semaines plus tard. Il y a une “waiting week” automatique, on m’avait écrit dans une lettre. C’est-à-dire que la première semaine après ta demande n’est pas comptée, même si ça fait déjà 15 jours que tu as perdu ton boulot, et que tu joues au yoyo entre l’Illinois et la Virginie.
J’ai reçu un coup de fil de Mary Ellen à United Airlines–la compagnie avec laquelle j’avais également passé un entretien il y a un mois. Je n’en ai jamais parlé, car United te fait signer un “Confidentiality Agreement” t’interdisant de partager les détails de l’interview avec qui que ce soit. United m’a donc offert un job, et ma date de formation à Denver est prevue pour la même date que Delta–le 18 Février. Maintenant, j’ai un choix important à faire.
Delta est en train de négocier une fusion avec Northwest ou United. Une fusion n’est jamais bonne pour les nouvelles embauches, car ce sont généralement les premières à perdre leur boulot. Aux US, le pilote avec le plus d’ancienneté a le plus de sécurité d’emploi, selon le contrat signé entre le syndicat et la direction. Les gars comme moi seraient les premiers à recevoir le pink slip–la notification de licenciement.
Si Delta merge avec Northwest, United serait un meilleur choix car j’éviterai les débâcles d’une fusion entre deux majors. Mais si elle merge avec United, j’ai plus de chance de garder mon emploi si je suis embauché avec la compagnie qui achète que celle qui est achetée, en l’occurence Delta.
En tout cas, si je fais le bon choix et que ma carrière avec les majors se passent sans problème, il y a un truc que je me suis juré de faire–jeûner pendant deux repas par mois pour aider une autre famille. C’est comme ça qu’on survit dans un pays où le système social est absent.
So long, à bientôt !
8- All Kids
La porte en bois avait des fissures, et le bâtiment délapidé du cabinet du médecin se trouvait dans un pauvre quartier de Chicago. Il avait neigé toute la journée, et j’avais dérapé plusieurs fois sur la route pour faire ces 13 km.
Tommy, qui a 8 ans et une fièvre de plus de 40 degrés, m’a demandé pourquoi il n’y avait que des Mexicains dans la salle d’attente. J’ai haussé les épaules, et je ne lui ai pas expliqué qu’aux Etats-Unis, quand tu perds ton boulot, tu perds également ton assurance médicale. Je ne lui ai pas dit non plus qu’après des démarches importantes, j’ai réussi à décrocher une assurance payée par l’Etat et réservée aux enfants de parents sans emploi, ce qui est nouveau et rare dans ce pays. Cette couverture sociale s’appelle “All Kids.”
Par contre, ici, les médecins ont le droit de refuser les assurances–même celle offerte par l’Etat–si les remboursements ne sont pas suffisants. J’ai découvert ça quand la température de mon fils avait atteint les 40 degrés et qu’il se plaignait de douleurs à la gorge et à la poitrine. J’ai alors appelé notre docteur de famille, et sa secrétaire m’avait dit froidement que, désolé, on n’accepte pas “All Kids.” Donc une simple visite chez un pédiatre me couterait dans les 150 dollars. Les coûts exorbitants de la médecine américaine sont en partie dues aux frais d’avocats et aux assurances contre les poursuites judiciaires.
Je n’ai donc pas pris rendez-vous, et j’ai décidé d’appeler le Département de Santé de l’Illinois pour recevoir une liste de médecins agréés “All Kids.” J’ai appelé trois fois, j’ai laissé trois messages, et le Département ne m’a jamais rappelé. J’ai alors ouvert les pages jaunes sous “Pediatrics” puis j’ai appelé chaque cabinet individuellement. Et lorsque Tommy m’a demandé pourquoi il n’y avait que des Mexicains ici, je ne lui ai pas dit non plus qu’on était chez le seul médecin dans un rayon de 15 km, qui prenait la sécurité sociale de l’Etat.
