Depuis toujours et pour l’éternité, je suis tous les fous…
Un matin, au sortir d’un rêve agité, je m’éveillais ailleurs.
Enfin, pour être exact, pas tout à fait ailleurs puisque j’étais chez moi.
Comme tous les jours, j’ai paressé une bonne demi-heure avant de réussir à m’asseoir sur le bord du lit.
D’instinct, mes pieds ont trouvé mes vieux chaussons difformes.
Je me suis levé, frissonnant, et je me suis engagé dans le long couloir sombre.
Encore cinq pas, un quart de tour à gauche et j’ouvrirais la porte des toilettes.
Euh, non, justement.
A ma gauche, il n’y avait qu’un mur opaque.
Il m’a fallu parcourir tout le couloir à tâtons avant de me rendre à l’évidence : sur le mur de gauche, il n’y avait aucune porte.
Brutalement réveillé par une brusque montée de panique, haletant, j’ai allumé la lumière.
Et là, à cinq pas de la chambre, cette p… de porte des chiottes, à droite !
A droite !
Pas à gauche.
Elles ont pourtant toujours été à gauche, j’en suis sûr !!!
Tout doucement, j’ai ouvert la porte mouvante.
A l’intérieur, la pile de rouleaux de papier, les magazines, tout était identique.
Comme lors de mes crises de vertige, mon cerveau n’a pas pu supporter cette contradiction flagrante.
Je suis tombé à genoux, ce qui m’a permis de vomir presque proprement.
J’ai passé la journée à me persuader que les toilettes avaient toujours été à droite.
Et je crois qu’après une journée d’autosuggestion, j’ai fini par y croire.
Je n’ai même pas eu besoin d’en parler à Lorenza en rentrant le soir.
Elle était partie plus tôt que moi, comme à son habitude, et n’avait pas été témoin de mon délire passager.
Comme je commençais à douter de ma mémoire, j’ai préféré ne pas aborder le sujet.
Mais elle m’a trouvé soucieux, et comme souvent, j’ai mis ça sur le compte du boulot.
Avant d’aller me coucher, je suis allé directement du bon côté du couloir.
Comme si j’essayais de me débarrasser d’une idée absurde, une espèce de frisson m’a secoué les épaules.
J’ai fait à nouveau un rêve agité.
A mon réveil, j’ai souri en repensant à ce drôle de rêve, où les toilettes se retrouvaient soudain à droite.
Non, c’était l’inverse, elles avaient toujours été à droite.
Je me suis levé en sursaut, et, oui ! C’était bien ça ! Elles étaient à droite !
Comme toujours ?
Enfin… c’est bien ça, hein ?
Chérie ?
La porte a toujours été à droite, hein ?
Il n’y avait pas que de l’amusement dans ses grand yeux verts, j’y lisais de la surprise aussi.
Verts ?
Mais !
Elle a toujours eu les yeux bleus quoique bruns ou noirs !
Parfois gris, mais verts, non !
Je crois qu’elle a eu carrément peur lorsque je l’ai amenée, presque de force, à la fenêtre.
Verts !
Pas de doute, ils sont vraiment verts !
Mais oui mon Quelqu’un !
Bien-sûr qu’ils sont verts !
A ce moment, dans la tempête de mon crâne, j’ai cru me souvenir, oui, je dis bien me souvenir, que ses yeux étaient verts.
Mais ma mémoire à court terme, elle, me disait qu’ils étaient bleus.
Avec une horrible grimace, j’ai réussi à dire : “Oui, il sont d’un super joli vert….”
Et j’ai filé sous la douche.
J’ai passé une journée presque normale.
La porte est à droite, les yeux sont verts.
La porte est à droite, les yeux sont verts.
La porte…
Le lendemain, tout s’est bien passé (la porte était à droite, les yeux étaient verts) jusqu’à ce que je me mette en route pour mon boulot.
Le garage avait reculé d’une centaine de mètres !
J’en étais sûr, la veille et tous les autres jours, je n’avais qu’une rue à traverser !
