Coups de langue…
Comment préparer une langue et la servir à ses amis, voilà une question peut-être un peu moins simple qu’il n’y paraît à première vue.
Le choix de la langue tout d’abord.
Pour savoir quelle langue nous échoit, faisons les choix de la langue.
Il faut rappeler ici un principe évident mais souvent oublié, à savoir que la langue est quelque chose qui s’hérite.
Chaque mère en effet transmet à ses enfants une part de sa langue : elle l’aura préalablement coupée en lanières, et distribue à chaque nouvel arrivant de la fratrie un lambeau de langue : les garçons en font ce qu’ils veulent, ils peuvent même la perdre, leur langue, mais les filles doivent impérativement la conserver afin de la transmettre de la même façon.
Car ce tronçon de langue va grandir au palais de la jeune fille : il va s’enfler, s’enrichir et s’affiner au fur et à mesure.
La langue se transmet par la mère : voilà pourquoi on parle de langue maternelle, on parle la langue maternelle.
Mais cette langue ne suffit pas toujours : il convient d’en choisir une autre, en cas d’insuffisance de la langue maternelle ou de gourmandise exagérée.
De nos jours, l’uniformité devient la règle, il faut être conforme et uniforme, aussi choisit-on une langue en terre brute, assez épaisse, de couleur ocre ou brun, une langue argileuse, bref on choisit la langue en glaise.
C’est une langue assez lâche et qui claque au palais comme des bulles de chewing-gum, ou comme ces sandales en plastique qui frappent en cadence les bords harmonieux de la piscine aux beaux jours de l’été, avec un bruit comme élastique, plastique, élastique, vous entendez le claquement onomastique ?
Oui, il faut précisément imaginer une langue élastique qui se baladerait sur le macadam en se contractant comme une chenille, puis en se dépliant brutalement : c’est là que la partie inférieure de la langue claque sur la chaussée où elle fait retentir son bruit caractéristique, son claquement mou et élastique.
Cette langue là au claquement caractéristique se nomme la tong.
Ce n’est évidemment pas la langue originelle, c’est une langue qui s’accommode volontiers de cette pâte à mâcher que j’évoquais plus haut, car cette langue est molle, cette langue est trop souple.
On a bien essayé de la raffermir avec des sons plus riches et plus longs, par un jeu de baguettes de bois dur placées comme des tuteurs horizontaux sous sa partie inférieure.
Le bois d’if a été choisi pour ses qualités de fermeté, d’étanchéité et de longévité : ces nouvelles langues renforcées ont été nommées les langues d’if, ou encore, compte tenu du renversement de la place des codes (je veux dire des c.o.d.) les diphtongues.
Malgré cela, malgré les renforts, cette langue reste pâteuse et molle comme un yaourt en plein soleil.
Cette langue n’est au mieux de sa forme que si elle est tissée avec d’autres.
Alors tissons-la, mes amis, tissons-la bien haut puisqu’il faut hisser la langue à son plus haut niveau.
Un dernier conseil avant la véritable recette : faites travailler votre langue, chaque jour entraînez-la, apprêtez-la, fatiguez-la au besoin, comme d’aucuns fatiguent la salade.
Là, c’est la langue qu’il faut fatiguer.
Faute de quoi, la langue inerte perd sa mobilité, elle se durcit peu à peu, bouge de moins en moins et se coince définitivement : langue dans sa gangue, langue en gangue.
C’est ce qu’on appelle la langue de bois.
On ne peut rien faire de la langue de bois, elle est raide et totalement inutile, elle sert les personnages fades et insipides qui cherchent à combler la vacuité de leurs propos et elle est servie à d’autres falots qu’un rien nourrit.
Cette langue-là, jetez-la aux orties, ou mieux encore, donnez-la à… je ne sais pas trop, disons… enfin, si on n’a pas d’idée, donnons-la aux chats, car les chats adorent les langues.
Mais revenons à la recette de la langue.
Tout d’abord, la plupart des langues sont maigres, faute d’entraînement.
Maigres et petites, ce sont des languettes.
Pour préparer notre langue, la languette est d’abord étirée : on place des poids à son extrémité et on force à tirer la langue.
Voilà un bon exercice que de tirer la langue, surtout s’il s’opère dans la durée.