Le médecin en question était une jeune femme d’origine indienne avec un accent assez prononcé. Elle était sûrement là pour l’expérience et pour gonfler son CV jusqu’à ce qu’un vrai cabinet, avec un vrai salaire, puisse l’embaucher et rembourser ses études. J’avais été moi-même jeune pilote d’Air Ambulance avant d’intégrer une compagnie aérienne, donc je sais comment ça marche. Aux US, tu fais de l’humanitaire quand t’es riche, pas quand t’es pauvre. Et surtout pas quand t’es un immigrant qui a tout quitté pour l’American Dream.
En parlant d’American Dream, je débuterai dans une grosse compagnie aérienne ce Lundi, et je recevrai donc à nouveau une couverture sociale pour toute ma famille. J’avais reçu deux offres d’emploi, et j’ai choisi Delta Air Lines.
Pour la petite histoire, celle-ci a été créée il y a 80 ans. Elle est en ce moment la 3e plus grande compagnie du monde. Son siège social se trouve à Atlanta et ses “crew bases” sont les suivantes : Atlanta, New York, Salt Lake City, Cincinnati, et Los Angeles. Delta a plus de 300 destinations (un record) et va dans le plus grand nombre de pays que n’importe quelle compagnie–57 pays au total. Elle est également la compagnie qui transporte le plus de passagers à travers l’Atlantique et la seule compagnie américaine qui va en Afrique.
Delta a une flotte de 448 avions, dont la flotte la plus large de 757/767 au monde. Elle a également des Boeing 777, Boeing 737-800, et MD88/90.
Lorsque Delta merge avec Northwest, elle deviendra la plus grande compagnie du monde. Le rêve americain est à ma portée–je peux déjà le goûter–et je compte les jours jusqu’au 18. Par contre, une fusion entre deux compagnies n’est jamais bonne pour les nouvelles embauches. Ce sont généralement les premières à perdre leur boulot lorsque la fusion est finalisée et la synergie créée.
Quant au médecin de la banlieue de Chicago, j’ai décidé de garder son numéro de téléphone. Quelque chose me dit que j’en aurai encore besoin.
Ce pays si avancé, si grand, si puissant, et soit disant si riche et généreux, n’est plus ce qu’il était (peut être ?) à une certaine époque…
Les USA dépensent 20.000 dollars par minute pour aller faire tuer ses pauvres trouffions ou les faire mutiler pour la vie, et massacrer des centaines de milliers d’innocents civils, alors qu’ici, quoi qu’en dise la propagande, il y a beaucoup de misère avec des gens qui crèvent de faim et qui ont un choix à faire : manger et se faire soigner…
So long, à bientôt !
9- So long, mais plus à bientôt
J’ai une passion dangereuse; et vous ne serez sûrement pas interessés à mon journal intime si j’étais pêcheur ou joueur de golf.
Je fais de l’avion. Il y a des accidents, il y a des morts. C’est un gars que tu connaissais, un pote d’aéro-club, peut être un collègue, ou même quelqu’un de plus proche si tu as moins de chance. Quoi qu’il en soit, et que tu le veuilles ou non, tu enterreras des pilotes et des passagers. La mort frappera un jour, et elle frappera plus prés que tu ne l’auras jamais voulu.
Que dire à une femme à qui on a enlevé son mari par un beau Dimanche après-midi ? Que dire à deux enfants, comme ceux que j’ai connus lorsque j’ai appris à voler, devenus subitement orphelins à cause d’un départ hâtif et d’une météo pourrie ? C’est facile d’être maladroit lorsque tu les revois à l’aéro-club. Facile d’être muet ou d’être trop bavard. Ou de garder les yeux baissés.
J’ai été formé par deux grandes compagnies aériennes aux Etats-Unis, United et Delta, en psychologie du “survivant” ce qui inclut les familles des victimes des accidents d’avion. On apprend des termes genre “survivor’s guilt”, “acute phase of grief”, “second assault”, “post-traumatic stress.” On regarde des interviews filmés de survivants, de mères de famille qui ont perdu leurs enfants, des gens qui ont échappé à la mort. On apprend tous les moindres détails de ce que c’est que de perdre quelqu’un, que de survivre un crash d’avion, que de vivre un crash d’avion. Et que de le revivre toutes les nuits.
