Il y a toujours en nous un sage qui regarde agir le fou…
Le thème est des plus vastes.
On pourrait y consacrer plusieurs vies, essayer de vieillir alternativement sagement et follement ; ou même espérer bouddhiquement la réincarnation en fou sage.
Si seulement on pouvait espérer trancher la question…
Dans un sens ou dans un autre, peu importe.
Bon, mais la question, que dit-elle ?
Est-ce seulement une question ?
Ne s’agirait-il pas d’un constat ?
Et au nom de quoi contester ce fait constaté qu’il existe des vieux, des fous, des sages, des vieux pas sages, des fous pas vieux, et bien d’autres combinaisons ?
A ce propos, il n’est pas indifférent de savoir que le mot fou vient du latin follis qui signifie sac, ballon plein d’air.
Son acception est donc placée sous un signe aérien : le fou est en quelque sorte évaporé – par opposition au lourdement raisonnable qu’on désigne du nom de sage (sagesse = science pour les Lumières).
On voit qu’on pourrait aller loin dans ce sens ; en commençant par opposer le sauvage, qu’on pensait naturellement bon, au civilisé que la science porteuse de progrès devait rendre sage.
Mais où est passé le vieux, le qualifié pour les finales ?
Établissons d’abord qu’il ne faut pas confondre vieillesse et sénilité.
Tous les vieux ne sont pas séniles et j’ai connu des séniles qui n’étaient pas vieux.
Nous nous donnons la liberté de revendiquer cette même liberté égalité fraternité, formule sacrée qui déshonore les frontons où elle brille : ces ignobles prisons et ces répugnants ministères qui supervisent tous les trafics, sans compter ces cavernes de voleurs et d’assassins que sont la Bourse et le Palais d’injustice, les officines des maffias patronales, syndicales, étatiques et confessionnelles de toutes obédiences barbues, Arabes de Noël, ensikhées et autres fariboles.
Cette liberté est seule susceptible de nous maintenir ardents (on n’ose plus dire d’attaque) à travers l’inévitable usure de l’âge.
Disons pour introduire le débat que son titre tend à laisser croire que les deux termes sont en opposition.
Mais est-on fondé à énoncer une vérité dont l’envers et l’endroit se distinguent finalement mal ?
Les images ne se sont-elles pas symétriques des deux côtés du miroir ?
Primo. Les vieux sont réputés sages.
Ce n’est pas l’avis de tout le monde, loin s’en faut.
Ainsi, dans le Gorgias, Platon met dans la bouche de Calliclès des paroles très dures à l’égard de l’homme âgé qui continuerait à philosopher : selon lui, il mériterait même d’être fouetté, pour le fait de fuir le cœur de la cité et cette belle démocratie athénienne où tous se doivent de faire entendre une parole libre, grande et généreuse. (Souvenons-nous ici qu’étymologiquement la philosophie est le fait d’aimer la sagesse.)
En revanche, pour Épicure, dans une lettre à Ménécée, il n’y a pas d’âge pour philosopher et personne ne saurait prétendre être trop jeune ou trop vieux pour acquérir ce qu’il nomme la santé de l’âme : ce serait aussi absurde que de dire que l’heure n’est pas encore arrivée d’être heureux ou qu’elle est déjà passée.
A ses yeux, c’est en cultivant la recherche de la sagesse que le vieillard se sent rajeunir au souvenir des biens que la fortune lui a accordés dans le passé, comme ce même moyen permet au jeune homme, malgré sa jeunesse, d’être aussi intrépide en face de l’avenir qu’un homme avancé en âge.
La figure emblématique du vieux sage, c’est le vieux par excellence, Lao Tseu, le divin vieillard qui trouve la Voie, le Tao, et l’énonce dans des fragments poétiques d’une intensité bouleversante : La Voie du Sage : œuvrer sans batailler.
Secundo. Aux vieux sages font pendant, au moins apparemment, les vieux fous.
Pour les uns, l’imagination, c’est le malheur qui rend fou.
Ainsi Épictète prêche-t-il le bonheur aux sages en leur conseillant de vaincre l’imagination qui emporte l’impétueux.
Néanmoins Pascal, qui voit dans l’imagination l’ennemie de la raison, pense qu’elle ne peut rendre sages les fous, mais qu’elle les rend heureux.
Plus récemment, “ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination“, nous confie Breton dans le Manifeste du surréalisme.
