Et si ça vous arrivait, à vous aussi ?
L’évidente supériorité des hommes sur les femmes, oserais-je le dire, c’est cette aptitude étonnante, lorsqu’ils sont au bord du gouffre et qu’ils savent que tout est perdu, de se découvrir une âme de philosophe qui les confine à un calme libérateur.
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Mi-2000, ils s’étaient rencontrés sur MSN-Femmes.com, un site Internet dont on parlait tant à l’époque.
L’un comme l’autre, à un moment différent, ils avaient rempli la fiche anthropométrique exhaustive, satisfaits chacun de la rigueur absolue du fichage.
Ce n’était pas sans délectation qu’ils s’étaient réduits ainsi à une liste de caractères physiques et sociaux.
Il leur semblait enfin qu’ils existaient, qu’ils prenaient corps, qu’ils étaient déjà sur un piédestal pour être aussi bien fichés.
Impossible de se sentir exclu, inadapté ou rejeté, alors qu’en un rien de temps, on se retrouve aussi facilement à rentrer dans des cases.
Pareillement séduits par la clarté, la facilité d’usage et les promesses de réussite de l’interface du site, ils étaient tous deux fins prêts à démarrer une belle et grandiose histoire d’amour, parfaitement taillée à la mesure de leurs exigences.
Elle, c’était Anamary1967.
Enfin, c’est sous ce pseudo que l’on pouvait la rencontrer sur ce site.
Elle avait choisi Anamary, car elle s’appelait Anne-Marie, et 1967 parce que c’était la date de naissance qu’elle avait choisi pour afficher 33 ans, l’âge qu’elle estimait idéal pour la femme.
En fait, elle n’avait pas loin de quinze ans de plus, mais se confortait dans l’idée que ça ne se voyait pas malgré l’approche de la cinquantaine.
Il faut dire qu’elle avait bien pris quinze kilos ces dernières années, et que fatalement, les rides se voyaient peu.
Certes, son succès avec le sexe opposé avait considérablement décru par là même, mais elle était réellement persuadée que c’était parce que la maturité lui donnait une assurance qui intimidait les hommes.
Anamary1967 travaillait dans une petite boîte de marketing depuis presque vingt ans.
Un travail somme tout peu passionnant, mais qui jouissait d’un certain prestige social, tout au moins aux yeux des employés.
L’esprit maison était à l’optimisme, il fallait avoir la foi en l’art de convaincre, s’intéresser de très près aux créations publicitaires : le choix du slogan, l’intelligence du visuel, le génie des couleurs, l’adéquation par rapport à la cible.
Anamary1967 s’épanouissait dans ce climat de rêverie industrielle, fait d’interminables lendemains qui chantent.
Et le fait que depuis quatre ans, le budget de la boîte avait été revu au rabais ne comptait guère pour elle.
Elle avait de chouettes collègues, dont plusieurs la courtisaient aimablement.
Elle ne leur cédait pas, bien entendu, elle tenait trop à son image de beauté inaccessible.
Et puis, elle ne les trouvait pas assez beaux pour elle.
Elle méritait mieux, c’était certain.
Car, c’était là le drame métaphysique de Anamary1967, notre héroïne, qui pourtant était née et vivait en Belgique sous le nom d’Anne Marie Karpof poussait sa passion pour l’Espagne jusqu’à l’identification, depuis son viol par un marin pêcheur, lorsqu’elle était encore adolescente, en vacances avec ses parents dans la région de Cadix en Espagne.
Oui, le monde était vraiment une Corrida à ses yeux.
Elle ne cessait de jeter sur le monde extérieur un regard chargé de rancune.
Après ce viol qui l’avait profondément marqué, elle avait poursuivi ses études tout en travaillant en hors d’heure chez un petit chocolatier de quartier qui lui aussi l’avait violé, mais analement.
Ensuite, elle avait travaillé pour une pharmacienne un peu lubrique qui l’avait initié aux plaisirs lesbiens.
Elle avait également tenté de faire de la figuration, afin d’approcher le milieu cinématographique qu’elle n’osait affronter de plain-pied, ayant d’instinct une conscience des limites de son intelligence à lui faire différencier un protecteur zélé d’un vulgaire queutard.
Elle n’avait réussi qu’à figurer en diverses tenues dans un célèbre catalogue de vente par correspondance (les 3 Suisses, du temps de la splendeur de cette entreprise), expérience dont elle eût suffisamment honte par la suite pour la taire à jamais.
Il faut dire que Anamary1967 avait une idée très personnelle d’un début de carrière en bas de l’échelle. Certes, elle voulait bien faire des apparitions discrètes dans des vrais films, mais jusque-là, on lui proposait vraiment n’importe quoi : courts-métrages à petit budget, photos érotiques pour la collection personnelle de quelques inconsolables octogénaires friqués, et surtout, surtout, des publicités.
Un directeur d’agence de pub l’engagea après l’avoir culbutée sur son bureau prétendant qu’elle avait une tête à vendre de la lessive.
Il ne cessait de lui proposer des rôles dans divers spots, qu’elle refusait immanquablement, préférant un travail de secrétariat.
Lorsqu’il lui proposa un petit rôle dans un épisode d’une série quotidienne à l’attention des personnes du troisième âge, elle prit peur de regretter cette compromission une fois qu’elle serait devenue une grande actrice…, et refusa net.
Pour le directeur de l’agence, ce fut le refus de trop.
Après l’avoir attiré dans une soi-disant réunion professionnelle ou elle fut quasi torturée sexuellement par les 5 amis de son boss, ce dernier la congédia pour faute grave.
Anamary1967 mit plusieurs mois à se rendre compte de l’horrible réalité du monde.
Elle appela deux ou trois fois son ex-boss, proposant même d’accepter de subir les pires outrages et il lui déclara simplement qu’il ne bandait plus pour elle.
Puis elle oublia, se résigna et eut la chance d’obtenir un autre boulot, un vrai job de secrétaire dans une boîte de marketing…
Ce qu’elle voulait vivre, c’était un conte de fées, et tout cela ne ressemblait pas à un début de conte.
Il y avait certainement un autre moyen de devenir célèbre.
Qu’on ne prenne pas Anamary1967 pour une opportuniste aux dents longues : elle n’avait même pas cette qualité-là !
Pour elle, devenir célèbre, ce devait être facile et évident.
Si ça ne l’était pas, elle aimait autant devenir employée de bureau, secrétaire…
Du reste, c’est ce qu’elle fit, ne gardant de ses premières amours avec le cinéma, qu’un ego perpétuellement auto-satisfait et une tendance à cabotiner qui agaçait les femmes et charmait les hommes.
On n’aurait d’ailleurs jamais fait dire à Anamary1967 qu’elle avait raté sa vocation.
Elle aimait profondément son travail, parce qu’il la valorisait, et c’était à peu près tout ce qu’elle demandait à la vie.
Dans son genre, elle était plutôt heureuse et tout aurait été parfait si elle n’avait pas été seule.
Car Anamary1967 était une célibataire endurcie pour plusieurs raisons.
D’abord parce qu’en matière d’hommes, elle était follement exigeante et ne s’intéressait qu’au physique.
Ensuite, parce que les quelques relations qu’elle avait à son actif s’étaient assez tragiquement terminées, et qu’elle clamait bien fort qu’on ne l’y reprendrait plus !
C’était là un sursaut d’orgueil, érigé en profession de foi, qui contribuait grandement à sa solitude affective.
Comme toutes les véritables égoïstes, elle trouvait que les hommes ne pensaient qu’à eux, puisqu’ils ne pensaient pas exclusivement à elle.
C’est cela qui l’avait terriblement marquée : constater à quel point les hommes à qui elle avait eu l’honneur de céder ne semblaient pas prendre conscience qu’elle était une femme extraordinaire !
Ils se comportaient avec elle comme ils l’auraient fait avec n’importe quelle femme dont ils auraient été amoureux.
C’était vraiment incroyable…
Hélas, à cette guerre des sexes à laquelle Anamary1967 se livrait, à grands renforts de soirées télé devant Les feux de l’amour, la jeune femme se sentait encore une fois perdante.
Elle avançait dans la quarantaine, et commençait à sentir l’envie d’enfanter.
L’homme cessait progressivement de devenir l’éternel amant ingrat pour incarner désormais le géniteur-compagnon de routine.
Du jour au lendemain, la célibataire endurcie se transforma en chasseresse de mari… bien décidée à réussir l’arraisonnement d’un homme, à défaut de parvenir un jour à vivre le grand amour.
Actrice ratée, d’accord ; employée-secrétaire médiocre, entendu ; mais sur le plan sentimental, elle aurait enfin sa revanche sur la vie !
Évidemment, là non plus, rien ne fut aussi facile qu’elle l’espérait.
Les hommes présentés par les amies des amies ne firent pas l’affaire.
L’aventure du speed dating fut déjà plus rentable, sans doute à cause du côté ludique et du défi de séduction qui gonflait l’orgueil d’Anamary1967.
Conquérir un homme, c’était une réussite pour elle, et pour une fois, une réussite comme elle les aimait : facile à atteindre…
Il en résulta un grand nombre de relations entamées qui, hélas, n’allèrent pas bien loin.
Les hommes voulaient bien jouer aux perdants, mais dès qu’il s’agissait de projeter une vie commune avec progéniture, ils ne voulaient plus jouer du tout !
Lasse, elle s’inscrivit sur MSN-Femmes.com en s’enlevant quinze ans et quinze kilos, en se grandissant de quatre centimètres et en mettant en ligne une photo d’un mannequin ayant posé pour une publicité de sous-vêtements dans un magazine espagnol…
Trois jours après, elle reçut le message de celui qui allait être son premier amant virtuel.
02—————————————————————————————————————————-
Lui, c’était Prince_Of _Virtua.
La trentaine, mais pour du vrai, mais il ne s’en cachait pas.
Informaticien dans une boîte de légumes surgelés de Bruxelles, il gagnait plutôt bien sa vie.
Il était tombé très jeune dans la passion des ordinateurs.
Ses parents s’étaient cotisés pour offrir un merveilleux Noël à leur bambin, et il se révéla bien plus coûteux qu’ils ne le pensaient, vu que, accro dès le premier jour, Prince_Of_Virtua leur demanda régulièrement logiciels complémentaires, périphériques, nouvelles cartes mères et autres bricoles auxquelles ses parents ne comprenaient rien, sauf le prix qui en était demandé.
Au fil des années, il n’y eût plus de Noël ou d’anniversaire qui ne fut marqué par le don d’un circuit imprimé ou d’une boîte de jeu, le charmant bambin ne s’intéressant à strictement rien d’autre, pas même à sa mère, qui finit par maudire le jour où elle et son mari avaient acheté ce maudit ordinateur.
Chaque fête se terminait immanquablement par les pleurs de la mère, reprochant à son fils son indifférence. Ce dernier ne s’en enfermait que plus vivement dans sa passion informatique, sentant de plus en plus que tout ce qui se passait en dehors de l’écran était clairement moins passionnant.
Le père, quant à lui, se contentait de répéter à sa femme éplorée qu’au moins le petit aurait une bonne situation, parce que l’ordinateur, c’est l’avenir.
De fait, Prince_Of_Virtua avait effectivement réussi son entrée dans la vie active, mais ça ne s’était pas fait sans mal.
Employé à ses débuts dans diverses petites boîtes informatiques, il s’en était fait régulièrement renvoyer pour des problèmes liés à son attitude.
Face à un écran, Prince_Of_Virtua était comme hypnotisé, sans conscience du monde extérieur.
Il ne pouvait s’empêcher, lors d’un travail ennuyeux sur base de données, de jouer subrepticement à un jeu discrètement installé sur son poste de travail au moyen d’une disquette.
Lorsque la révolution Internet explosa, ce fut pire.
Il jouait à des jeux en ligne et se faisait régulièrement surprendre par un supérieur.
Mais à chaque licenciement, Prince_Of_Virtua ne s’en faisait pas et partait à la recherche du prochain job.
Il rebondit ainsi de renvois en renvois un peu comme une boule de flipper, jusqu’à ce qu’il tombe sur le poste qu’il occupait depuis maintenant plusieurs années, une planque parfaite, dans un service comptable pour lesquels l’informatique demeurait à cette époque un monde occulte et définitivement incompréhensible.
Non seulement Prince_Of_Virtua n’avait eu aucun mal à être devenu indispensable au milieu de ces quadragénaires perpétuellement béats d’admiration à chaque résolution de problème effectuée en quelques minutes avec de rapides touchers de clavier, mais il avait su profiter de ce statut de grand sorcier du PC pour se ménager des journées de glande profonde, prétextant, à chaque fois qu’on recourait à son art, être plongé dans un processus extrêmement important, incitant ses supérieurs même à poireauter plus d’une heure en attendant que le génie soit disponible.
Comme les employés et même son patron surnommé “JP La terreur”, un fanatique de Ferrari…, s’exécutaient avec une exemplaire humilité, Prince_Of_Virtua ne s’en était que plus installé dans une existence discrète de roi fainéant.
La seule entorse à cette existence entièrement vouée au confort égoïste et à la passion nombriliste était la cruelle absence de femmes.
Non que Prince_Of_Virtua fut un romantique contrarié : à l’image de tout ce qui n’était pas dans son ordinateur, les femmes l’intéressaient peu.