Ce jour-là, j’en avais deux !
Demi-tour.
Retour devant mon immeuble.
La porte et la façade n’avaient pas changé, à un détail près.
Le numéro.
L’immeuble s’était déplacé de dix numéros !
Pas de doute : avant, j’habitais au 2, maintenant, j’étais au 12 !
Avec une heure de retard sur mon horaire habituel (habituel, qu’est-ce que ce mot pouvait bien encore vouloir dire ?), je me suis installé dans le fauteuil de mon bureau.
Mes yeux étaient rouges, gonflés par les larmes de mon incompréhension.
Les phares de mes voitures d’exposition me regardaient en coin, mal à l’aise…
Le reste de la journée s’est déroulé comme les deux précédentes : impossible de travailler.
Je me disais : “Désolé, je ne me sens vraiment pas bien depuis deux jours”.
Depuis deux jours ?
Tu déconnes !
Tu pétais la forme hier !
Tu te souviens comme on a rigolé ?
Ah ?
A ce moment, une vague de souvenirs a tenté de s’imposer à mon esprit : j’avais passé la veille une excellente journée.
Ou alors je m’étais torturé à propos de la couleur des yeux de Lorenza ?
Lequel de ces deux souvenirs contradictoires était réel ?
L’instinct de survie de ma santé mentale me dicta la seule conduite à tenir : je laissai les nouveaux souvenirs me dominer.
Tout était normal.
Pas de panique.
Le lendemain j’ai vraiment paniqué.
J’habitais au 24, soit, mais surtout, en rentrant dans mon bureau, j’ai lancé un “Salut Alain !” à un homme que je ne connaissais pas !
Je ne l’avais jamais vu de ma vie si ce n’est il y a longtemps à la télévision, mais je savais plus vraiment.
Il ne ressemblait en rien au journaliste blondinet trop vite monté en grade, mais quelque chose en moi me disait que je devais m’en méfier !
Pendant une longue minute, j’ai rassemblé les souvenirs que ce nouveau visage m’évoquait.
Il a commencé à trouver que je le dévisageais bizarrement :
Ça ne va pas ?
Non !
Ça ne va pas !
J’en peux plus !
Tremblant, pleurant presque, j’ai débouché une bouteille de pepsi qui m’a rappelé d’autres souvenirs. Comme les trois autres jours, je n’ai rien réussi à faire (pour Lorenza, seule cette journée était bizarre).
J’ai cogité sans répit, mais au moins, j’ai survécu jusqu’à la nuit.
Le lendemain, la porte était à droite, Lorenza avait des yeux verts, avec de petites taches marrons (ah bon ?), j’habitais au 58, Alain avait vachement vieilli depuis la veille (c’est ce que je lui ai dit, un sourire crispé tentant de cacher que ma remarque n’était pas le moins du monde ironique), et à coté de mon bureau, il y avait… un ordinateur !
Le problème, c’est que je n’ai jamais réussi à me servir d’un de ces trucs !
Je l’ai dit à Lorenza, qui m’a regardé en rigolant.
T’as cinq minutes pour apprendre, vieux, parce qu’on a du taf, ce matin.
Pendant une heure, j’ai essayé.
J’avais bien de vagues souvenirs.
Souvenirs ?
Mais je n’y arrivais pas.
Je transpirais mes mains tremblaient, ma tête me brûlait.
Doucement, inexorablement, je me suis mis à pleurer.
Lorenza, apeurée (ou pris de pitié ?) m’a convaincu d’aller prendre l’air.
C’est vrai que mon cerveau bouillonnant réclamait de la fraîcheur et du repos.
Je suis allé m’asseoir au bord du lac de Genval où le calme de l’eau clapotante et une petite brise m’ont aidé à faire le point.
Chaque jour, quelque chose changeait autour de moi, et moi, non.
Quel souvenir devais-je croire ?
Droite ou gauche ?
Bleu ou vert ?
2 ou 12 ?
Brun ou blond ?
Ordinateur ou papier ?
Toutes les options, toutes les combinaisons tournaient en rond.