Reconnaissons aussi avec Lacan que « si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins ».
L’individu qui incarne cette fascination exercée par la folie, c’est le Vieux de la Montagne, le grand maître des Assassins Hassan Sabbah, acharné depuis sa forteresse d’Alamout à détruire l’empire seldjoukide sous les coups de ses « hommes-poignards » à qui il a promis le paradis d’Allah alors que lui-même confie sur son lit de mort : “Rien n’est vrai, tout est permis“.
Tertio. C’est qu’au fond les vieux ne sont ni fous ni sages : ils aspirent au temps véritable, celui de vivre toute leur liberté.
Une place particulière doit être faite à la vieille folle, qui est assurément une sorcière.
Le magnifique livre de Michelet est là pour nous le rappeler : “L’illuminisme de la folie lucide, qui, selon ses degrés, est poésie, seconde vue, pénétration perçante, la parole naïve et rusée, la faculté surtout de se croire en tous ses mensonges. Don ignoré du sorcier mâle. Avec lui, rien n’eût commencé.”
En conclusion, que faire valoir ?
Ni la folie ni la sagesse ne peuvent être énoncées comme relevant de l’entendement direct : elles entrent dans les catégories du goût et de la subjectivité.
Le temps seul est objectif pour les affaires humaines – et cette aliénation nécessaire mesure notre lutte pour la désaliénation.
Postambule.
Avec les ans on devient sage Veut le dicton, mais ne voit-on Que la sagesse est un mirage ?
Aloysius
Le journal, la radio, premiers épouvantements du matin, nous apprennent d’abord que nous avons vieilli d’un jour.
Les optimistes se récitent : “Encore une journée de gagnée !“, tandis que les pessimistes se lamentent : “Encore une journée de foutue !“
L’émouvante réflexion de Baudelaire (“On dit que j’ai trente ans : mais si j’ai vécu trois secondes en une, m’ai-je pas quatre-vingt-dix ans ?“) a fini par se changer en une cruelle vérité dans un monde où la vie est devenue si longue à force d’ennui.
L’on crut longtemps que la sagesse s’acquérait avec le nombre des années.
Cette vertu était censée récompenser l’expérience.
Mais l’expérience n’est que la mémoire de nos erreurs.
Et la maladie d’Alzheimer est venue vérifier qu’on devient plutôt gâteux que sage en vieillissant – tout comme on devient plus vite bossu que riche en travaillant.
Voici la situation actuelle : la mort est partout et partout elle est niée, évacuée, sa réalité est passée sous silence.
Ne subsiste que sa représentation abstraite, statistique.
Il en va de même pour la maladie : omniprésente et induite par le mode de vie actuel, elle est refoulée en tant que pathologie sociale.
Semblablement, la vieillesse, vue comme une espèce de maladie dégénérative, est placée sous le même éclairage d’assistance obligatoire.
On ne vit plus rien immédiatement : on examine, on contrôle et on gère.
Le but avoué est de gérer désormais sa vie comme un commerce, de calculer ses marges bénéficiaires et son rendement.
Et sa fin de vie, telle que cette horrible expression se voit partout consacrée.
Qu’il s’agisse des vieux ou des jeunes, également condamnés à la production et à la consommation forcées, ils ne peuvent s’émanciper de l’esclavage, salarié ou chômé (c’est-à-dire assisté par l’État gérant du chômage) qu’en remettant l’histoire sur le tapis.
Or l’histoire c’est le changement, le bouleversement des conditions existantes.
Mais l’argument définitif contre l’acquisition raisonnée de la sagesse est qu’on ne voit guère quel bénéfice on est à même de retirer à la longue à séjourner dans un monde globalement fou qui a réduit à la mendicité et à une infâme déchéance tous ceux qu’il ne parvient pas à normaliser.
Dans une époque dont le cœur ne bat qu’au rythme de la marchandise et de ses cadences tarifaires, la jeunesse folle délaisse la poésie pour s’affubler des marques vestimentaires de son aliénation, tandis que ses circuits auditifs sont branchés sur des fréquences qui lui serinent inlassablement la banalité des non-événements programmés.
Par ailleurs, il vaut mieux garder présent à l’esprit que le temps gagné se reperd toujours.
En guise de post-scriptum, que celui qui songe à faire de vieux os se garde d’être, selon l’horrible expression consacrée, sage comme une image : car c’est bien là l’aveu de sa soumission au monde du spectaculaire intégrateur.