Mais voilà, la nature a ses exigences, et au grand dam de Prince_Of_Virtua, les sites internet pornographiques ne lui apportaient pas l’intensité déjà rencontrée avec les deux ou trois créatures levées en hâte lors de virées nocturnes en boîtes de nuit avec des copains, et qu’il avait réussi à ramener dans son lit, actes de bravoure dont les intéressées s’étaient grandement repenties par la suite.
Il faut dire qu’au lit, Prince_Of_Virtua restait dans l’esprit de ses jeux en ligne : chacun pour soi, que le meilleur gagne, et un bonus pour celui qui fait le meilleur temps !
Inutile de dire que l’enthousiasme de Prince_Of_Virtua pour cette extension 3D et charnelle de ses extases virtuelles était assez rarement partagée par ses camarades de jeux…
Une autre chose agaçait profondément Prince_Of_Virtua : il ne rencontrait pas dans la vraie vie des femmes comme il en voyait dans les films X.
Ça au moins, c’était des vraies femmes !!!
Là aussi, le virtuel lui semblait avoir plus de corps que le réel, et il ne pouvait pas admettre que ces créatures dénudées, sans cesse prêtes à étaler leur luxure sans scrupules, toujours disponibles à tous les fantasmes, puissent être des comédiennes chevronnées ou des filles vénales ne songeant qu’à l’argent.
C’était évident qu’elles n’existaient en ce bas-monde que pour le bon plaisir des hommes, et c’est ce qui en faisait une élite absolue, à laquelle lui-même, garçon brillant à la virilité assumée, ne pouvait qu’avoir droit.
Hélas, pour des raisons qui lui apparaissaient mystérieuses, Prince_Of_Virtua n’avait pu faire entendre sa cause.
Dans certaines boîtes de nuit, surtout une qui était située place de Brouckère, à coté du cinéma Eldorado, il avait bien entendu croisé des jeunes filles comme il les aimait, et il en avait abordé plusieurs, sans gêne aucune, assuré qu’elles n’attendaient que ça, qu’elles n’étaient venues que pour ça : se faire draguer par un vrai mec comme lui !
Mais il n’en avait intéressé aucune…
C’était comme si elles ne le voyaient pas.
Il y avait bien cette petite brunette toujours souriante, mais elle n’avait d’yeux que pour le portier…
Elle semblait regarder à travers lui, lassée par avance des propos qu’il tentait de lui tenir.
A croire qu’elle était saturée de demandes…
Franchement, pour qui elle se prenait, cette brunette ?
Si Prince_Of_Virtua avait gardé bon moral au début, son enthousiasme pour la gent féminine s’était de plus en plus effrité.
Il ne savait pas, en fait, comment aborder une femme.
Il n’y avait pas de didacticiel, pas de mode d’emploi, pas même de règle du jeu.
Pour lui, un logiciel était plus facile à comprendre qu’une femme.
Il sentait bien d’ailleurs que la femme était trop éloignée d’une logique informatique pour que ce soit vraiment son truc.
Mais il ne parvenait pas à y renoncer.
Question d’orgueil, de fierté mal placée.
Peut-être aussi la peur de voir s’écrouler le seul idéal auquel il pouvait encore aspirer…
Dans ses bons jours, Prince_Of_Virtua se disait que son heure viendrait, et qu’ils verraient bien tous un jour de quoi il était capable !
Dans ses mauvais jours, sa libido le tenaillait dramatiquement sans qu’il soit capable de l’évacuer avec la première qui passe.
Au bureau, il avait remarqué une employée de l’intendance qui le regardait d’un œil humide.
Mlle Couillard était une petite grosse à lunettes, la quarantaine flasque, avec une expression faciale perpétuellement partagée entre le ravissement niais et l’affliction résignée.
Prince_Of_Virtua se disait qu’elle serait facile à lever, et que ça le soulagerait un moment, mais il soupçonnait, non sans raison, qu’elle s’attacherait déraisonnablement.
Et puis quelle honte, si cela se savait au bureau…
Par conséquent, Prince_Of_Virtua transcendait comme il pouvait par le biais d’un célibat actif, où il échafaudait mille projets qui ne dépassaient pas la minute de leur conception, et dont le côté tortueux lui rappelait agréablement les énigmes à plusieurs niveaux des jeux d’aventure.
Néanmoins, ce plaisir eût aussi ses limites et c’est sur le conseil d’un ami qu’il s’intéressa au phénomène très en vogue de MSN-Femmes.com.
L’inscription lui plût particulièrement par son côté ludique, pas très éloigné des fiches de jeux de rôles.
Il eût donc à cœur de se forger un personnage au vrai potentiel de vainqueur.
Il se retrouva donc à mentir sur à peu près tout, non dans un délire de mythomanie, mais dans l’optique d’un jeu dont il espérait bien sortir gagnant.
Il travailla particulièrement la photo, grâce à une version crackée de Photoshop, où sa maîtrise extrême du numérique lui permit, en quelques effets soigneusement discrets, de donner au scan d’un photomaton un caractère flamboyant, auquel il força la ressemblance avec son personnage de jeu vidéo préféré, dont il adopta le pseudonyme, se disant en plus qu’une telle référence serait susceptible d’attirer une vraie bimbo moitié pute, moitié geek, comme il entendait bien s’en trouver une.
Il rédigea ensuite un modèle type de message d’approche qu’il balança en série à tous les profils féminins du site, ou presque.
L’une de ces virtuelles bouteilles à la mer arriva dans la boîte de réception du compte d’Anamary1967.
Anamary1967 et Prince_Of_Virtua se tenaient bien loin de toutes ces réalités commerciales, lorsqu’ils entrèrent en contact l’un avec l’autre.
Le mail de Prince_Of_Virtua était rédigé ainsi :
– Salut ! Je suis un bô gosse plein de charme et d’humour (si, si, jte jure mdr), et je me suis inscris sur ce site par curiosité. Tout de suite, j’ai été attiré par ton profil. Tu as l’air d’une personne très intéressante, avec une personnalité vraiment à part, et en plus, je ne te cache pas que je te trouve très belle (lol). Veux-tu que l’on fasse connaissance ? Moi, je travaille dans l’informatique, où j’ai une très bonne situation, j’adore le sport, le cinéma, la musique, les soirées télé, les câlins sous la couette (ptdr) et les promenades au bord d’un lac enchanteur. A bientôt, j’espère. Ze Prince.
On peut se demander comment un tel ramassis de banalités et de phrases creuses put émouvoir Anamary1967.
En fait, malgré son inexpérience en matière de femmes, Prince_Of_Virtua n’avait pas si mal tiré son épingle du jeu, dans le sens où, suivant malgré lui la fameuse règle du malentendu propre au site, il avait mis, dans son message, en un minimum de mots, un condensé de tout ce qu’une femme pouvait rechercher chez un homme.
Il avait ainsi dit qu’il était beau, qu’il avait du charme, qu’il gagnait bien sa vie, qu’il aimait sortir le soir, qu’il aimait rester à la maison le soir, qu’il aimait le sexe, qu’il était romantique, et qu’il avait de l’humour… et un humour bien neuneu, bien inoffensif, propre à valoriser toute femme n’ayant pas envie qu’on se moque d’elle.
Tout cela était bien évidemment aussi incohérent que factice, mais promettait beaucoup sans dire quoi.
Anamary1967 avait déjà reçu beaucoup de messages de cette eau-là, mais celui-ci était le plus complet qu’elle avait pu lire jusqu’ici.
Bien entendu, elle goûta pleinement cet humour enfantin, bébête, qui réveilla en elle une condescendance maternelle.
Il avait l’air gentil et rigolo, ce type-là.
L’allusion aux promenades au bord d’un lac enchanteur la toucha également beaucoup.
Elle avait gardé quelque part au fond de son cœur un romantisme nunuche de petite fille de province…
Ainsi, elle se voyait déjà tenir par le bras cet homme prestigieux… sur les bords d’un lac…, un jour ensoleillé en fin d’après-midi, avec un petit vent frais qui passerait dans leurs cheveux.
Elle avait vu une scène similaire dans un feuilleton de l’été, à la télévision, et avait trouvé que ça en jetait un max.
Elle se dit alors que c’était merveilleux, un homme qui aimait les promenades au bord d’un lac.
Elle en oubliait l’allusion aux câlins sous la couette, peu délicate mais tout du moins excusable par le “ptdr”, qui accordait un second degré à ce qui relevait purement du premier.
Elle en oubliait la passion de son interlocuteur pour l’informatique, domaine qu’elle exécrait et qui ne lui évoquait que les innombrables plantages de son logiciel de comptabilité au bureau.
Elle en oubliait même, ce qui était plus grave, que des gens qui haïssaient les promenades au bord de la mer, il s’en trouvait somme toute assez peu et que le caractère qui l’attirait le plus chez cet homme, c’était précisément celui qu’elle aurait pu rencontrer chez n’importe quel autre.
Seulement cet homme-ci en avait parlé d’entrée de jeu.
Ça changeait donc tout !…
Qui plus est, le pseudonyme de son courtisan lui plaisait.
Prince_Of_Virtua, ça avait un petit côté Lawrence d’Arabie, ou un petit côté prince arabe issu d’un riche émirat.
Anamary1967 était à cent lieues de se douter qu’il s’agissait d’un personnage minable.
En fait, Anamary1967 ne se l’avouait pas, mais ce qui la décida à répondre à Prince_Of_Virtua, c’était surtout le fait qu’il ait mentionné qu’elle avait une personnalité à part….
C’était en fait très loin d’être le cas, mais Anamary1967 caressait quotidiennement son ego en s’imaginant une âme exceptionnelle que seul serait capable de voir un homme de qualité, qui serait un compagnon digne d’elle.
Déjà, elle s’imaginait vivre une romance élitiste, au sommet du plus haut building d’une multinationale d’informatique, dont le mystérieux Prince_Of_Virtua aurait été le grand directeur, et dont il aurait fait, pour lui et sa compagne, un royaume céleste d’où tout mortel de basse condition aurait été exclu…, y compris, évidemment, les stupides collègues de bureau et le patron tyrannique d’Anamary1967.
Grâce à sa flatterie ordinaire mais fort bien placée, Prince_Of_Virtua avait marqué un point décisif dans sa quête féminine.
Les yeux perdus dans une rêverie faite sur mesure, Anamary1967 écrivit une réponse stylée à Prince_Of_Virtua, sur un ton à la fois complice et hautain, distant et passionné, censé évoquer la présence irréelle d’une femme fatale accomplie, qui ne se réserverait qu’aux vainqueurs.
De son côté, Prince_Of_Virtua commençait à désespérer.
Il avait bien envoyé ce jour-là près de 50 messages, tous rigoureusement identiques, et il n’avait eu encore aucune réponse.
Enfin, presque aucune réponse !…
Une jeune femme, inscrite sous deux identités différentes auxquelles il avait envoyé son baratin, lui avait écrit pour lui dire qu’elle l’avait grillé en train d’écrire la même chose à toutes les femmes.
Irrité, Prince_Of_Virtua lui avait rétorqué qu’il ne voyait pas où était le problème, que l’important n’était pas la prise de contact mais ce qui en découlait, et que d’abord, pourquoi elle-même, elle se cachait derrière deux pages différentes, ça n’était pas très honnête, etc…
Il avait attendu secrètement une réponse qui n’était pas venue.
Prince_Of_Virtua s’en était senti d’autant plus vexé qu’il était très satisfait de son argumentaire, et qu’il ne comprenait vraiment pas pourquoi il y avait aussi peu de réponse.
Il commençait déjà à soupçonner que tous les profils féminins étaient des faux créés par le site pour attirer les gogos, quand il reçut la réponse d’Anamary1967.
Au début, il ne fut pas très enthousiaste.
Il fronça le nez en lisant le pseudo de son contact.
Minable…
Pour gosses…
Même pas en 3D…
Quelle drôle d’idée de pseudo…
Il lut son mail, sans trop comprendre ce qu’elle voulait dire.
Visiblement, elle était un peu bizarre.
Pourvu que ça ne soit pas une dominatrice…
Pas son truc, ça…
Quand il lut le passage où elle parlait des promenades au bord d’un lac enchanteur, Prince_Of_Virtua se sentit un peu perplexe.
Il ne se souvenait plus trop dans le détail ce qu’il avait écrit.
Il vérifia son original, et sut ensuite quoi répondre.
Visiblement, la fille était dans un trip à l’eau de rose.
Il se félicita d’avoir pensé à ce détail-là.
Bon plan, le coup de la promenade.
Il le nota pour le cas où il aurait besoin de rewriter quelque peu son modèle en appuyant sur ce critère-là…
Il sourit en terminant de lire le mail d’Anamary1967.
Il pensa avoir cerné le personnage.
Fille un peu romantique, qui essaye de se la jouer grande dame.
Il voyait clair dans son jeu, cela le rassura.
Fort de cet aval qu’il imaginait avoir sur elle, et qui était au final assez semblable à l’aval qu’elle imaginait avoir sur lui, Prince_Of_Virtua répondit à Anamary1967 en s’adaptant à elle, la flattant là où il la sentait sensible, tout en essayant de jouer lui aussi le séducteur mystérieux, non sans quelques traits d’humour badin.
Du joli travail.