Entre mes souvenirs et la réalité, je ne parvenais plus à faire le seul choix raisonnable, la réalité.
J’ai essayé autant que j’ai pu pendant des heures, mais je n’y suis pas arrivé.
Le soir tombé, je n’ai eu qu’une envie, chercher calme, réconfort et tendresse dans les bras de Lorenza.
Quels efforts elle a dû faire pour me cacher son inquiétude et me rassurer !
J’étais surmené, c’était tout…
Pourtant, hier, j’avais l’air en pleine forme, je faisais des projets.
C’est pour ça qu’elle était surprise.
Mais bon, un peu de repos suffirait.
Je pouvais en parler à notre ami psychiatre, si j’en sentais le besoin…
Et puis, les ordinateurs, après dix ans de conneries diverses sur le Web, c’était normal que je sature…
La tête sur son ventre, j’ai réussi à m’endormir sous l’assaut répété de ses caresses.
A moins qu’elle ne m’ait donné un somnifère ?
Le lendemain, mon garage avait encore dérivé vers l’Est.
Résigné, j’estimais qu’il serait en Turquie dans trois mois.
Je savais désormais qu’il était inutile que j’en parle à qui que ce soit.
On ne pouvait plus me croire, plus jamais.
On était samedi, je me suis promené autour du lac de Genval que je ne reconnaissais plus.
Je marchais, hagard, abattu.
Je savais qui j’étais, mais ce monde m’échappait, se transformait alors que je restais, moi, immobile.
Ce matin-là, par exemple, je m’étais réveillé en pyjama, moi qui ne dors qu’à poil ou en caleçon !
Je ne me suis pas formalisé pour si peu.
Ni même d’ailleurs, quand le boucher de ce quartier que je ne connaissais pas m’a salué et appelé par un prénom qui n’était pas le mien.
Je lui ai rendu son salut, anonyme cependant, et il m’a regardé m’éloigner précipitamment.
Ces petites modifications me gênaient, certes, mais ce qui commençait à m’inquiéter, c’est que le processus semblait s’accélérer.
Contrairement à mes premières estimations, je me suis réveillé de l’autre côté du lac dès le lundi. La force d’une habitude qui n’était pas la mienne m’a poussé vers un inconnu.
Sur le chemin de la gare, je me sentais précédé par mes pieds.
Je marchais comme un ivrogne, hésitant, regardant autour de moi, cherchant des visages ou des repères connus.
Le flux des voyageurs s’écartait pour me doubler, gêné par mon air éberlué.
A Bruxelles, mes pas me guidèrent vers une société dont le nom ne m’était pas inconnu, et où l’on semblait bien me connaître.
C’est à ce moment que je me suis rendu compte du ridicule de ma situation.
Qu’est-ce que j’allais bien faire à bosser ?
Quel besoin avais-je de gagner de l’argent ?
N’allais-je pas de toutes façons me réveiller le lendemain dans un monde différent ?
Personne n’avait besoin de moi ce jour-là : je n’avais pas encore été médecin à ce moment.
J’ai donc passé cette journée à questionner toutes les personnes que je rencontrais.
J’essayais de mesurer les différences entre ce monde et le mien.
En fait, dans ce monde changeant, tout restait cohérent.
Moi seul étais inadapté, je le lisais dans les yeux des autres.
Tout ce que ces questions m’ont apporté, c’est de passer pour un fou.
Pendant plusieurs jours, j’ai tenté des expériences.
Je me renseignais sur ce que j’étais sensé avoir fait la veille.
J’espérais y trouver quelque lien avec ma vie réelle.
A chaque fois que je lui posais ces étranges questions, Lorenza, en pleurs ou inquiète, me parlait d’une vie normale, à chaque fois différente, mais banale, avec ses amis, ses disputes, ses films, ses balades, etc.
J’ai même passé une nuit blanche et j’ai pu constater que les changements ne se produisaient pas seulement pendant mon sommeil.
J’avais pensé jusqu’alors que je dérivais vers l’Est en droite ligne.
