Eau de vie, eau de mort, tu ruisselles en moi comme le ressac de l’oubli…
Avant que tombe la pluie, avant que mûrisse le gel, c’est dans ton berceau immense que je t’ai un jour contemplée.
Je n’étais alors qu’une fraction de ciel confinée dans un cloître de chair.
Le monde n’était que lumière diffuse, que couleurs moites, aux origines connues, aux dimensions visibles.
La mer fut ma première révélation de l’infini.
C’était du haut d’une colline recouverte de pins, où le bitume saignait la terre en son sein, afin d’amener aux confins du monde des hommes gris aux chemises bariolées.
J’en étais la larve pataude, engoncée dans un déguisement qui ne me ressemblait pas.
Et soudain, entre deux arbres touffus, la promesse d’un éclat de bleu, un azur profond qui semblait empêcher le ciel d’atterrir.
La route cédait la place au sable brûlant, tacheté d’aiguilles et de pommes de pin noiraudes.
Il coulait sur mes pieds de sa morsure cruelle, comme un avant-goût de noyade.
Il était le gardien de la frontière entre les mondes, il était le cerbère stérile qui étouffe la vie pour mieux la dompter.
Et nous, pauvres fous, nous faisions notre couche sur cette bande morte, avec la tranquille arrogance de ceux pour qui la nature est un décor.
Au loin, la matrice nous regardait de ses milliers d’yeux scintillants, avec la curiosité vaguement offusquée que l’on porte à un insecte disgracieux qui grimpe sur un tableau de maître.
Par centaines, nous nous jetions dans les replis de sa robe en poussant des couinements salaces.
Dérision absolue de ces nains d’argiles aux pieds de la reine bleue qui, au loin, en une union troublée, s’ébattait avec le ciel dans une tendresse dont l’homme est exclu.
Nous picorions les miettes d’une extase au-delà des mots.
Comme tant d’autres, j’ai goûté à cette caresse liquide, à laquelle j’insufflai la chaleur de ma jeune vie.
Comme tant d’autres, il m’était difficile de m’arracher des flots après ces heures d’abandon de moi-même, au sein de ce cocon humide dans lequel je souhaitais mourir avec la même grâce que d’autres y naissent.
De l’infini à perte de vue aux abysses de la perte de soi, il n’y a qu’un pas, qu’une plongée végétative.
La mer m’a donné le goût de la mort, comme elle a envoûté Némo, comme elle a englouti Virginia.
Sa faune monstrueuse, ses griffes salées savaient de leur hideur me préserver de l’amorphe, me délivrer de l’hypnose.
Ce paradis-là aussi était envahi de serpents.
Ils dansaient entre deux eaux, ils tourbillonnaient en tout sens, mais la musique qui les guidait, tel le chant des baleines, nageait elle-même en ondes déchirantes, en volutes de désespoir, portait la voix de corps exsangues, asservis à la mort silencieuse.
Le bleu déteignait en noir, bien avant d’atteindre les grands fonds.
Le soir, dans mon lit, alors que le sommeil m’envahissait, les vagues continuaient de défiler derrière mes paupières, en teintes moirées; il me semblait qu’elles étaient encore là, sous mes draps, à s’affaler sur mon corps comme des amantes en transe.
Elles éveillaient dans mon imaginaire un plaisir prématuré.
Je m’écoulais alors de mon lit, sans me réveiller.
Je glissais jusqu’à la porte, je passais sans difficultés dessous et je ruisselai jusqu’à la plage.
Là, le sable s’écartait devant moi, afin de ne point m’absorber et me laissait passer tel un estuaire triomphant.
La marée montait alors jusqu’à moi, à la vitesse d’un cheval au galop et elle m’emmenait avec elle vers l’horizon, afin de me présenter au ciel assoupi.
La mer un jour s’est retirée, lascive et glorieuse, mais comme j’étais moi-même à marée basse, je suis parti sans un mot, sans un adieu.
J’ai dérivé le long d’autres horizons, guère vertigineux.
A quoi bon l’aquatique lorsque la poudre parle ?
Les paradis artificiels font tant de vagues dans une société de contrefaçons.
J’ai plongé pour ne plus jamais remonter. Perdu en des nuits souterraines, je suis resté longtemps contre vents et marées, à côtoyer de cyniques baudroies, à me lier à des coelacanthes sournois, à aimer même, d’un amour follement aérien, de bien tristes méduses.
J’ai vécu à bout de souffle, en des contrées aphotiques, car je ne m’imaginais pas vivre autrement.
Et puis, un jour, au détour d’une mort acceptée, j’ai finalement compris que l’ivresse des profondeurs n’a qu’un temps, qu’il me fallait enfin revenir à la surface, reprendre mon souffle, sentir sur moi les embruns d’une vie qui a failli me quitter.
Des abysses de la perte de soi à l’infini à perte de vue, il n’y avait également qu’un pas.
Un pas ordinaire, sans prestige, sans honneurs, de cette démarche claudicante et parfois risible du baigneur qui regagne la terre mais affronte, sans douleur désormais, le sable brûlant de ses pieds mouillés.
Les jeux d’eau sont à présent terminés.
Voici venu le temps de me rhabiller et de quitter la plage, sans amertume, ni regret.
J’ai eu plus que le temps de profiter de ma plongée.
La fin, elle, ne fait que commencer…