Une fois son mail expédié, Prince_Of_Virtua réalisa qu’il n’avait même pas regardé la photo d’Anamary1967.
Pourvu que ce ne soit pas un laideron !…
Il cliqua sur son profil, et ce qu’il vit le rassura.
Elle était carrément pas mal.
Il n’avait même pas fait attention en passant sur sa page la première fois, tant il envoyait ses messages mécaniquement.
Bon plan, se dit-il, bon plan…
Il regretta seulement qu’on ne pût voir sur sa photo si elle avait des gros seins ou non…
Une correspondance démarra donc doucement entre Anamary1967 et Prince_Of_Virtua, à raison d’une dizaine de messages par jour.
Peu de choses intéressantes échangées, mais une complicité qui s’installa assez rapidement, faite de pas grand-chose d’autre qu’une longue partie de ping-pong épistolaire, démarrée d’abord sur le ton confidentiel des gens à qui on ne la fait pas, des élites qui se reconnaissent et qui se gaussent de tous ces gens au-dessous d’eux, avec, de part et d’autre, quelques couacs, quelques fausses notes, qu’ils s’empressèrent d’oublier, se prouvant ainsi, l’un à l’autre, leur envie réciproque de maintenir le contact.
Une façon détournée de déclarer les choses sans prendre le risque de les dire, en tirant partie de leurs maladresses respectives.
Anamary1967 était aux anges.
Elle se laissait prendre à son propre jeu, et fuyait son existence médiocre dans une rêverie douce et inoffensive.
Prince_Of_Virtua, par contre, se lassait rapidement de la façon dont les choses traînaient.
Il était pressé de passer à l’acte, pressé de sauter cette fille, sentant confusément qu’elle ne valait pas l’effort rhétorique qu’il devait déployer pour elle.
Il avait tour à tour proposé une rencontre, puis une conversation téléphonique, et enfin un passage sur un logiciel de conversation instantanée.
A chaque fois, Anamary1967 avait éludé le sujet, avec cet art de l’esquive que Prince_Of_Virtua ne connaissait que trop bien, et qui l’agaçait plus que tout.
Il songea à imposer un ultimatum, mais y renonça en réalisant que ça ne pouvait que le desservir.
Il avait fini par obtenir deux autres réponses émanant d’autres filles, mais les conversations ébauchées s’étaient assez vite terminées, ces filles n’ayant rien à dire, et lui non plus.
De ce fait, il lui fallait absolument mettre Anamary1967 dans son lit, sinon toutes ces interminables heures passées sur ce site seraient tout bonnement gâchées.
Il avait bien tort de s’inquiéter, car Anamary1967 était bien plus intéressée qu’il ne le soupçonnait lui-même. Perdue dans ses fantasmes, elle avait donné à Prince_Of_Virtua les traits mythiques de Lawrence d’Arabie.
Elle caressait ce rêve avec une joie féroce, et un sentiment de revanche.
Pourtant, elle tenait à le faire mariner encore un peu.
Par jeu, par sadisme, pour se venger d’avoir été aussi aisément séduite…
Pour voir s’il allait se déclarer.
Elle rêvait d’une lettre d’amour en corps Verdana 8 comme d’autres jadis rêvaient au prince charmant, monté sur un grand destrier blanc.
Pourtant, quelque part en elle, son sixième sens lui soufflait que ce Prince_Of_Virtua était très loin d’être son idéal.
Elle le trouvait parfois balourd et trop insistant.
Elle eût voulu qu’il soit un soupirant délicat, généreux, sachant complimenter, qu’il ait toute l’aristocratie de son pseudonyme.
Mais même lorsqu’il flattait ou qu’il disait des gentillesses, Prince_Of_Virtua lâchait ses phrases comme des bombes à eau, destinées à éclabousser, à être vues, à être reconnues.
Naïve, elle y voyait une attention pataude, mais nullement une fausseté calculée et fourbe.
Sur le plan de la fourberie, Prince_Of_Virtua n’avait pas de scrupules.
Plus le temps avançait, plus il redoublait de flatteries et de mots doux, quitte à les envoyer à la pelle, pour ne pas dire à la louche.
Il voulait faire le maximum pour que cela se conclue rapidement, dans un sens ou dans un autre.
Ce grand nerveux remerciait d’ailleurs son entraînement aux jeux vidéo, et les innombrables heures passées à calmer ses nerfs en étant bloqué à un niveau ou en n’arrivant pas à rétamer un boss final.
Prince_Of_Virtua avait appris ainsi la patience, ou ce qui pouvait en tenir lieu chez lui.
Le résultat n’était pas parfait, mais au moins Prince_Of_Virtua ne balançait plus son clavier contre le mur en hurlant de rage…
Puis petit à petit, au fur et à mesure que les jours passaient, un grand découragement s’abattit sur Prince_Of_Virtua.
Devant la formidable maîtrise d’Anamary1967, sa rage se transformait en débâcle, en résignation.
Il répondait désormais moins souvent à ses mails, plus brièvement aussi.
Il laissait mourir cette complicité vieille d’à peine deux semaines, mais qu’il lui semblait déjà porter sur les épaules depuis dix ans.
Il aurait donné beaucoup pour trouver les cheat codes pour sortir de cette impasse.
Définitivement, Prince_Of_Virtua sentait que tout ce monde odieusement réel et non pixelisé n’était pas fait pour lui.
Ce découragement brutal de Prince_Of_Virtua, qui se manifesta épistolairement par une certaine atonie verbale, passa aux yeux d’Anamary1967 pour une fébrilité soumise.
L’homme n’étant plus demandeur, il le lui fallait absolument.
C’est à ce moment-là qu’elle lui écrivit pour lui donner l’adresse mail liée à son Messenger…
Prince_Of_Virtua en fut tout regonflé, comme s’il venait de gagner au Loto.
L’émotion fut intense, mais fort brève.
Depuis le début, il savait qu’elle craquerait !
Il avait été con de perdre espoir.
C’était évident qu’elle était bien accro, la petite…
Pourtant, il n’était pas au bout de son chemin de croix.
Anamary1967 avait préparé son coup avec le soin qu’elle mettait à élaborer ses projets marketing. Initialement, elle avait prévu de maintenir la conversation sur Messenger pendant au moins deux mois.
En fait, un seul mois suffit, vu qu’Anamary1967 et Prince_Of_Virtua passèrent absolument toutes leurs soirées à chatter, jusqu’à des heures indues de la nuit.
Cela devint un rituel, et ce rituel combla le vide qui les séparait.
Au départ, il y eût une espèce de jeu, un jeu qu’Anamary1967 commit l’erreur de révéler trop tôt.
Elle lui dit qu’elle le trouvait attirant, mais qu’elle voulait être sûre de ce qu’elle ressentait.
Messenger ne permettait pas de tricher ou de travailler ses réponses, comme l’on pouvait le faire avec des courriers différés.
Elle voulait voir si l’alchimie fonctionnait vraiment entre eux.
Un déclic se fit dans la cervelle de Prince_Of_Virtua.
Dans tout ce qu’il venait de lire, ce jour-là, il ne retint pas le touchant aveu d’Anamary1967, il ne retint pas l’honneur qu’elle lui faisait, il ne remarqua même pas l’avenir dans lequel elle se projetait avec lui.
Il ne retint qu’une seule chose : il y avait jeu !
Et qui dit jeu, dit quelque chose à gagner, et il fallait qu’il gagne, qu’il réussisse, qu’il mérite la rencontre par sa présence assidue et le choix délicat de ses mots.
Eût-il tenté de séduire par ce biais une octogénaire édentée ou un gay cuir S/M qu’il n’aurait pas été moins enthousiaste.
Ainsi débutèrent de longues, très longues heures, à discuter de tout, de rien, et surtout de rien.
Enrobés par la nuit, les yeux noyés dans les fenêtres clignotantes, confinés dans leurs appartements-placards situés à une dizaine de kilomètres d’écart, Anamary1967 et Prince_Of_Virtua sombrèrent ensemble dans ce mince point de contact, dans cette illusion de conversation, dans cette intimité virtuelle et désincarnée, où, nuit après nuit, ils s’abrutirent de mots jusqu’à en être persuadés qu’ils se désiraient.
Convaincus de se connaître déjà, ils allaient enfin pouvoir se rencontrer.
03—————————————————————————————————————————-
Il y eût un préambule à cette rencontre.
Anamary1967 tenait à ce qu’ils échangent au moins une conversation téléphonique.
Prince_Of_Virtua accepta, se disant qu’il n’en était plus à ça près.
Elle aima tout de suite sa voix, mais pas sa façon de parler.
Prince_Of_Virtua n’était effectivement pas à son avantage à l’oral.
Il avait une élocution vulgaire, doublée d’un rire à la fois gras et aphone.
Le genre bistrot, se dit-elle.
Du coup, le côté princier en prit un coup !
Anamary1967 ne put s’empêcher de lui faire remarquer sa diction.
Prince_Of_Virtua noya le poisson en lui disant que c’était normal, que c’était l’accent Luxembourgeois.
Comme ni lui, ni elles n’avaient jamais mis les pieds au Luxembourg, cette explication leur convint à tous deux.
Anamary1967 y crût…, ou plutôt se sentit obligée d’y croire.
Prince_Of_Virtua ne disait rien, mais n’en pensait pas moins.
Lui n’aimait ni la voix, ni la façon de parler.
La voix d’Anamary1967 était un peu sourde.
Cela correspondait à l’idée que Prince_Of_Virtua se faisait de la voix d’une obèse.
La perspective de se taper une grosse le mettait mal à l’aise, mais il y avait tellement de mois qu’il n’avait pas tiré sa crampe, il ne se sentait pas de se défiler.
Quant à sa façon de parler, elle était trop pète-sec, le ton était prétentieux et en même temps avait quelque chose de geignard et d’agaçant.
Anamary1967 parlait comme une vieille institutrice.
Prince_Of_Virtua réalisa en tout cas que ça n’était pas la voix d’une nana qui allait écarter les jambes dès le premier soir.
Il se dit qu’il était vraiment maudit.
L’expérience ne fut ni prolongée, ni réitérée.
Chacun sentit à quel point cela était trop différent de tous ces moments échangés par écrit.
Et comme aucun des deux n’était prêt à les remettre en cause, il leur était désormais devenu urgent de se rencontrer le plus rapidement, afin de se confronter une bonne fois pour toutes à la réalité de ce qu’ils étaient.
Cela fut fait quelques jours plus tard, dans un petit bar du centre-ville, en fin d’après-midi.
Moment idéal : suffisamment tôt pour se débiner avant le dîner si la magie n’opère plus, mais assez tard pour poursuivre jusqu’au bout de la nuit en cas de coup de foudre décisif.
Ils ne se reconnurent pas instantanément dès qu’ils se virent, en effectuant le compte, chacun dans leurs têtes, des différences notables par rapport aux photos.
Ils se firent une bise maladroite, tout en se détaillant mutuellement avec des yeux brillants.
Ils avaient les mains moites, leurs visages étaient crispés d’un sourire figé.
Elle le trouva petit, trop maigre et définitivement vulgaire.
Il la trouva beaucoup plus vieille que lui, abîmée, trop ronde, avec un air bête et frigide à la fois.
Ils s’assirent et commandèrent des boissons non alcoolisées.
Il y eut un court moment de silence que l’un des deux brisa en disant à l’autre : Ca fait bizarre de se voir, hein ?.
Oui, cela faisait bizarre…
De cette bizarrerie dont sont faites les déceptions passagères, celle où l’on se dit d’abord qu’on est déçu, et ensuite qu’on ne devrait pas l’être, parce que la personne en face de soi est cohérente avec ce que l’on connaît d’elle.
C’est soudain l’espoir, la rêverie à laquelle on s’est abandonné qui semble surréaliste.
Bien sûr, comment a-t-on pu imaginer autre chose ?
C’était évident que ça allait être ça !…
Et soudain dans leur déception mutuelle, Anamary1967 et Prince_Of_Virtua se retrouvèrent, en un bref moment de reconnaissance.
Ils étaient là, chacun à boire son verre, observant l’autre à la dérobée, lui trouvant soudainement du charme dans les mouvements, gommant allègrement tous les défauts constatés, repensant à toutes ces nuits, imaginant l’autre, pareil à soi, derrière l’écran, souriant, tapotant sur le clavier puis attendant une réponse.
Confrontés chacun au souvenir de leur intimité, ils sentaient le transfert s’effectuer.
Leur intimité factice s’incrustait dans le réel avec l’aisance d’un mensonge éprouvé.
Ils ne se plaisaient pas, mais ils voulaient tant se plaire…
Alors l’un des deux sourit et dit : Ça m’a trop fait rire quand tu m’as écrit l’autre jour que…, et l’autre de renchérir : Oui, c’est vrai, et toi alors, quand tu m’as écrit que….
Petit à petit, leurs t’chats se remettaient en place, sans plus besoin désormais d’ordinateur et de logiciel.
Un lien se tissait entre leur passé illusoire et leur présent incertain.
Ils reprirent chacun une consommation.
Ils connaissaient déjà depuis longtemps leurs prénoms respectifs, aussi fades et passe-partout qu’eux-mêmes.
Ils n’avaient pas encore discuté de leurs pseudonymes.
Ce fut Prince_Of_Virtua qui lança la question.