Mais je m’écartais de plus en plus de cet axe.
Une fois au Nord, puis au Sud, dans un mouvement de plus en plus chaotique.
Que se passerait-il lorsque j’atteindrais l’Allemagne ou l’Italie puis la Turquie ?
Serais-je alors français, allemand ou italien voire Turc ?
En fait, il ne s’est pas passé grand-chose.
Un matin, je parlais autrichien, voilà tout.
Plus exactement, j’étais français, parisien, dans la peau d’un Tyrolien, avec une maison tyrolienne, une femme autrichienne et tout !
Dès le petit déjeuner, j’étais déjà en complet décalage : comment pouvait-on manger des saucisses de si bonne heure ?
Cette semaine-là, j’ai remarqué que les dates ne correspondaient pas à mes souvenirs.
Le temps aussi, se modifiait !
Par exemple, je me réveillais la veille du jour où je m’étais endormi, ou le surlendemain, aléatoirement.
J’en ai profité pour m’amuser à prédire l’avenir.
Évidemment, personne ne me croyait.
Une fois, j’ai gagné aux courses après l’avoir annoncé à tous les clients d’un bar.
Il faut dire que j’apprenais par cœur les résultats des courses dans cette éventualité.
Tout ce que j’ai obtenu, c’est des haussements d’épaule : la semaine précédente, un poivrot aussi avait gagné dans ce bar.
Et il l’avait prédit depuis des années, selon lui.
Mais très vite, les variations se sont mesurées en semaines, puis en mois, puis en années.
J’ai dû arrêter mon petit jeu de prédicateur.
De toutes façons, avec ou sans don de divination, on me prenait pour un fou…
Durant les semaines qui suivirent, j’ai encore changé deux fois de langue : italien pendant quinze jours et serbe, je crois.
Je commençais à m’habituer à ces changements de milieu quotidien.
Mais pas assez pour réussir à m’y adapter en une seule journée.
A peine avais-je le temps de comprendre où j’étais, qui j’étais sensé être, que tout était à nouveau transformé.
La solitude devenait insupportable.
Il m’était de moins en moins possible de me confier à qui que ce soit.
J’ai vu des médecins, des psychiatres, des flics.
J’ai souvent été arrêté pour troubles de l’ordre public.
Je ne sais plus depuis combien de temps j’erre dans ce monde mouvant.
Quelle notion de temps peut être utilisée dans mon cas ?
J’ai cessé de compter les jours depuis une éternité.
J’ai été putain dans un bordel d’Istanbul.
Comme je n’ai pas voulu me soumettre, j’ai été battue, violée et enfermée.
Ce jour-là, pour la première fois, j’ai pensé me suicider.
Mais l’espoir d’un lendemain meilleur m’a permis de tenir.
Plus tard, je suis passé à l’acte.
J’ai même réussi, je pense, plusieurs fois.
Mais tous les matins, je me réveillais ailleurs.
J’ai été moine sous la dynastie Song, riche paysan maya, enfant-esclave sumérien, sorcière menée au bûcher par l’inquisition, explorateur sur Mars.
J’ai été future mère en plein travail, soldat en garnison avancée dans un château italien, vieillard entouré des siens, et tant et tant d’anonymes.
J’ai été tous ces fous qui peuplent la Terre, tous ces hommes, toutes ces femmes qui un jour, ont cessé de comprendre leur monde, qui se sont pris pour un autre, qui n’ont plus reconnu les leurs, qui ont crié dans la rue ou qui ont pleuré comme des enfants perdus.
Je suis tous ceux-là, tous ceux que tu croises dans la rue, ceux qui sont assis et qui parlent tout seuls.
Je suis tous ceux que l’on nomme les fous, les paumés, les inadaptés, tous les décalés que la Terre a portés, tous ceux qu’elle portera.
Depuis toujours et pour l’éternité, je suis tous les fous.
Tous les jours où tu ne te sens pas à ta place, tous les jours où tu pleures, où tu veux tout balancer, c’est encore moi.
Ces jours-là, je suis toi.