Il y a dix ans, jour pour jour…
Il y a dix ans, jour pour jour, je me suis juré de raconter, en partie au moins, l’histoire d’Amandine Gobert… et la mienne par conséquent.
Je me souviens du lieu et des circonstances précises de ce serment, fait dans un moment de colère.
C’était un matin comme aujourd’hui.
Je m’étais levé de bonne heure, j’avais bu sept ou huit tasses de Nescafé Cappuccino et j’étais parti en tête sur un circuit de course dont, curieusement je n’ai plus le souvenir qu’il exista…
La pluie jetait des hachures noires sur l’horizon.
Je me revois, une heure plus tard, dans la grande allée d’un cimetière de campagne, entouré de hauts murs de pierres grises.
Nous étions peu nombreux, une dizaine seulement.
Aucune femme parmi nous.
Je remarquai que les deux hommes devant moi portaient le même anorak à bord de fourrure, l’un gris-vert, l’autre bleu marine.
Le cortège avançait lourdement entre les cyprès.
A l’instant où l’on s’arrêta devant un tombeau dont les grilles étaient ouvertes, la pluie cessa, une grande nappe de ciel apparut au-dessus des croix, couleur de mouette.
Un haut dignitaire politique lut les deux pages d’un discours qu’il avait écrit dans la nuit.
Paroles vagues, un peu solennelles, qui auraient pu être prononcées par quelque secrétaire de mairie à l’occasion du dévoilement d’une plaque sur un immeuble.
Il évoqua le courage et la dignité d’Amandine, la dernière année de sa vie, suggéra que son exemple ne serait pas négligé et que les générations à venir garderaient éternellement dans leur cœur, etc.
Je suis un homme tolérant.
J’admets tous les credo et tous les délires pourvu qu’ils ne me soient pas imposés.
Si ce politicard avait déclaré froidement que la défunte était une idole païenne, je ne m’en serais pas offusqué.
Mais son éloge insipide et menteur me faisait l’effet d’un outrage.
Comment osait-il parler aussi chastement d’Amandine ?
Pourquoi ne disait-il rien des baisers qu’elle nous avait prodigués généreusement ?
Il en avait reçu sa part avant moi.
Et c’était le cas aussi bien pour tous les hommes qui faisaient cercle autour du cercueil, à l’exception peut-être du curé… et encore, rien de moins sûr.
J’étais si mécontent pendant ce discours que je me suis juré de rassembler tout ce que je sais d’Amandine, une tâche que j’ai trop longtemps remise à plus tard et que j’entreprends aujourd’hui.
Peut-être est-il insensé de vouloir tenir à tout prix une promesse dont personne n’a rien su.
C’est que je me suis forgé avec le temps une sorte de religion à usage intime.
Il est difficile de la décrire, car elle est composée de dieux qui n’existent que sur le coup.
Pas d’autels, pas de sacrements.
Pas de cloches qui sonnent à la volée, pas d’adeptes, pas de muezzin.
Mais au crépuscule parfois, ou tard dans la nuit quand je m’en retourne chez moi, le vernis ancien d’une porte devant laquelle se tient une femme en cuissardes rouges, des géraniums à un balcon, le regard du boulanger que ma silhouette rassure ou d’un vagabond à qui j’offre une piècette d’un cent, voire le passage d’un chat, inconnu dans le quartier, me rappellent que le monde est peuplé de divinités éphémères.
Les dieux ne craignent pas de laisser partout des traces de leur passage et, avant de se perdre dans l’univers, ils sont prêts à faire le don d’un instant, d’un désir, d’une impression forte ou d’un souvenir retrouvé.
Dois-je préciser qu’à plusieurs reprises, pendant trente ans, Amandine Gobert aura été, à son insu, une de leurs fidèles messagères ?
Mais avant de poursuivre ce récit vrai jusque dans ses moindres divagations, mis à part quelques noms que j’ai changés, je crois utile de me présenter rapidement pour que les personnes de bonne foi, qui auront commencé mon récit par le début, ce que je leur conseille de faire, se persuadent que je suis un homme sincère, moins extravagant qu’il ne semble à première vue, dont le seul mérite est d’aider quelques âmes mélancoliques à franchir le cap de minuit, en jouant des blues dans un bar.