Il écouta la réponse d’Anamary1967 avec un sourire amusé, mais intérieurement il se perdait quelque peu en conjectures sur l’identification de cette femme plantureuse qui lui semblait infantile, geignarde, même pas spécialement sensuelle, et pour dire les choses franchement, profondément débile et qui plus est ; franchement vioque…
Anamary1967, de son côté, lui demanda si son Prince_Of_Virtua révélait d’éventuelles racines russes, vu qu’il avait un air de Raspoutine sans barbe, ou à défaut un goût prononcé pour la Vodka.
Prince_Of_Virtua ricana d’un air bête, et l’informa à la fois de sa passion pour le jeu vidéo dont il avait pris le nom, et de ses origines non pas russes, mais basques espagnoles.
Dans les yeux d’Anamary1967, une étincelle mis le feu à ses souvenirs…
La conversation dévia sur l’Espagne et Cadix ou Prince_Of_Virtua n’avait jamais mis les pieds.
Les heures passaient sans que les deux tourtereaux s’en rendent compte.
Ils n’étaient pas passionnés l’un par l’autre, mais cela faisait si longtemps qu’ils étaient seuls.
Une vanne s’ouvrait en eux, les contraignait à un besoin de chaleur humaine irrésistible, qu’ils habillaient aux couleurs de la passion et du désir.
L’heure du dîner arriva à point nommé.
Ils avaient choisi un bar qui faisait aussi brasserie.
Ça n’était pas vraiment calculé, pas vraiment innocent non plus.
Ils passèrent à table, poursuivirent leurs échanges jusqu’au dessert, puis au café.
Prince_Of_Virtua s’offrit pour régler l’addition.
Anamary1967 insista pour faire part à deux.
Elle alluma une dernière cigarette, puis après un instant de silence, annonça qu’elle allait rentrer.
Elle travaillait tôt demain, elle était fatiguée…
Prince_Of_Virtua eut dans les yeux, une lueur qui s’éteint.
Ils se levèrent ensemble et firent quelques pas sur le trottoir.
Il lui dit qu’il avait passé une délicieuse soirée.
Elle lui répondit qu’elle aussi, mais que c’était dommage qu’elle soit si fatiguée.
– On se revoit très bientôt, de toutes façons, conclut-elle.
Prince_Of_Virtua parvint à imprimer sur sa face un sourire inexpressif, interprétable à loisir.
Anamary1967 fit signe à un taxi.
Avant qu’elle ne monte, Prince_Of_Virtua et elle se firent une bise un peu plus tendre et appuyée que la première fois.
Puis le taxi démarra. Prince_Of_Virtua préféra aller se branler dans une porte cochère…, puis rentra à pied, songeur, les yeux errants dans le vague.
A la vérité, Anamary1967 n’était pas le moins du monde fatiguée et ne se levait pas si tôt que ça le lendemain.
Elle avait tenu à rentrer car elle se sentait un peu perdue.
Voulait-elle de cet homme ou non ?
Elle ne savait plus.
Elle lui trouvait un certain charme, mais il était si différent de l’image qu’elle s’en était faite, qu’il lui fallait un peu de temps pour accepter Prince_Of_Virtua tel qu’il était… et surtout pour oublier son beau rêve romantique.
Elle avait aussi très peur de s’abandonner trop vite, trop facilement à cet homme, qui pourrait la juger post-coïtum sur ce qu’il aurait pu se passer ce soir-là.
Prince_Of_Virtua lui avait semblé courtois, convenable, peu empressé.
Il avait bien l’air un peu déçu qu’elle s’en aille si tôt, mais elle attribuait cela à l’attraction magnétique de son exceptionnelle personnalité.
Prince_Of_Virtua était aussi un homme de petit gabarit.
Jusqu’à présent, elle préférait les hommes un peu athlétiques, ultra-virils même, mais ce petit Espagnol noiraud et rachitique éveillait en elle quelque chose de maternel.
Elle le voyait faible, faible parce que sensible.
Elle se sentait supérieure à lui, même intellectuellement.
Tout cela aurait pu être rédhibitoire, mais en fait, ces faiblesses, ces tares, la rassuraient d’une manière extraordinaire, peut-être aussi parce que cela contrebalançait de manière convaincante le contexte totalement artificiel de leur rencontre.
Elle se sentait maîtresse du jeu, dominatrice, et cette sensation nouvelle la mettait en extase.
Tandis que le taxi la ramenait chez elle, et que ses yeux se perdaient dans la nuit tombante, elle se remémorait le visage de Prince_Of_Virtua, en redessinait mentalement l’expression et la virilité, et se dit à elle-même : Je voudrais qu’il ne puisse plus se passer de moi.
Elle y pensait encore en se mettant au lit.
Avec cette froide assurance que seules peuvent se permettre les femmes qui se savent désirées, elle décida, en éteignant la lumière, qu’elle se donnerait à Prince_Of_Virtua le week-end prochain.
Se donner, s’offrir, faire l’honneur de prêter son corps…
Elle aimait cette formulation-là.
Elle aimait se donner ainsi, de la même façon qu’elle aurait offert un jouet à un enfant : pour quêter, dans le regard de l’autre, une reconnaissance asservie…
Prince_Of_Virtua, de son côté, on s’en doute, peinait bien plus à se sentir satisfait.
Il n’avait pas menti en disant qu’il avait passé une délicieuse soirée.
La compagnie d’Anamary1967 lui avait été sincèrement agréable, plus qu’il ne l’escomptait.
Au fond de lui-même, il ne sentait pas une telle urgence à passer au lit avec elle.
Mais il craignait de s’être fait rouler.
Et si elle ne le rappelait pas ?
Si, au final, elle voulait juste rester amie avec lui ?
Quelle humiliation !
Quelle salope !
Pour un peu, il se serait persuadé tout seul d’avoir été le jouet d’une manipulatrice cynique…
Prince_Of_Virtua avait aussi passé une grande partie de la soirée à plonger le regard dans le décolleté appétissant d’Anamary1967.
S’en était-elle rendue compte ?
Normalement, il était expert dans l’art de faire ça discrètement, d’avoir l’air de ne fixer les yeux sur rien de particulier.
Il s’était beaucoup entraîné dans le bus, glissant son regard sur des poitrines généreuses ou le long de postérieurs magnifiquement cambrés.
Au début, il s’était fait griller deux ou trois fois.
Il revoit cette fille qui s’était mis à hurler : Non, mais dites donc, vous êtes pas gêné, vous !.
C’était humiliant !
Bien sûr, il l’avait traitée de sale pute, d’allumeuse et d’hystérique, mais quand même !
Il n’avait pas digéré un tel manque de respect !
Après, il s’était essayé aux lunettes de soleil.
Très pratique, ça, pour mater sans être vu.
Pourtant, il s’était attiré quelques regards suspicieux de jeunes femmes lui trouvant le port de tête un peu trop fixe.
Certes, les lunettes lui garantissaient le bénéfice du doute et évitaient le scandale, mais le résultat n’était pas parfait.
Il avait donc par la suite longuement travaillé l’expression de son visage dans la glace pour y gommer toute marque de lubricité.
Il savait prendre l’air absent, bouger des yeux sans détourner le regard, cultiver même une expression d’ahurissement offusqué, pour le cas où on l’accuserait encore de voyeurisme.
Sa méthode était efficace, et n’avait qu’un défaut, dont il n’avait d’ailleurs pas conscience : son masque facial lui donnait l’air d’un trisomique ou d’un idiot du village, ce qui, dans le cas d’une entrevue privée avec une fille qu’on déshabille du regard, pouvait tout de même porter à conséquence.
Anamary1967 avait d’ailleurs remarqué cette expression hébétée, mais en avait très naturellement déduit que sa conversation avait quelque chose de fascinant et de quasi-hypnotique sur cet homme.
Il n’empêche !
Avec le recul, Prince_Of_Virtua se persuadait d’avoir été débusqué à plusieurs reprises par la jeune femme, alors qu’il se délectait de ses formes.
Selon lui, c’était la seule explication logique pour justifier le fait qu’elle n’ait pas couché avec lui.
Prince_Of_Virtua eût un moment de colère, mais il passa très vite.
Tout n’était pas forcément perdu.
Le jeu continuait.
Il y avait un niveau secret, qu’il fallait traverser pour atteindre le boss final.
C’était un nouveau challenge.
Il se raccrocha désespérément à cette idée.
Seulement voilà, il était bien décidé à assurer ses arrières, histoire d’être sûr de ne pas se faire couillonner…
A peine rentré chez lui, Prince_Of_Virtua s’installa devant son PC pour une longue nuit blanche.
Depuis que lui et Anamary1967 conversaient sur Messenger, il n’était plus revenu sur MSN-Femmes.com, moins par souci d’honnêteté que parce que la jeune femme lui monopolisait toutes ses soirées.
Il s’y reconnecta ce soir-là, et effectua un nouveau copié/collé de son argumentaire, puis il afficha la liste de tous les profils féminins du site, et commença son imposant travail de promotion…
04—————————————————————————————————————————-
Prince_Of_Virtua fut pourtant très surpris qu’Anamary1967 lui téléphone quelques jours plus tard seulement, et lui propose directement de dîner ensemble le samedi soir suivant dans un restaurant qu’elle connaissait bien.
Il s’était tellement fait à l’idée qu’elle ne le rappellerait pas qu’il l’avait presque chassée de sa mémoire.
Il ne s’était même pas reconnecté sur Messenger.
Pourtant, Anamary1967 l’avait attendu dès le lendemain soir de leur entrevue.
Ne le voyant pas connecté, elle s’était dit – ce en quoi elle avait raison – que Prince_Of_Virtua devait avoir perdu confiance en sa capacité à la séduire, mais elle s’était dit aussi, ce en quoi elle avait tort, qu’il devait se morfondre comme un rat chez lui en pensant à elle, et cette image-là satisfaisait davantage son ego.
Elle avait donc laissé passer tout de même quelques jours, avant de lui téléphoner et de lui proposer cette deuxième entrevue.
Ces quelques jours, Prince_Of_Virtua ne les avait précisément pas passés à se morfondre.
Pour des raisons mystérieuses, son petit message spammé, qui indifférait toutes celles qui le lisaient quelques semaines auparavant, avait accroché deux jeunes femmes, plutôt délurées et sympas.
Certes, elles n’étaient pas aussi belles que Anamary1967…, elles étaient même franchement tartes, mais voilà, elles étaient directes, très branchées sexe, et pas contre de le rencontrer très rapidement.
– Voilà des filles, se disait-il, avec qui je ne vais pas perdre mon temps en blabla !.
Cette perspective de faire l’amour rapidement, facilement, à des filles sur lesquelles il ne se serait pourtant pas retourné dans la rue, l’emplissait d’une joie féroce.
C’était à la fois sa vengeance et sa réussite.
Il n’aurait trop su dire par rapport à quoi, mais cette impression demeurait qu’il allait enfin avoir ce qu’il méritait.
Le coup de téléphone d’Anamary1967 sema la confusion dans le programme qu’il s’était fait.
Il sut faire passer son ébahissement pour une bonne surprise inattendue.
Anamary1967, qui considérait que le moindre de ses mots et actes enflammait les sens de tous les hommes, n’eût aucun mal à y croire.
Rendez-vous fut pris pour le samedi suivant.
Prince_Of_Virtua ne s’était même pas réellement demandé s’il avait toujours envie de coucher avec Anamary1967.
Il y avait là des mécaniques mises en place, il était naturel d’aller au bout de leur déroulement.
A présent qu’il avait trois contacts sous le bras, il se sentait prêt à tout accepter de n’importe qui.
Tout l’intéressait, du moment qu’il n’avait qu’à dire oui.
Prince_Of_Virtua découvrait l’abondance de chair générée par la magie d’Internet.
Il n’avait encore rien consommé qu’il se sentait le Casanova des chaudasses esseulées.
Dans les jours qui suivirent, alors que, courbé sur son ordinateur, il conversait simultanément avec Anamary1967, Tite_Chipie_D_Amour et LadyBlue27200, on pouvait lire sur son visage rayonnant, figée tel un masque, l’expression à la fois cynique et fébrile, propre à tous les imbéciles qui se croient arrivés quelque part.
Le samedi suivant, comme convenu, Prince_Of_Virtua et Anamary1967 dînèrent ensemble au restaurant Au fil de L’O...
Cet établissement fondé en 1926 avait conservé son design d’origine, ses murs de bois vernis, rehaussés par des plinthes finement ouvragées et ses lustres de fer forgé sur lesquels les bougies originelles avaient cédé la place à des petites lampes en plastique en forme de bougies.
Ce cadre romantique, désuet, plaisait à Anamary1967, qui y voyait, de manière assez étrange, un rapprochement avec la maison de Scarlett O’Hara dans Autant en Emporte le Vent.
Prince_Of_Virtua trouva l’endroit vieillot et poussiéreux et jeta un regard soupçonneux sur les assiettes et les couverts.
En bon citoyen de l’âge du plastique, Prince_Of_Virtua ne jurait que par ce qui était plastifié ou métallique.
Toute autre matière lui semblait une écoeurante substance organique en décomposition avancée ou en perpétuel effritement.
Il regarda, inquiet, les colonnes de pierre taillée qui parsemaient la salle, craignant qu’elles ne s’effondrent comme de gigantesques bâtons de craie.
