J’allais mourir bientôt, il était temps…
Il m’arrive de repenser à ces lointains instants où ma vie est devenue une tragédie.
Trop souvent.
Oh ! rien de grandiloquent, pas de ces drames qui occupent les pensées des tribuns, les discours des élites, non ! juste l’ordinaire tragédie du temps qui passe, celle d’un quotidien qui s’affaisse, des jours qui filent et qui vident des rêves et des espoirs.
Ma vie, celle qui s’achèvera un jour, une nuit…, je crois que, dans mon grand livre personnel, elle n’occupera que quelques pages de profusions virtuelles.
Elle ne vaudra que par les pixels, les flux internet, les Ram et Raw…
Et je ne penserai plus…
Je suis né, j’ai grandi dans un monde bouillonnant, riche des idées qui se créent et qui se confrontent.
J’aurais pu me contenter de dériver sur cette vague… et récolter le savoir comme l’oisillon à qui l’on donne la becquée.
Mais, avide de mots, assoiffé de concepts, j’ai cherché durant ma jeunesse, à recueillir la sagesse de bien des maîtres, acceptant même que ces enseignants soient parfois des maîtresses…
Seul avant tous, je trouvais la femme pleine d’une altérité qu’il me ravissait d’aller boire, me désaltérant à cette jouvence.
J’aimais les femmes au cœur d’une civilisation qui n’avait d’yeux que pour son élément mâle.
Avant de trouver ma voie, j’exerçai bien des métiers, je fus tour à tour architecte et éditeur avant de finir en collectionneur d’inepties.
Ce temps là était le temps de toutes les audaces.
J’étais moi-même et ce fut là mon erreur, ma civilisation considérant que ne pas être politiquement-correct était le témoignage physiologique de l’intempérance et du vice.
Je n’étais pourtant responsable en rien de la décrépitude du monde, de la stupidité de bien des gens, pas plus que du puits sans fond de la bétise humaine que creusaient depuis la nuit des temps, les plus grands génies.
Lire l’inscription gravée au fronton du temple d’Apollon, à Delphes, changea mon destin : Connais-toi toi-même...
Les lacunes d’une telle affirmation me laissèrent des jours durant pensif : je serai philosophe et tout me serait pardonné.
Bien trop occupé à réfléchir, je ne travaillai plus, je devins presque fou.
Il me fut assigné la tache d’écrire tout ce qui me passait en tête, enseignant les manants, me scrutant moi-même… et les autres.
Je fus villipendé, comme roué de coups par divers qui n’aimaient pas que je les traîne de discussion en polémique.
C’était mon heure de gloire, ma grandeur, ma royauté là où mon royaume n’était que le web et mon palais : un site.
Bien avant quiconque, je discourais sur la méthode, en tant que finalité éthique.
Je cherchais l’essence des êtres, du vivant et du néant.
Je regardais en moi, fasciné.
A force de plonger mon regard au dedans, je m’accouchais, expert en l’art d’acheminer les esprits et les consciences à examiner les pensées qu’ils renferment déjà.
J’ai harangué et prêché.
Un soir j’ai pressenti la tragédie du monde.
J’aurais pu noyer mon chagrin des autres dans quelques verres d’un vin résiné.
J’aurais pu m’anéantir de larmes ou de colère.
Je fis ce que je savais faire : réfléchir.
J’étais là, sur le web, alourdi de chagrin, la tête abandonnée entre mes mains.
Je suis resté ainsi prostré.
J’ai déroulé en tête tous les lieux qui m’accueillirent un jour… et j’ai repris mon bâton de pèlerin pour écrire tout le mal que je pensais des imbéciles…
Bien mal m’en pris, je fus poursuivi par tous les crétins de la terre, tantôt cruels et moqueurs, tantôt hostiles.
Ils diront qu’ils m’ont fait un procès et qu’ils m’ont condamné.
Ma revanche est celle là, celle de jouer ma mort comme un chant lyrique.
J’ai bu le jus du cytise, cet arbre dont les gousses noires semblent de gros haricots.
Ils diront que j’ai avalé la coupe de ciguë, qu’ils m’ont contraint au suicide.
Ils inventeront ma légende pour camoufler ma forfaiture.
Et nul ne connaîtra jamais la réalité de mon existence, mais mon œuvre me survivra.
J’allais mourir bientôt, il était temps…