Le privilège des rêveurs de mon espèce est de prendre langue facilement avec les individus de la même catégorie, qui sont de loin (à mes yeux) le plus grand nombre, idiots, vagabonds, menteurs, mythomanes et autres perdants de la vie, dont les folies suscitent chez moi une sympathie immédiate qui n’est soumise à aucune obligation de résultats.
Que ce soit sur le trottoir, chez le libraire libanais, chez le boucher russe, chez la boulangère française ou chez l’épicier pakistanais, il n’est pas rare qu’un inconnu me retienne pour me raconter sa perte de quelque château en Espagne en des termes qui me font songer à l’expulsion des Juifs et des Maures du royaume de Grenade.
Je suis le seul probablement, dans toute la ville, à savoir pour quelle raison, qui n’est pas vraiment raisonnable, tel juge de paix à la retraite ne se sépare jamais d’un cartable vide, ou pourquoi l’ex-directeur d’un office de HLM porte à même la peau un sachet, qu’il palpe en catimini à certains moments difficiles.
Je pourrais décrire par le menu la succession d’événements qui a conduit mon ami Karim à ne plus se défaire d’un bracelet en émail bleu.
Je n’ignore pas que Guy conserve dans son portefeuille une photo presque effacée, qu’il consulte dix fois par jour, infime carré de lumière auquel son esprit tourmenté demande un répit.
Et je ne dirai rien de certains amants de la lune qui semblent connaître les mots pour se diriger dans la ville, vous les avez vus comme moi, harcelés par des ennemis invisibles, ils gesticulent aux carrefours et traversent sans incident.
Moi, ma folie depuis l’enfance, c’est de prélever par moments une saveur, un bruit, le grain d’une voix, quelques reflets, les nuances d’un paysage, et de les garder dans un coffre dont j’ai la clé, avec la pensée que, plus tard, si le besoin s’en fait sentir, j’ouvrirai ma boîte à secrets et j’en sortirai des matins, des sentiers, des parfums, des soleils et des crépuscules comme des foulards bariolés.
Alors je les saisirai un à un, je les agiterai devant mes yeux et je déploierai à nouveau la lumière d’un soir d’été ou le bleu profond des iris dans un parc qui n’existe plus.
Cela ne marche pas à tous les coups, évidemment.
Quelquefois, comme ce matin, au lieu de la sensation attendue, c’est une autre qui se présente et… aucune étincelle n’en sort.
Alors je m’assois devant la fenêtre et je me vois, comme il y a dix ans, ivre de chagrin et de caféine, roulant sur ce circuit de course, le visage mouillé de larmes.
Je me disais, tout en conduisant, que la fin n’était qu’à son début, que je ne m’était pas encore installé dans la rouille et la pourriture…
Après avoir franchi la ligne d’arrivée, j’ai été happé dans un curieux brouillard et au solde d’un freinage en catastrophe, la voiture était comme garée contre le mur d’un cimetière et je n’eu d’autre choix que de m’en extraire pour me hâter de rejoindre un funêbre cortège qui s’était formé à l’entrée d’une grande allée.
Amandine Gobert est morte de trop jouir, durant un orgasme particulièrement violent, elle a été prise de spasmes et hop…
Terminé !
Du coup…, de savoir Amandine décédée ainsi…, j’avais la tête vide, les mains froides, j’étais devenu un ours en peluche.
Je pensais : on se met en rang par deux comme des enfants à la promenade, mais nos gestes ne sont pas des gestes d’enfants, nos douleurs ne sont pas des douleurs d’enfants…, en vérité, nous avons tourné le dos à l’enfance depuis longtemps, nous sommes vieux et transis de peur.
Je me disais aussi, tout en marchant : qu’est-ce que je fais là ?
Après le discours d’un politicard lubrique qui décrivais ses scènes d’amour sado-masochiste avec Amandine, que j’écoutai la rage au cœur, il y eut un moment de silence, puis le lourd cercueil de chêne descendit au bout des cordes et chacun de nous s’approcha de la tombe ouverte pour se branler une dernière fois…
J’étais le dernier.