Petit à petit, Prince_Of_Virtua se détendit, fit même preuve d’une aisance étonnante.
Plein d’allant, il enchaînait remarques pertinentes, plaisanteries spirituelles, et sourires mystérieux d’aventurier attendri.
Anamary1967 était totalement sous le charme.
Elle se dit qu’elle l’avait mal jugé au premier abord.
Dans son imaginaire, les traits de Lawrence d’Arabie se superposaient au visage de Prince_Of_Virtua.
Elle lui trouvait un petit côté Jude Law, puis une ressemblance frappante avec Chris Martin.
Les deux hommes ne se ressemblaient guère, et ressemblaient encore moins à Prince_Of_Virtua, mais ils avaient en commun le fait de produire la même fascination primaire sur Anamary1967.
Et comme bien des femmes, Anamary1967 n’aimait les hommes beaux que pour mieux se persuader que les hommes quelconques dont elle s’amourachait en étaient des ersatz acceptables.
Prince_Of_Virtua était en effet en grande forme.
Son regard brillait, il était détendu, joyeux et sûr de lui.
Il devait cette glorieuse métamorphose à la nuit qu’il venait de passer la veille avec Tite_Chipie_D_Amour, une nuit explosive où il avait fait l’amour jusqu’au petit matin.
Tite_Chipie_D_Amour était d’une exceptionnelle laideur.
Petite, sans grâce, les dents et les doigts jaunis par plusieurs générations de cigarettes, elle avait une tête de vieille sorcière, greffée sur un corps informe de goret, le tout culminant à 1m52, talons compris.
Mais Tite_Chipie_D_Amour faisait partie de ces femmes qui avaient appris à connaître les hommes très tôt.
Elle avait compris que l’attitude valait mieux que l’allure, et face à la concurrence permanente des jolies femmes, elle avait choisi de tout miser sur le sexe.
Elle savait qu’aucun homme ne pouvait se détourner d’une femme qui parle librement, sans détour, de tous les actes charnels.
La cigarette lui avait donné une voix rauque qui conférait à ses discours une sensualité inattendue.
A ce moment de la rencontre où la plupart des femmes parlaient d’elles, de leurs attentes, de leurs vies et de leurs enfances, Tite_Chipie_D_Amour disait simplement : J’ai envie de toi. Viens, on va chez moi.
Tite_Chipie_D_Amour ne demandait rien et accordait tout.
Pas de blabla, pas de jeu de séduction !
Le mec était là pour ça, elle aussi, alors autant ne pas perdre de temps.
Le sentait-elle timide, qu’elle se faisait rassurante, câline, tentatrice.
Avait-il un rêve secret, un fantasme particulier ?
Il pouvait le lui dire, elle était d’accord.
Elle serait toujours d’accord.
Pas de piège, pas de contrat, pas d’engagement.
Le type repasse après quand il veut, et s’il veut.
Ça sera comme il voudra.
Avec cette stratégie, Tite_Chipie_D_Amour avait une vie sexuelle bien plus intense que n’importe quelle gravure de mode.
Elle avait pu mettre dans son lit des hommes qui n’auraient jamais voulu d’elle s’ils l’avaient rencontrée dans un autre contexte.
Elle mettait sur son profil une photo qui n’était pas la sienne.
Aucun homme ne le lui avait jamais reproché.
Un homme, ça a bien des défauts, mais ça comprend ces choses-là.
Et ce qu’elle avait à offrir compensait largement la tromperie sur la marchandise.
Au final, elle tenait les hommes dans sa main.
Elle jouissait de voir leurs regards écœurés ou gênés, au début de la rencontre, devenir progressivement brillants et lubriques.
Elle savait quoi leur dire, comment le leur dire.
Ils étaient si naïfs, tous autant qu’ils étaient…
Pourtant, si on l’observait à la dérobée, Tite_Chipie_D_Amour était loin d’être l’épicurienne qu’elle prétendait être.
A la lumière de ses yeux clairs, il y avait une tristesse que rien ne saurait consoler.
Elle le savait bien, au fond d’elle-même, que l’Amour dont elle ornait son pseudonyme lui était à jamais refusé.
Personne n’aurait pu l’aimer, sinon un homme aussi laid qu’elle.
Et elle n’en voudrait même pas, sachant qu’elle pouvait avoir mieux dans son lit.
Prise à son propre piège, Tite_Chipie_D_Amour était condamnée à être la catin disgracieuse de ces messieurs, jusqu’aux limites de l’âge ou du supportable.
Bien entendu, Prince_Of_Virtua n’avait rien perçu de cela.
Contrarié au départ par la triste mise de sa conquête, il avait senti l’excitation monter puis s’était quasiment jeté sur elle comme un loup l’aurait fait d’un agneau.
Emmêlés ensemble comme des serpents en rut, ils avaient titubé jusqu’à chez elle, et s’étaient vautrés sur le lit sans préambule.
Peu importait alors que sa compagne de lit fut une princesse ou une guenon !
Prince_Of_Virtua savourait enfin le couronnement de sa maigre carrière de séducteur, puisant l’extase autant dans cette victoire que dans le corps difforme qu’il pilonnait.
Tite_Chipie_D_Amour jouait sans fausse note son rôle de nymphomane insatiable, sachant par expérience que ce genre de tempérament masculin partait en flèche mais durait peu.
Elle sut lui redonner forme à chaque fois, et ses délicates attentions furent une révélation pour Prince_Of_Virtua, incapable jusque là d’en prodiguer réellement de son côté.
Il rentra de sa nuit de débauche, repu et métamorphosé.
De Tite_Chipie_D_Amour, il se dit qu’elle n’était pas bien gironde, mais qu’au moins, elle, c’était une vraie femme !
Déjà, il se régalait de l’idée d’en faire autant dès le lendemain avec Anamary1967.
Il s’imaginait déjà baiser une femme différente chaque soir, peu importait à quoi elle ressemblait et qui elle pouvait bien être.
Une femme chaque soir !…
Pour un peu il en aurait oublié ses jeux en ligne !
Érigée en médaille de guerre, cette baisouillade glauque conféra à Prince_Of_Virtua la confiance qui lui manquait et la patience qu’il n’aurait su déployer autrement.
Il vint au rendez-vous d’Anamary1967, le cœur léger et l’humeur plein de suffisance.
Il n’y avait plus d’urgence à sauter celle-ci.
Il pouvait attendre, prendre tout le temps de la faire fondre.
Il avait un tour d’avance.
Pas un instant, Anamary1967 ne soupçonna que cette montée d’enthousiasme et d’assurance chez son compagnon pouvait avoir une autre origine qu’elle-même.
Le dîner qu’ils firent ensemble les rapprocha davantage, et Anamary1967 eût l’impression d’ouvrir la première page d’un joli roman d’amour.
Lorsqu’ils sortirent du restaurant, Anamary1967 proposa à Prince_Of_Virtua une promenade au bord du lac.
Il fut tenté un instant de protester, et de proposer plutôt d’aller chez lui.
Il se rappela in extremis la phrase de son argumentaire sur les promenades au bord d’un lac enchanteur.
Il sentit qu’il ne fallait pas déconner sur ce coup-là, et se résigna à la suivre…
C’était la fin de l’été, le temps était doux, le soleil se couchait à l’horizon et la nuit s’annonçait belle.
Sous la lune, le lac avait quelque chose d’hypnotique.
Anamary1967 nota tous ces détails avec un ravissement intérieur, satisfaite que chaque chose soit à sa place, que le décor soit parfait pour la scène qu’elle allait jouer.
Leur conversation, jusque-là soutenue, se délia soudain, laissant place au silence, aux non-dits, tandis qu’ils contemplaient la beauté de la nature autour d’eux.
La main d’Anamary1967 effleura celle de Prince_Of_Virtua, puis s’y blottit.
Ils restèrent un instant le visage tourné vers le fond du lac, sans rien dire, puis elle se retourna vers lui, le regarda dans les yeux, et tendit ses lèvres en baissant les paupières.
Il bascula vers cette bouche tant convoitée.
Anamary1967 l’embrassa fougueusement, avec une sauvagerie contenue et esthétisée, essayant d’imiter les héroïnes de ses séries télévisées préférées dans leurs glorieuses “kissing scenes”.
Tandis qu’elle embrassait Prince_Of_Virtua, elle s’imaginait l’ombre de leurs deux silhouettes unies, se détachant sur l’auréole d’un soleil couchant, un de ces soleils rouges tropicaux, comme on en voir sur les affiches vendues en rouleaux dans les supermarchés.
Prince_Of_Virtua, de son côté, s’efforçait de vivre au mieux cet instant, malgré l’écœurement qui montait à ses lèvres.
Il n’avait jamais été fanatique des baisers baveux et interminables.
Il se soumettait à cet exercice avec agacement, mais Anamary1967 ne semblait pas s’en rendre compte.
Il sentait sous ses mains la poitrine de la jeune femme, qu’il se mit à pétrir doucement, non pour lui donner du plaisir, mais pour s’en donner à lui-même.
Depuis le temps qu’il en rêvait, de cette paire de loches !…
Prince_Of_Virtua lutta contre l’envie brusque de plaquer Anamary1967 sur l’herbe de la berge du lac, et de la fourrer là !
Il sentit bien que ce n’était pas la chose à faire dans l’immédiat.
Il serait toujours temps de repasser ici un autre jour, quand elle serait un peu plus rassurée sur ses intentions…
Alors qu’ils se serraient dans leurs bras, Anamary1967 jugea qu’il était temps de jouer aux confessions.
Elle lui demanda s’il avait eu envie de ça depuis longtemps, à quel moment en particulier, si c’était après la première rencontre ou avant, et puis, et puis, vois-tu, elle, elle avait ressenti les choses comme ça, mais lui, hein ?
Comment ça avait été pour lui ?
A ce flot d’interrogations stériles, Prince_Of_Virtua ne sut quoi répondre dans un premier temps, mais au fur et à mesure que les questions d’Anamary1967 se faisaient plus précises, il comprit au moins ce qu’elle avait envie d’entendre.
Il ne se fit donc pas prier, pressé de clore le dossier et de passer au lit.
Oui, cela faisait longtemps…
Il n’osait pas le dire, encore moins le faire…
Il pensait qu’elle ne voudrait pas de lui…
Elle était tellement belle, tellement charismatique…
Il ne comprenait même pas ce qu’elle lui trouvait…
Oh, ça datait de bien avant la rencontre…
Déjà sur Messenger, il s’était dit : c’est elle…
Avant même de l’avoir vue…
Le physique, ça n’est pas le plus important, n’est-ce pas ?…
En disant ces derniers mots, Prince_Of_Virtua repensa à Tite_Chipie_D_Amour, et eût un sourire mauvais…
Anamary1967 buvait ses paroles, les yeux perdus sans le lointain.
Elle en roucoulait de fierté et d’orgueil.
Elle se dit : Toute ma vie, j’ai attendu un homme comme lui.
Elle se vit déjà mariée, la vie à deux, un enfant dans le berceau, et la nounou pour s’en occuper.
Oui, il faudrait une nounou…
Eux-mêmes seraient des gens importants, avec une très bonne situation, ils n’auraient pas le temps de s’occuper d’un enfant…
La voix de Prince_Of_Virtua l’arracha avec douceur à ces rêveries.
– Tu me fais visiter ton petit chez toi ?, demanda-t-il avec un gloussement lubrique.
En cette seconde, Anamary1967 n’aurait rien su lui refuser…
Plus tard, bien plus tard, au fond du lit d’Anamary1967, Prince_Of_Virtua tirait sur sa cigarette avec une mine soucieuse.
Pourquoi se le dissimuler ?
Il était déçu.
Bien sûr, Anamary1967 était plutôt bien, ses rondeurs étaient plus jolies qu’il ne le pensait, ses seins étaient vraiment magnifiques, c’était indéniablement une victoire que de l’avoir allongée, mais…
Comment dire ?…
Elle ne se comportait pas comme une vraie femme !
Elle ne se tortillait pas, elle ne hurlait pas des obscénités, elle ne le regardait pas au fond des yeux avec un air salace.
Elle était tout en pudeur, le visage tourné, absent, un sourire léger, comme une Vierge en pâmoison.
Pas de petits cris, pas même un gémissement.
On eût dit une pucelle qu’on aurait déflorée dans son sommeil…
Prince_Of_Virtua se sentait floué, escroqué.
Il repensait à Tite_Chipie_D_Amour.
Bon sang, si l’une pouvait avoir le physique de l’autre, ça serait parfait !
A côté de lui, Anamary1967 regardait l’épaule maigre et le biceps décharné de son compagnon, y cherchant désespérément l’étoffe d’un Prince-chevalier.
Elle n’avait pas eu d’orgasme, et se sentait un peu frustrée.
Prince_Of_Virtua avait été un peu brutal, et surtout beaucoup trop rapide.
Et il n’avait pas l’air très motivé pour remettre ça.
Elle regarda alors le visage songeur de Prince_Of_Virtua.
Sans doute ne devait-il pas se sentir très fier, il avait l’air de maugréer intérieurement tout en fumant sa cigarette.
Le pauvre chéri, il devait tellement s’en vouloir de son impatience…
Elle se sentit un peu coupable.