Laissons passer une bonne semaine, mais pas plus : un de mes amis avait tenté l’opération durant un mois, et il avait obtenu une langue longue, très longue et effilée, qui, une fois les poids retirés, s’enroulait plusieurs fois sur elle-même, et que l’on n’arrivait plus à faire travailler par la suite : c’est la langue de sorcière.
Mais reprenons le cas d’une langue normalement étirée : la langue ainsi tirée a un nouveau débit : le frein qui la retenait a fini par lâcher, et vous avez la langue bien pendue.
Cette langue est propre à débiter toutes sortes de choses puisqu’elle n’a plus de frein.
Cet exercice qui paraît rébarbatif permet de faire tomber les barrières qu’impose l’apprentissage social : cette spontanéité que la nature donne, le tissage la prend (puisque la prend tissage) surtout lorsque sage est l’apprenti.
La langue ainsi pendue est prête à livrer toutes les fadaises qui lui passent dessus, les mots glissent sur la langue comme sur un toboggan, rebondissent et souvent vous viennent sauter au visage comme des gouttelettes d’huile bouillante dans une poêle à frire lorsqu’on vient placer la joue juste au-dessus de la poêle pour écouter le chant du frémissement de l’huile.
La langue ainsi étirée débite toutes ces sottises parce qu’elle est énervée.
Énervée, elle ne se contrôle plus.
Elle est livrée à elle-même, elle est logorrhéique et ce n’est pas bon.
Ce n’est pas bon parce qu’elle est énervée, c’est-à-dire privée de ses nerfs : cette langue a perdu toute sa nervosité, elle est lâche.
Il faut lui faire retrouver cette vigueur et ce contrôle qui lui manquent maintenant.
On place donc des ressorts aux deux extrémités de la langue et l’on effectue l’opération inverse de celle des premiers jours.
Au fur et à mesure, la langue, toujours bien pendue, reprend contrôle sur elle-même et devient pointue, plus précise et plus fine.
Elle apprend toute la richesse des formules et des recettes, elle invente, elle réagit, elle devient chatouilleuse, c’est-à-dire qu’elle réagit comme une main qui caresse le ventre d’un chat, vous savez, on caresse nonchalamment, mais on sait qu’à tout instant, le chat est prêt à se rebiffer, à se retourner et à la griffer cette main, c’est pourquoi on la nomme chat touilleuse…
En tout cas, car de la langue, en passant par le ventre du chat et par la main qui le fait ronronner, nous nous sommes éloignés, la langue est devenue nerveuse, prête à bondir, à sursauter.
Voilà comme on l’aime la langue.
Mais ce n’est pas tout, il faut lui conserver de l’humanité, voilà, ce n’est pas simple, cela, l’humanité…
Alors moi, je conseille la chose suivante, à la manière de “mes secrets interdits” dans le livre de recettes d’Anamary, quand Anamary se croit obligée de rajouter ses secrets interdits voire ses “secrets de secretaires” à chaque recette, par exemple : choisissez des champignons bien fermes, enlevez les pépins des pommes, bref un de mes secrets interdits à moi, je vous le livre : le ressort de rappel, en général placé au milieu de l’extrémité extérieure de la langue a tendance à provoquer une fourche au moment du rétrécissement.
Mon secret le voici : rabotez consciencieusement les parties pointues de la fourche jusqu’à ce que la fourche disparaisse complètement.
Cela évite les langues de vipère, vous savez, ces langues qui vous empoisonnent l’existence par le venin qu’elles distillent savamment et dont on n’arrive pas à se débarrasser.
Il nous reste à assaisonner la langue : cette étape, si elle est la dernière, n’en est pas la moindre.
Faites la langue au gros sel, par exemple, car le sel dans la langue permet le sel du langage, le double sens par exemple ; le piment permet de corser la recette, le piment permet la connivence, l’allusion, le jeu de mots, le piquant.
Par le piment, on peut obtenir du texte, du textile, naturellement ; et les épices donnent à la langue ce plaisir infini, langue douce ou langue corsée, longs textes, textes fleuves ou bien au contraire très courts textes, texticules, langue parfumée que l’on peut faire bouillir avec de l’impatience pour en faire ressortir la saveur.
Eh bien cette langue tissée, cette langue mâtinée de tous les parfums du monde, si vous désirez en exhaler l’infinie richesse, mon dernier conseil est de la tourner sept fois dans la louche avant de la servir…