Quand ce fut mon tour, ma main se mit à trembler et je fus incapable du geste qu’on attendait.
Voyant mon malaise, l’ordonnateur des pompes funèbres se branla pour moi sur le cercueil avec tant de dextérité qu’on aurait cru qu’il s’était longtemps exercé.
Je crois que, si ma main m’avait obéi, je l’aurais giflé.
La cérémonie s’acheva par une prière à mi-voix à laquelle je ne pus m’associer.
Une brève agitation disloqua notre assemblée.
Jusque-là, nous étions restés les uns près des autres sans nous regarder, comme si, en serrant les rangs, nous avions voulu partager la même stupéfaction.
Maintenant chacun lorgnait son voisin et le saluait de la tête.
Je ne connaissais de vue que trois personnes dont la présence ne pouvait guère me surprendre.
L’orage avait repris, plus fort qu’avant.
Des gouttes glissaient dans le col de ma combinaison de course et je me sentais de trop sous l’averse.
Pourquoi étais-je venu faire de la figuration au milieu de ces hommes qui avaient de meilleures raisons que moi de se trouver là ?
Qu’étais-je venu chercher ?
Si ce n’était pas de l’humour, n’y avait-il pas de ma part une sorte de prétention à m’inscrire ostensiblement dans la liste des anciens amants d’Amandine, moi qui n’avais passé qu’une nuit sur son épaule… et encore pas toute la nuit, à la suite d’un malentendu que je raconterai une autre fois.
L’ordonnateur essuya son gland dans un mouchoir et déclara d’une voix mouillée qu’il n’y aurait pas de serrements de mains pour cause d’hygiène, mais que nous étions invités à nous réunir chez lui, si nous le souhaitions.
Je ne sais pourquoi à cette annonce le curé poussa un soupir en glissant son petit livre de prières dans la poche de son manteau.
En un instant, le cortège se reforma et nous partîmes d’un pas vif, chassés par la pluie.
– Votre mémoire vous a fait faux bond ?… me chuchota le curé tandis que nous marchions côte à côte vers la sortie.
– Qu’est-ce vous me racontez ?
– Oh ! Vous, alors !…, dit-il sur le ton de la plus vive exaspération, en sautant de côté pour éviter une flaque de sperme.
Ce furent les seules paroles que la tristesse nous inspira et je reconnais qu’elles ne plaident pas en faveur de l’humanité.
L’orage ne cessait pas, ma colère non plus, mais il s’y mêlait à présent une indigne curiosité.
Le curé m’expliqua que le politicard avait recueilli chez lui Amandine, qu’il avait aménagé pour elle, une cave… et que c’était là, à l’abri de tous les regards, qu’elle avait passé les dernières années de son existence terrestre, à le sucer chaque fois qu’une envie lui en prenait.
Maintenant l’occasion m’était donnée de découvrir une retraite que même les paparazzi de la région n’avaient pas réussi à approcher.
Pas très reluisante, ma motivation.
Chacun s’installa dans son auto et suivit le corbillard…
On laissa derrière nous le circuit de course moderniste construit sur les ruines d’une usine chimique et on s’enfonça dans un chemin privé dont la chaîne était abaissée.
Les essuie-glaces de ma voiture fonctionnaient mal, mais je crus voir dans un angle du pare-brise, immobiles sous le tremblement de la pluie, des spectres noirs.
Les feux rouges des voitures s’allumèrent devant moi : nous arrivions à l’entrée de la propriété dont les grilles d’un beau gris-bleu ouvraient sur une avenue de platanes.
Je freinai tardivement, le moteur cala.
Il me fallut enfoncer plusieurs fois le bouton rouge du démarreur avant de repartir dans la longue allée.
En dépit de mon humeur que l’incident n’avait pas améliorée, à l’instant où une vieille bâtisse apparut dans le va-et-vient des essuie-glaces, ce fut comme si j’avais lancé un boulon dans un des miroirs où s’était penchée Amandine.