Elle l’avait tellement fait attendre, tellement poussé à filer droit…
Le désir avait été trop fort, il n’avait pas pu se retenir plus longtemps.
Elle fut émue par ce drame masculin si près d’elle, et si loin de ses préoccupations.
Sa main s’éleva vers la joue de Prince_Of_Virtua et lui administra une caresse maladroite.
– Ne t’inquiète pas !, lui dit-elle…, ça se passera mieux la prochaine fois…
Prince_Of_Virtua fut surpris par ces mots.
Ainsi, Anamary1967 avait conscience de n’avoir pas été à la hauteur ?
Elle admettait être une amante médiocre et promettait de faire des efforts ?
Indéniablement, c’était touchant.
Même pour un Casanova en herbe comme Prince_Of_Virtua !
Initialement, il n’avait pas trop envie de recoucher avec elle, mais si elle était décidée à s’améliorer, ça méritait réflexion…
Il se pencha pour l’embrasser, et éteignit sa cigarette dans le cendrier de la table de nuit.
05—————————————————————————————————————————-
Après cela, tout dégénéra très vite…
Anamary1967 voulut que Prince_Of_Virtua passe le plus de nuits possibles chez elle.
Comme toute femme amoureuse, elle ne pouvait s’empêcher de s’abrutir de son homme, de se saouler de sa présence et de son odeur.
Petit à petit, toute sa vie fut axée autour de cet homme qu’elle ne connaissait pas depuis plus de deux mois.
Relativement partant au début, Prince_Of_Virtua commença à mal vivre ces soirées à deux, qui démarraient toujours par une série télévisée.
Il n’était pas très branché télé, ni même cinéma.
Il préférait l’ordinateur, définitivement.
Il y avait plus d’interactions, moins de passivité.
Rester les bras croisés à contempler un programme lui semblait aussi ennuyeux que de rester un après-midi entier sur une plage à bronzer.
Si encore elle regardait de séries policières ou d’action, ce serait le moindre mal.
Mais même pas !
Il fallait se taper des histoires de filles qui ne se trouvaient pas de mecs, ou qui fauchaient le mec de leurs copines, ou qui renouaient difficilement avec un ex, ou qui vivaient un amour impossible…
Enfin des trucs de bonnes femmes, quoi !
Au début, il regardait quand même un peu, parce que les actrices de ces séries n’étaient physiquement pas très différentes des actrices pornos, tant au niveau du style que de la classe, mais comme elles étaient bien trop habillées et affichaient des comportements de mémères à caddie, il finit par jeter l’éponge.
Un soir, il ramena le logiciel de son jeu en ligne, et l’installa sur le PC d’Anamary1967.
Ne t’inquiète pas, lui dit-il, ça ne va pas te mobiliser plus de 15 Go…
Et donc, plusieurs soirs par semaine, pendant qu’Anamary1967 bullait devant la télé, Prince_Of_Virtua concentrait toute son attention sur son ordinateur, dirigeant d’une main de maître une bonne centaine de petits points lumineux sur un fond noir, censés être une armada inter-galactique livrant une guerre sans merci à une Confédération Extraterrestre d’au-delà de la galaxie d’Andromède.
Anamary1967 peina à trouver un côté romantique à cette situation prophétique et peu motivante de ce que serait la vie à deux avec Prince_Of_Virtua.
Néanmoins, elle essaya de s’y faire.
A la vérité, elle s’y serait sans doute faite si la fin du jeu de Prince_Of_Virtua coïncidait avec la fin de ses feuilletons.
Seulement voilà, quand il s’agissait d’aller se coucher, Prince_Of_Virtua était encore en train de diriger ses hommes sur le vaisseau amiral non loin de Jupiter.
Toute autre réalité n’existait plus pour lui.
Quand Anamary1967 lui parlait, il répondait par des grognements inexpressifs pour lesquels il n’ouvrait même pas la bouche.
Si Anamary1967 s’était absentée toute la nuit en le plantant là, elle l’aurait retrouvé dans la même position en rentrant au petit matin.
Elle laissa faire quelques temps, puis s’énerva.
Elle lui téléphona un après-midi pour mettre les choses au point.
Ce fut leur première dispute.
Ca ne devait pas être la dernière.
Prince_Of_Virtua n’était pas le genre de type qui, dans une dispute, tenait à avoir le dernier mot.
Pour lui, la colère de la personne en face était une chose étrangère qu’il fallait laisser passer sans rien faire qui puisse inutilement la faire perdurer.
Il était toujours d’accord.
Il ne ferait plus ça.
Ou plutôt il le ferait différemment.
Il accepta spontanément de ne plus jouer en ligne chez elle.
En échange, ils se verraient moins souvent de façon à ce qu’il puisse jouer tout seul chez lui.
Ça n’était pas le modus vivendi qu’elle espérait.
Elle le lui dit, mais il fut intraitable.
Quand elle lui demanda de choisir entre elle et les jeux vidéos, il ne répondit rien.
Le silence au téléphone s’éternisa.
Elle aurait voulu qu’il lui demande de cesser de regarder ses séries télés idiotes.
Mais il ne lui demanda pas.
S’il y avait bien une chose qu’il pouvait comprendre, c’est que l’on sacrifie absolument tout à des rituels égoïstes.
Au final, elle se dit que c’était à elle de céder.
Elle proposa qu’ils se voient désormais seulement le week-end, cela leur laissait la semaine pour faire ce qu’ils avaient à faire, et ils pourraient toujours se téléphoner le soir.
Prince_Of_Virtua acquiesça avec enthousiasme.
Oui, très bien, excellente idée, magnifique idée !
Ces cinq jours de liberté lui semblaient la promesse d’un Eden.
Anamary1967 fut blessée que son idée lui plaise autant…
Suite à cela, les semaines passèrent apparemment sans accroc.
Et puis, il y eût un soir où Anamary1967 appela Prince_Of_Virtua.
Le téléphone sonna dans le vide.
Elle l’appela ensuite sur le portable, elle tomba sur le répondeur.
Elle ne put le joindre avant le lendemain soir.
Lorsqu’il décrocha, elle lui demanda où il était la veille.
Chez lui, bien sûr.
Il était chez lui.
C’était juste le modem qui déconnait, des fois le téléphone ne sonnait pas.
Le portable ?
La batterie était vide.
Messenger ?
Il n’y avait pas pensé, il était en train de jouer…
Prince_Of_Virtua joua de plus en plus souvent la nuit, son modem déconna de plus en plus et son portable était perpétuellement déchargé.
Mais le week-end, Anamary1967 l’avait pour elle toute seule.
Peut-être parce qu’elle le sentait fuir, elle s’y accrocha avec encore plus de férocité.
Et puis un samedi, elle l’attendit.
Il ne vint pas.
Il ne téléphona pas.
Ne donna aucun signe de vie.
Vers le soir, elle tenta un coup de fil.
Il lui répondit d’une voix ensommeillée.
– Tu vas bien ? Pourquoi n’es-tu pas venu ?
Silence.
– Ah ben oui, on est samedi. Je suis désolé, j’ai oublié.
– T’as oublié ?!! »
– Ben oui. C’est pas grave, je prends une douche et j’arrive.
– Où étais-tu hier soir ?
– Ben, sur mon jeu.
Anamary1967 eût soudain une brusque intuition.
Sans bruit, elle alla jusqu’à son ordinateur.
Elle tapa l’adresse de MSN-Femmes.com.
Elle avait fermé sa page depuis déjà un mois, mais il était possible de faire une recherche de pseudos sans être inscrit.
Elle tapa : Prince_Of_Virtua.
Le profil de son homme apparut.
Statut : En ligne.
– Tu es toujours inscrit sur Roméo-et-Juliette ?, demanda-t-elle d’un ton glacé.
A l’autre bout du fil, il y eût un silence gêné, puis :
– Non, non, j’ai fermé ma page.
– Ce n’est pas vrai, j’ai ton profil sous les yeux.
– Ah ? Je ne me souviens plus. Je l’ai peut-être laissé comme tel. Mais en tout cas, je n’y vais plus.
– Tu es connecté en ce moment même !
Nouveau silence.
Puis, sur un ton plus agressif, Prince_Of_Virtua répondit :
– Qu’est-ce que tu cherches, au juste ? A foutre la merde entre nous ?
– Avec combien de salopes tu m’as trompé, espèce de connard ? »
– Mais avec aucune, écoute… C’est juste comme ça, pour passer le temps.
– T’as besoin de passer le temps les jours où on doit se voir ?
– Je te répète que j’avais oublié.
– COMMENT PEUX-TU OUBLIER QU’ON DOIT SE VOIR ?, hurla-t-elle, en pleurant.
– Ah non, c’est bon, ça suffit, j’ai horreur de ce genre de scènes…
Prince_Of_Virtua raccrocha.
Anamary1967 lâcha le téléphone, se jeta sur son lit et pleura, le nez enfoncé dans les coussins.
De son côté, Prince_Of_Virtua ne se sentait pas bien.
Il avait voulu se montrer viril, autoritaire.
En même temps, il était furieux de s’être fait démasquer comme un débutant.
Enfin, les larmes d’Anamary1967 l’avaient ému plus qu’il ne voulait se l’avouer.
A la vérité, Prince_Of_Virtua avait bel et bien trompé Anamary1967.
Mais il l’avait fait sans méchanceté, sans volonté de nuire.
Avec cette idée que c’était assez normal.
Il était victime de son succès.
Il était un garçon plein de charme, il aurait eu tort de ne pas en profiter.
Et d’ailleurs, plus il couchait avec d’autres filles, plus il s’attachait à Anamary1967…
Il avait fini par se rendre compte que le sexe, c’est bien, mais il faut qu’il y ait un peu de garnitures autour.
Tite_Chipie_D_Amour, elle était cool, mais il n’y avait pas de tendresse avec elle.
LadyBlue27200, elle était très sympa, pas prise de tête, mais elle ne s’intéressait à rien, il n’y avait pas grand-chose à faire d’autre que de la niquer.
Après avoir raccroché, il se dit qu’il ne verrait sans doute plus jamais Anamary1967.
L’idée commença rapidement à lui être insupportable.
Il sentit une boule d’angoisse se former dans sa gorge.
La sonnerie du téléphone l’en délivra.
Il décrocha, fébrile.
C’était LadyBlue27200.
LadyBlue27200 était une grande fille hommasse, aux cheveux gras et aux seins mous, qu’il avait déjà sauté à deux ou trois reprises.
Elle baisait pour chasser l’ennui.
Elle le disait elle-même cinq fois par jour, avec un rire gras qui sonnait faux.
– Ca va ?, demanda-t-elle.
– Pas vraiment, répondit-il d’un air las.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Je me suis pris la tronche avec ma copine.
– T’as une copine, toi ?, demanda LadyBlue27200, d’un air goguenard.
Un instant offusqué par l’ironie de la fille, Prince_Of_Persia tiqua, mais poursuivit comme si de rien n’était.
– Oui, je l’ai rencontrée sur MSN-Femmes.com, aussi. Elle croyait que j’avais fermé ma page, elle vient de découvrir qu’elle est toujours active. »
Prince_Of_Persia n’osa pas parler de son oubli.
– Et ça t’étonne ?, ricana LadyBlue27200…, bon, allez, passe chez moi, je vais te consoler.
– Non, c’est gentil, vraiment, mais je n’ai pas la tête à ça, ce soir… Tu sais, cette fille, quand je l’ai rencontré, je me suis dit…
– Stop !, l’interrompit LadyBlue27200, t’as peut-être pas la tête à ça, mais moi j’ai pas la tête à écouter des geignardises. Si je reste célibataire, c’est précisément pour éviter ce genre d’histoires. Donc, tu te gardes ton gros chagrin et puis tu me rappelles quand ça va mieux. Ciao !
LadyBlue27200 raccrocha.
Prince_Of_Virtua, stupide, resta quelques secondes le combiné à l’oreille, puis le jeta rageusement par terre.
– Salope ! hurla-t-il.
Il tenta de se remettre devant son jeu PC, mais fut incapable de se concentrer dessus.
Au final, il récupéra son téléphone et composa le numéro de Tite_Chipie_D_Amour.
Sa voix rauque le rassura un peu.
– Allo ?
– C’est moi. Je ne te dérange pas ?
– Tiens ? Mais je te croyais en mains, toi, le samedi…
– Oui, je sais, répondit-il. C’est juste que je me suis disputé avec…
Il n’osait pas dire le mot, de peur de s’attirer à nouveau des moqueries.
Mais Tite_Chipie_D_Amour n’était pas une mauvaise fille.
Elle comprit tout de suite le cœur du problème.
– Avec ta copine ? »
Prince_Of_Virtua déglutit.
Il ne savait trop comment la remercier d’être là.
– Oui.
Il y eût un court silence au bout du fil.
Le frottement sourd d’une cigarette qu’on extirpe du paquet, le bruit de la molette du briquet.
La flamme qui jaillit, la première bouffée qu’on inspire, puis expire…
Enfin :
– T’es avec elle depuis longtemps ?
– Je l’ai rencontrée à peu près en même temps que toi.
– Pourquoi tu couches avec moi ?
Prince_Of_Virtua leva les yeux au ciel.
Ces filles ramenaient toujours tout à elles.
Quelles foutues égoïstes, à la fin !