Et on fait des jeux de rôle, des jeux de rôle, et des jeux de rôle. “Please have my heartfelt sympathy.”, “I’m terribly sorry for this tragic accident.”, “Yes, your son’s name is on the passenger list. No, there are no known survivor.” A la fin du stage, on est fatigué non seulement physiquement mais surtout émotionellement. Et lorsque je suis rentré à la maison, j’ai embrassé ma fille, Marie, qui a 16 mois.
En cas de crash je suis donc un des volontaires que United et Delta peuvent appeler. On me donne une famille, sans doute une famille française s’il y avait un français à bord, et je frappe à leur porte, je me présente, et je leur explique ce qui s’est passé. Ils peuvent s’effondrer en pleurant ou bien ils peuvent nier et me dire que la personne en question a sûrement pris un autre vol. Qu’il doit sûrement y avoir une erreur. Que c’est sûrement le début d’un long cauchemar…
Et je leur porte assistance. Ils veulent aller sur les lieux du crash. Pas de problème, j’ai un badge qui permet full access. Ils veuillent recueillir des affaires à moitié brûlées qui ont été trouvées à côté d’un corps de ce que devait être leur jeune fille de 18 ans–c’est aussi moi qu’ils appellent. Ils veulent discuter, pleurer, ou m’insulter à trois heures du matin–ils ont mon numéro. Ca s’appelle l’Air Disaster Family Assistance Act, une loi parue aux Etats-Unis en 1996.
Oui, je me suis porté volontaire pour faire partie de cette Emergency Response Team. Je ne touche pas un rond pour le faire. Nous, pilotes de lignes, bénissons le ciel du boulot que nous avons, alors nous sommes très aptes à faire du volontariat. Ce que tu fais n’a pas d’importance, du moment que tu fais quelque chose. Tu peux être président d’aéro-club et créer des rêves, ou tu peux t’occuper d’une famille qui ne peut plus s’occuper d’elle-même à cause d’une décision mal prise.
Vous avez cette passion dangereuse et vous avez appris à voler. J’aimerais aujourd’hui vous aider à trouver les mots qui sont ô combien introuvables lorsque cette passion fut trop dangereuse pour un autre.
D’abord je vais commencer par les expressions à ne pas dire. Que vous le croyez ou non, les exemples suivants font plus de mal que de bien et NE CONSOLENT PAS:
“Tout le monde doit mourir un jour ou l’autre.”
“Vous êtes jeunes. Vous pourrez avoir d’autres enfants.”
“Vous avez beaucoup de chance d’être en vie.”
“Je comprends ce que vous ressentez.”
“Ca aurait pu être bien pire.”
“Vous ne vous êtes pas encore remis ?”
“C’était la volonté de Dieu.”
“Au moins vous avez pu passer pas mal de temps avec elle.”
“Tu trouveras quelqu’un d’autre. Il y a plein de femmes.”
Maintenant voici quelques EXPRESSIONS UTILES. La liste n’est bien sur pas exhaustive mais vous donnera une idée de ce qu’on peut dire.
“Ca doit être si terrible.”
“Vous avez tout à fait le droit d’être en colère.”
“Vous avez vécu quelque chose de très tragique. Est-ce qu’il y a quelque chose que je puisse faire pour vous aider?”
“Je suis désolé.”
“Cela doit être très dur d’avoir de tels sentiments. Est-ce vous souhaitez être seul pour le moment?”
“J’aimerai tant changer ce qui est arrivé.”
“S’il y a quelque chose que je puisse faire pour vous aider, s’il-vous plait appelez-moi.”
“Ce qui est arrive est horrible. Je suis sincèrement désolé.”
En bref, le but c’est de ne pas vouloir justifier la mort mais d’avoir de la compassion. Quelqu’un est mort et c’est terrible. Ce que tu dois faire c’est d’essayer de partager la peine et non de la rejeter. Bien sûr tu peux aussi garder les yeux baissés, partir, et choisir un autre club.
Dans ce cas-la, choisis un club de pêche ou de golf.
Bye bye, have a nice day !