Pendant un temps qui échappa à toute mesure, quelques dixièmes de seconde probablement, je cessai d’être quelqu’un roulant sous la pluie sur un circuit de course après avoir assisté aux obsèques de l’amante d’une nuit, pour redevenir le conducteur d’une auto tamponneuse.
Quitte à passer pour un homme qui perd la tête, ce qui n’est pas déshonorant, je soutiens que je perçus la présence physique à côté de moi de la personne que nous étions censés avoir inhumée.
Je n’ignore pas à quoi m’expose un tel aveu, mais comme cette impression surnaturelle fut la première d’une série qui n’est pas encore achevée, j’ai le devoir de la décrire avec précision.
Il était onze heures quarante à l’horloge.
Je tenais le levier de vitesse dans la main droite et j’étais en train d’accélérer pour ne pas être distancé.
Les feux étaient allumés, tout se passait bien.
Et soudain, tandis que je m’enfonçais dans l’allée noyée par l’orage, je sentis le genou d’Amandine s’appuyer contre mon genou, son pied déchaussé se frotta à mon pantalon, ses mains se glissèrent dans mon slip, sortant mon pénis… et commencèrent un lent travail de va-et-vient…
Une secousse m’arracha à cette vision.
Ma poitrine s’écrasa contre le volant, mon front alla heurter le pare-brise.
Il me semble, mais je ne le jurerai pas, que j’eus le temps de spermater en force tout en poussant un hurlement de jouissance…, tout en voyant le capot de la voiture se soulever au-dessus d’un fossé plein d’eau avant que la voiture ne finît sa course dans un tronc d’arbre.
Puis j’entendis des voix qui criaient à travers la pluie, aussi peu distinctes que des aboiements lointains.
Et rien de plus…, sauf que je me suis juré de raconter cette histoire, en partie au moins, l’histoire d’Amandine Gobert… et la mienne par conséquent.
Je me souviens du lieu et des circonstances précises de ce serment, fait dans un moment de colère.
C’était un matin comme aujourd’hui.
Je m’étais levé de bonne heure, j’avais bu sept ou huit tasses de Nescafé Cappuccino et j’étais parti…
La pluie jetait des hachures noires sur l’horizon.
Je me revois, une heure plus tard, dans la grande allée d’un cimetière de campagne, entouré de hauts murs de pierres grises.
Nous étions peu nombreux, une dizaine seulement.
Aucune femme parmi nous.
Je remarquai que deux hommes devant moi portaient un même anorak à bord de fourrure, l’un gris-vert, l’autre bleu marine.
Le cortège avançait lourdement entre les cyprès.
A l’instant où l’on s’arrêta devant un tombeau dont les grilles étaient ouvertes, la pluie cessa, une grande nappe de ciel apparut au-dessus des croix, couleur de mouette.
Un haut dignitaire politique lut les deux pages d’un discours qu’il avait écrit dans la nuit.
Paroles vagues, un peu solennelles, qui auraient pu être prononcées par quelque secrétaire de mairie à l’occasion du dévoilement d’une plaque sur un immeuble.
Il évoqua le courage et la dignité d’Amandine, la dernière année de sa vie, suggéra que son exemple ne serait pas négligé et que les générations à venir garderaient éternellement dans leur cœur, etc.
Je suis un homme tolérant.
J’admets tous les credo et tous les délires pourvu qu’ils ne me soient pas imposés.
Si ce politicard avait déclaré froidement que la défunte était une idole païenne, je ne m’en serais pas offusqué.
Mais son éloge insipide et menteur me faisait l’effet d’un outrage.
Comment osait-il parler aussi chastement d’Amandine ?
Pourquoi ne disait-il rien des baisers qu’elle nous avait prodigués généreusement ?
Il en avait reçu sa part avant moi.
Et c’était le cas aussi bien pour tous les hommes qui faisaient cercle autour du cercueil, à l’exception peut-être du curé… et encore, rien de moins sûr.
J’étais si mécontent pendant ce discours que je me suis juré de rassembler tout ce que je sais d’Amandine, une tâche que j’ai trop longtemps remise à plus tard et que j’entreprends aujourd’hui…