– Ben, au début, j’étais pas sûr qu’elle veuille de moi, tu comprends, alors j’ai…
– Je te demande pas pourquoi t’as couché avec moi au début, je te demande pourquoi tu couches ENCORE avec moi.
Prince_Of_Virtua se tut.
A son grand désespoir, il se rendit compte qu’il n’avait pas de réponse à cette question.
Il en esquissa néanmoins l’ébauche.
– Ben, c’est que parce que tu es un super coup…
– C’est pas un super coup, ta copine ?
– Non, pas tellement. Enfin, elle est moins enthousiaste, moins démonstrative. Tu vois, elle est moins… exubérante.
– Elle prend pas son pied, c’est ça ?
Prince_Of_Virtua se sentit un peu gêné par cette question.
– Peut-être… Je ne sais pas.
Il entendit distinctement Tite_Chipie_D_Amour sourire.
– T’as pas compris grand-chose aux femmes, toi, hein ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Tu t’es jamais demandé si le problème ne venait pas de toi ?
Prince_Of_Virtua reçut la question comme une gifle.
Bien qu’il fut persuadé que Tite_Chipie_D_Amour délirait complètement, il se sentait pris de tremblements et d’une oppression étrange dont il ne s’expliquait pas l’origine.
– Mais enfin ! Tu as bien vu… Enfin, on fait ça souvent… Tu aurais remarqué… Bon sang, tu jouis avec moi !
– Je jouis de t’avoir en mon pouvoir, de te sentir brûlant de désir pour moi. Je jouis de te voir te déshabiller en arrachant presque tes vêtements. Je jouis de te sentir venir en moi, de voir ton visage extatique au-dessus du mien. Je jouis quand je te suce, quand je te regarde au fond des yeux, et que j’observe seconde par seconde le plaisir t’envahir. Je jouis beaucoup avec toi, comme avec d’autres, mais je n’attends pas que tu me fasses jouir. Si je le faisais, j’attendrais longtemps, et je ne volerais pas très haut.
Prince_Of_Virtua eût l’impression de s’être pris un direct à l’estomac.
Tite_Chipie_D_Amour le laissa encaisser, tira une nouvelle bouffée de sa cigarette et poursuivit.
– Comme amant, tu es touchant, mais tu n’es vraiment pas top. Je ne te dis pas ça pour te faire du mal. Je te dis ça parce que c’est vrai. Ce n’est pas grave de ne pas comprendre comment une femme fonctionne. C’est déjà plus grave de ne pas chercher à le savoir, de ne jamais le demander, de ne jamais s’intéresser. Sors un peu de ta bulle, mon garçon. Si cette fille compte pour toi – et si tu m’appelles à 1h du matin juste pour me parler d’elle, c’est que ça doit être le cas -, alors rappelle-la. Pas demain, ni après-demain. Rappelle-la tout de suite, et excuse-toi. Excuse-toi pour ce que tu as fait. Et pour ce que tu n’as pas fait. Tu sais, t’es pas du bois dont on fait les Don Juan. Faut plus rien avoir à perdre pour ça…
Prince_Of_Virtua crispait sa main sur le combiné.
Il n’arrivait pas à répondre quoi que ce soit, même une insulte.
Il était blême et totalement paralysé.
Tite_Chipie_D_Amour laissa passer un temps, puis ajouta, d’un ton calme.
– Rappelle-la. Rappelle-la tout de suite.
Elle inspira à nouveau une bouffée de sa cigarette, et dit encore :
– Et ensuite, ne me rappelle plus… Plus jamais… Salut !
Et elle raccrocha.
Cette fois-ci, Prince_Of_Virtua était vraiment trop anéanti pour s’autoriser un nouveau geste de violence.
Il posa calmement le téléphone et se dirigea tel un zombie vers sa salle de bain.
Il se regarda longuement dans le miroir.
Il se trouva la tête de tout le monde, mais pire que tout le monde.
Il avait l’air malade, famélique, la peau grise et moite de ceux qui ne s’exposent jamais au soleil.
Il n’était pas beau, il faisait une tête d’enfant puni.
Il se trouvait minable, pour la première fois de sa vie.
Il sortit de la salle de bain, revint dans son salon, et regarda le téléphone, pendant quelques minutes, sans rien dire, sans qu’aucune expression ne passe sur son visage.
Puis il tendit la main et le saisit.
Anamary1967 avait fini par s’endormir entre deux crises de larmes, à plat ventre sur son lit.
Le téléphone la réveilla en sursaut.
Elle laissa passer quelques sonneries, hagarde, puis décrocha.
C’était lui.
Une rage sourde monta en elle et acheva de la réveiller.
Le salaud !
Il ne la laisserait donc pas en paix ?
Elle fut surprise de sa voix lugubre, de son ton humble et résigné.
Il se mit à parler, d’un long flot monotone.
Elle crût à un nouveau mensonge, mais de quelque façon que l’on tournât le long monologue de Prince_Of_Virtua, elle n’y voyait que des regrets sincères, une incompréhensible prise de conscience et une affliction qu’elle n’aurait pas soupçonnée.
Petit à petit, le doute et la méfiance laissèrent place à une terrible bouffée d’orgueil.
Elle ne pouvait s’empêcher de se délecter de la situation.
Il était là, à genoux, contrit, suppliant, réalisant enfin la chance qu’il avait d’être avec une femme aussi brillante qu’elle.
Elle voulait le faire souffrir, qu’il rampe encore davantage, qu’il paye pour ce qu’il avait fait.
Non, Anamary1967 n’était pas une fille que l’on faisait cocue !
Des hommes s’étaient battus pour elle !
Elle ne l’avait pas vérifié, mais elle en était sûre !
Mais même cette mégalomanie galopante finit par se dissiper, et face à l’impudique autocritique de Prince_Of_Virtua, son cœur finit par s’ouvrir à la pitié et elle se souvint, non sans un certain bonheur, qu’elle aimait cet homme-là.
A un moment donné, il éclata en sanglots et lui dit :
– Pardonne-moi, je ne suis qu’un pauvre type !
Elle lui répondit, émue jusqu’aux larmes :
– Tu sais, je ne suis moi-même qu’une ratée, prétentieuse et égoïste.
Ce fut l’unique fois où ils se dirent la vérité.
Puis, enfin, il osa lui dire :
– Je t’aime.
Fermant les yeux, dans un murmure à peine audible, Anamary1967 lui répondit simplement :
– Viens…
06—————————————————————————————————————————-
Alors que nous nous dirigeons à grands pas vers la conclusion de ce récit, vous qui me lisez, seriez en droit d’imaginer qu’après tous ces malentendus et maladresses, l’amour vrai, l’amour pur, va triompher des humaines faiblesses de ces deux héros, suffisamment sympathiques pour que vous vous y soyez quelque peu attaché…, suffisamment antipathiques pour que vous ne les plaignez guère de leurs souffrances…, et suffisamment semblables à vous-mêmes et à tout ce que vous lisez sur le web, pour que vous leur souhaitiez un bonheur que vous n’osez même plus vous souhaiter à vous-même.
Hélas, ce qui aurait pu être simple et vrai va se heurter, cette fois encore, à de nouveaux murs d’incommunicabilité.
Je dis bien de nouveaux murs.
Car il me serait facile, moi, écrivain, marionnettiste, de laisser ce joli couple à la joie de ses retrouvailles, avant de décrire avec minutie la lente déchéance de cette romance factice, en laissant chaque personnage retrouver son naturel et réinstaller au sein du couple les mêmes tensions, les mêmes erreurs.
Aurais-je été un disciple de Cioran, j’aurais dépeint la chute annoncée, programmée, condamnée par Dieu, de ces amants impurs et hypocrites.
Mais Cioran, comme tous les croyants, me semble un homme à la vue courte, et je pense pour ma part que l’inéluctable à bien des visages, et le hasard beaucoup d’ironie.
Prince_Of_Virtua, que nul n’aurait crû capable de tenir son engagement, pas même vous, lecteurs, n’était pourtant plus le même homme, dès cet instant où il avait composé le numéro d’Anamary1967.
L’avoir reconquise n’avait curieusement provoqué aucune satisfaction de base chez ce joueur né.
Il était heureux de la retrouver, bien sûr, mais il savait que tout lui restait à faire.
Il avait tant à se faire pardonner, il n’était pas sûr d’y arriver.
Pour la première fois de sa vie, Prince_Of_Virtua avait réalisé qu’il s’était beaucoup trompé sur les femmes, qu’il avait prit leur bonté pour de la faiblesse, et sa propre roublardise foireuse pour une prestance de tombeur.
Confusément, dans cette tête pourtant bien vide, l’idée se faisait qu’Anamary1967 était une véritable chance qui lui était donnée de devenir quelqu’un de bien (ne confondez pas..).
Il voulait le devenir pour elle.
Il lui fallait au moins ça pour se faire pardonner.
Même s’il savait qu’il ne se pardonnerait jamais à lui-même.
Il n’abordait pas cette perspective comme un jeu, mais comme un apostolat, un acte humble et désintéressé de contrition.
Il n’était pourtant pas très religieux.
Mais il sentait que c’était ça qu’il fallait faire pour être en paix avec sa compagne, et en paix avec lui-même.
Comme premier gage de fidélité, il l’invita ce soir-là à s’asseoir avec lui devant son PC.
Il alla sur MSN-Femmes.com… et, devant elle, déconnecta son profil, lui jurant qu’il n’y reviendrait jamais.
Ce geste-là était important pour lui, et elle le comprit.
Mais Anamary1967 comprenait-elle vraiment tout ce qui se passait dans la tête de son homme ?
Sans doute pas.
Les femmes sont souvent tortueuses dans leurs raisonnements, mais rarement lorsqu’il s’agit de se remettre en question.
Particulièrement Anamary1967, qui n’avait rien à se reprocher dans cette affaire, et qui de toutes manières, n’était pas femme à douter d’elle-même.
Cependant, elle ressentait, plus qu’elle n’aurait su l’expliquer, la profonde affliction de Prince_Of_Virtua et la résolution qui était la sienne de ne jamais commettre à nouveau une pareille erreur.
Elle en était évidemment très fière, et quoiqu’elle refusa de se l’avouer, elle en était aussi très touchée.
Tout aurait pu finalement fort bien se remettre en place.
Seulement voilà, Prince_Of_Virtua, torturé par les propos de Tite_Chipie_D_Amour, culpabilisait finalement moins pour ses infidélités que par la certitude désormais acquise de ses piètres performances sexuelles.
Bien sûr, il y avait là une vanité masculine qui avait été cruellement blessée, mais il voulait aussi offrir à Anamary1967 le plaisir qu’il lui avait si longtemps et si égoïstement refusé.
Aussi, la première fois qu’ils refirent l’amour, il se comporta de manière complètement différente, l’embrassant, la caressant partout, passant sa langue sur chaque partie de son corps.
D’abord surprise par l’audace de Prince_Of_Virtua, Anamary1967 ressentit étrangement une terrible répulsion s’éveiller en elle.
Cette femme qui se berçait de rêves romantiques et de visions idéales n’aimait dans le sexe que la symbolique fusionnelle.
Elle y tirait un plaisir discret, peu intense, mais qui lui suffisait.
Un couple en train de faire l’amour, pour elle, devait être aussi esthétique et évaporé que la couverture d’un roman de Barbara Cartland.
Aussi, dans l’extase, prenait-elle volontiers des poses virginales, les yeux fermés, le sourire en coin, se projetant en pensée sa propre image sublimée de Marquise des Anges s’offrant à Geoffrey de Peyrac, sans passion mais avec gratitude.
Tout ce que le sexe pouvait avoir de cathartique lui apparaissait cochon, mot de vieux, mot d’enfant, désignant quelque chose de sale et de pas bien, de manière suffisamment distante pour s’en détacher à jamais.
En vérité, ça ne la choquait pas tant que ça, mais c’était juste profondément incompatible avec sa philosophie pêchée exclusivement dans des romans féminins.
Les caresses de Prince_Of_Virtua l’avaient d’abord agréablement surprise, mais la rombière rustaude avait finalement pris le pas sur la femme sensuelle, et elle ordonna à Prince_Of_Virtua d’arrêter cela tout de suite.
Il ne comprit pas ce qui se passait. Il crût qu’il avait été maladroit.
– Tu fais quoi, là ?, lui demanda-t-elle, d’une voix glaciale.
– Ben… Je te fais l’amour, répondit-il avec la voix d’un enfant surpris la main dans le pot de confiture.
– Tu ne m’as jamais fait l’amour comme ça, avant.
– Mais justement, avant, je ne me donnais pas à fond. Là, tu comprends, j’ai envie de te donner beaucoup de plaisir.
Elle le regarda d’un air mauvais, et lança, perfide :
– C’est ça que tu faisais avec elle ?
Le visage de Prince_Of_Virtua se crispa sous l’injure.
Il étouffa un sanglot et s’assit au bord du lit.
Il pleura soudain.
Il pleura comme un enfant que nul ne comprenait.
Et Anamary1967 le regarda pleurer.
Sa nudité de glace allongée mais point offerte frissonnait de la joie trouble de le voir pleurer.
Elle eût voulu qu’il rampe à ses pieds, et qu’il lui demande pardon.
Mais non, il restait juste là à pleurer.
Elle ne fit pas un geste vers lui.
Immobile, inexpressive, elle jouissait de la débâcle de cet homme, cet homme nu, cet homme abandonné qu’elle avait tant besoin d’humilier pour pouvoir enfin se permettre de l’aimer.
Lorsque la scène lui parut suffisamment longue, elle tendit la main vers l’épaule de Prince_Of_Virtua, qui tourna vers elle son visage vaincu et implorant.
Elle l’attira à elle, et lui dit :
– Je veux juste que tu m’aimes comme tu m’as toujours aimé. Je n’ai pas besoin que tu me fasses des choses… cochonnes.
Il lui dit oui, il accepta tout, et renonça, non sans remords, à sa fierté et à ses bonnes intentions.
Cette nuit-là aurait pu ne pas avoir de conséquences réelles.
Mais les caresses dePrince_Of_Virtua sur le corps d’Anamary1967 avaient allumé une dangereuse lueur dans l’esprit de cette dernière.
“Ces choses cochonnes” qui l’avaient tant dégoûtée avaient aussi éveillé en elle des envies nouvelles qui lui apparaissaient à présent comme des déviations odieuses.
Cet appel au plaisir que son corps exigeait, cet abandon au désir qui mûrissait en elle, elle le refusa tout de go, avec cette radicalité hystérique et ce goût pour la fuite du réel si dramatiquement féminins.
Ca ne venait pas d’elle, non, c’était la faute de Prince_Of_Virtua !
C’est lui qui avait essayé de la contaminer avec ces horreurs !
Désormais, elle ne le vit plus que comme un démon lubrique, sur lequel elle projetait ses propres envies de céder à la tentation.
Ce fut une étrange folie qui s’empara d’elle.
Persuadée que Prince_Of_Virtua était hanté par des irrépressibles désirs de chair sur lesquels il n’avait aucun contrôle, elle décida qu’il avait besoin d’une surveillance de chaque instant.
Cette idée lui plaisait d’autant plus qu’elle fournissait une rassurante explication pathologique aux infidélités passées de Prince_Of_Virtua.
Anamary1967 devint donc monstrueusement soupçonneuse, appelant son homme toutes les heures au moins, pour savoir ce qu’il faisait, qui était avec lui, à quelle heure il serait chez lui.
Prince_Of_Virtua, humblement, accueillit d’abord ce harcèlement comme un châtiment mérité.
Il s’y plia avec bonne volonté.
Mais Anamary1967 prit cette soumission comme un demi-aveu.
Elle y vit l’urgence de profiter de la faiblesse émotionnelle de Prince_Of_Virtua pour prendre totalement contrôle de lui.
De soupçonneuse, elle devint insinuante, et d’insinuante, elle se fit accusatrice.
Finissant ses journées plus tôt que Prince_Of_Virtua, elle vint le chercher chaque jour à son travail, afin que chacune, en ce lieu, sache bien qu’elle était là et que Prince_Of_Virtua était sa propriété privée.
Un soir, elle croisa Mlle Couillard, la petite employée solitaire de l’intendance qui était amoureuse de Prince_Of_Virtua, et surprit le regard trouble qu’elle jeta à son homme.
Lorsqu’elle demanda à Prince_Of_Virtua qui était cette femme, il eût le tort de répondre en rigolant que c’était une pauvre créature qui soupirait après lui depuis des années.
Que n’avait-il pas fait là ?
De cette confession-là, Anamary1967 en déduisit que Prince_Of_Virtua s’était tapé / se tapait / se taperait un jour Mlle Couillard, et qu’il était hors de question de laisser faire ça, même si c’était déjà fait !
Calmement, elle imposa son ultimatum :
– Si quelque chose s’est passé avec cette femme, je veux que tu me le dises MAINTENANT ! Là, je suis prête à l’entendre, et à te pardonner. Mais attention, si tu ne me le dis pas, et que je l’apprends plus tard, je te quitterai sur le champ. Vas-y, parles !
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Comme vous, lecteurs, l’aurez peut-être remarqué, cette question était tournée de façon à exclure toute réponse négative.
Prince_Of_Virtua nota également cette caractéristique, et bien qu’il ne soit rien passé avec Mlle Couillard, il fut tenté de répondre oui.
Ça avait l’air de lui faire tellement plaisir, à Anamary1967, qu’il se soit tapé Mlle Couillard.
Pourquoi ne pas lui accorder cette joie ?
Mais il se souvint qu’il s’était promis de ne plus mentir à Anamary1967.
Aussi s’acharna-t-il à renier profondément cette insinuation avec un dégoût hautement sincère.
Pourtant, preuve qu’Anamary1967 l’avait ébranlé dans sa confiance en lui-même, il se surprit à se demander s’il était crédible dans sa réponse.
En l’occurrence, il le fût.
Hélas, cela fut pire que tout !
Puisqu’il ne s’était jamais rien passé avec Mlle Couillard, c’est donc que ça allait se passer, et sans doute très bientôt !
Ah, mais on allait voir ce qu’on allait voir !!!
Bien qu’elle n’en sût jamais rien… et pourtant elle en aurait été sûrement flattée, Mlle Couillard devint le sujet de conversation le plus fréquent entre Prince_Of_Virtua et Anamary1967.
– As-tu vu Mlle Couillard aujourd’hui ?
– Comment était-elle habillée ?
– N’essaye pas de faire croire que tu n’as pas fait attention, je te connais trop bien !
Etait-il bloqué dans les embouteillages au sortir de son boulot qu’Anamary1967 l’accusait de prendre un verre avec Mlle Couillard !
Etait-il en retard le matin, c’était parce qu’il avait passé la nuit avec Mlle Couillard !
Et ainsi de suite, Anamary1967 s’enfermait dans une parano continuelle avec la rigueur d’un mécanisme d’horlogerie, s’imaginant des centaines de Mlle Couillard dissimulées dans les tiroirs et les armoires, croyant sentir son parfum dans les draps de Prince_Of_Virtua.
Prince_Of_Virtua finit par réaliser à quel point Anamary1967 était injuste envers lui.
Il réalisa aussi qu’elle devenait folle, lentement mais sûrement.
La conscience de ce fait le plongea un soir dans une insomnie qui ne le lâcha qu’au petit matin.
Il n’avait pas été au travail, et avait dormi toute la journée.
Lorsqu’il émergea en fin d’après-midi, et qu’il écouta son répondeur téléphonique, ce fut pour entendre la voix d’Anamary1967 lui demander d’un ton glacial s’il avait passé une bonne nuit avec Mlle Couillard.
L’évidente supériorité des hommes sur les femmes, oserais-je le dire, c’est cette aptitude étonnante, lorsqu’ils sont au bord du gouffre et qu’ils savent que tout est perdu, de se découvrir une âme de philosophe qui les confine à un calme libérateur.
Prince_Of_Virtua avait conscience qu’il n’aurait pas le courage de quitter Anamary1967 s’il n’avait pas une autre femme sous le coude auprès de qui noyer son chagrin.
– Quitte à être constamment soupçonné, autant que ce soit un minimum justifié, se dit-il.
Il décida de retourner sur MSN-Femmes.com, et y ouvrit un nouveau profil sous un pseudo différent.
Puis, chaque soir, il partit ainsi en quête d’une nouvelle béquille qui l’aiderait à lâcher la sienne.
Ce fut quelques jours plus tard seulement que Prince_Of_Virtua trouva ce qu’il cherchait.
Le soir même, lorsque Anamary1967 lui téléphona pour prendre des nouvelles de Mlle Couillard, il se montra très calme, très détendu et lui dit seulement.
– Ecoute, ça suffit maintenant. Tu me fais chier avec tes soupçons permanents. Alors, on va arrêter là. Ce que je vis avec toi n’est pas ce que je cherche. Pense ce que tu veux, désormais je m’en fous. Je ne veux plus te revoir. Ne m’appelle plus jamais. Bonne chance à toi dans la vie, tu en auras besoin.
Et il raccrocha.
Ce fut tout.
Cela avait été aussi bref que s’il s’agissait d’un faux numéro.
Ils se quittaient aussi inconnus et indifférents qu’ils s’étaient rencontrés.
A l’autre bout du fil, la dominatrice toute puissante s’était effondrée hors de son piédestal.
Elle projeta le téléphone sur le mur, se jeta en larmes sur son lit en hurlant comme une possédée : Nooon ! Nooooon ! Je ne veux paaaaaaaas ! Je ne veux paaaaaaaaas !.
Mais ce qu’elle voulait n’avait alors plus aucune importance…
Chacun dans son coin effaça de sa mémoire le souvenir de l’autre, n’y parvint pas réellement mais sut relativement passer le cap.
Il ne resta, au final, que la douleur, lancinante au début, diffuse par la suite.
Prince_Of_Virtua reprit sa vie de bouche-trous sur MSN-Femmes.com, avec le même succès que précédemment, et bien moins de naïveté de sa part.
Au fil des années, ses traits se creusèrent, son entrain s’effaça.
Son lit ne restait jamais bien vide très longtemps.
Mais tout le reste l’était désespérément.
Quelques temps plus tard, il fit une dépression nerveuse.
A l’heure où vous lisez ces lignes, sachez, amis lecteurs, lectrices, masturbants et masturbantes…, qu’il est en institution psychiatrique depuis 2003.
On aurait pu croire qu’Anamary1967 aurait été échaudée par son expérience virtuelle.
Il n’en fut rien.
La solitude n’avait plus le même goût, depuis le départ de Prince_Of_Virtua.
Elle lui devenait insupportable.
Anamary1967 décida de créer un site perso : SecretsDeSecretaires.com, elle se créa un pseudo plus simple : Anamary… et se lança à la recherche de l’homme parfait, sans toutefois renier d’autres plaisirs.
Un soir, elle reçut un message qui était, au mot près, celui que Prince_Of_Virtua lui avait adressé au tout début sur MSN-Femmes.com.
Le salaud n’avait même pas changé de tactique !
Elle fut tentée d’y répondre, d’essayer de l’accrocher à nouveau.
Mais l’idée de le revoir lui donna vite la nausée, et elle effaça le message avec rage.
Le premier homme qu’elle rencontra après Prince_Of_Virtua avait comme pseudo : Quelqu’un…
Il n’avait pas pris de risques…
C’était un quinquagénaire sympathique, une sorte d’ourson attendrissant qui pouvait aussi être Grizzly protecteur.
Il distillait un humour caustique et déjanté de baroudeur qui en avait vu de toutes sortes…
Très carré dans sa tête, Cartésien par moment, Pascalien à d’autres occasions…, Patricien en toutes causes…, un coté snob qui laissait supposer qu’il devait avoir les moyens…
Il avait une très bonne situation d’éditeur influent, il voyageait dans le monde entier et semblait avoir un château ou il faisait photographier ses automobiles extraordinaires…
– Well, quel parti, pensa-t-elle en salivant…, surtout que le temps et les opportunités lui manquaient pour rencontrer des femmes.
Il était à la fois irritant et attirant, il ne voulait pas verser dans le sérieux ni dans le classique…
Tout l’inverse du mec lambda qui aurait proposé à sa conquête des vacances à Palavas-les-Flots.
Cela fit forte impression sur Anamary1967, qui fut charmée de cet esprit exceptionnel si éloigné du caractère d’adolescent attardé de Prince_Of_Virtua.
Cela ne l’empêcha pas, malgré tout, une fois qu’elle se fut mise à draguer Quelqu’un… de le harceler quotidiennement sur ses pseudo-infidélités webbiènnes, comme elle l’avait déjà fait avec Prince_Of_Virtua.
Quelqu’un…, on l’a vu plus haut, était un homme intelligent et méthodique.
Il le prouva en plaquant Anamary… au solde d’une aventure épique, à l’instant fatidique ou enfin elle allait lui mettre un grappin sur le cœur, dans le hall de l’Hôtel Hilton à Bruxelles…
Il fut courtois, mais ferme, s’excusa de sa défection, mais il cherchait une jeune dame plus équilibrée, et Anamary ne pouvait absolument pas convenir dans cette vie de château…
Il en était désolé, par ailleurs.
Très snob, infiniment homme du monde, galant, il lui souhaita bonne chance et lui conseilla amicalement de consulter un psychiatre.
Ce fut à peu près à cette époque qu’Anamary commença à boire.
Elle se vidait une bouteille de whisky, toute seule, chez elle, pratiquement chaque soir.
On la croisait parfois dans le centre-ville, tard dans la nuit, en train de tituber d’un bar à l’autre, en racontant sa vie à des types qui n’étaient guère plus sobres qu’elle.
Puis un jour, elle disparut.
Une de ses collègues affirma qu’elle avait péri dans l’écroulement d’une des tours du World Trade Center…
Quelqu’un, très affecté malgré tout, décida illico de lui rendre hommage en recréant un site qui reprendrait l’oeuvre majeure d’Anamary… : SecretsInterdits.com
Personne ne sait vraiment ce qu’elle est devenue, certains affirment qu’elle aurait survécu et serait partie au Canada, d’autres prétendent qu’elle vivrait à Stockolm, Norvège et qu’elle reviendrait de temps à autre autour du lac enchanteur…
Mais si vous vous connectez sur SecretsInterdits.com et sur GatsbyOnline.com, vous tomberez sur son profil…
Etrange, non ?
www.GatsbyOnline.com
www.SecretsInterdits.com