Je ne suis pas un homme libre, je suis un numéro…
Je suis fiché, estampillé, enregistré, classé, déclassé et numéroté.
Et je ne peux même pas démissionner.
J’étais à peine né que j’alimentais déjà une base de données.
Chaque jour, chaque semaine, des doigts anonymes tapaient mon nom, mon prénom, ma date de naissance sur un papier blanc, bleu, rose, sur des machines à écrire, puis sur des claviers d’ordinateurs.
Et comme c’est fatigant de taper tout cela, comme cela suggère l’éventualité de l’unicité d’un individu, alors on m’a codifié; je suis devenu une série de chiffres, puis une deuxième série de chiffres complémentaire de la première, puis une troisième encore… et ainsi de suite.
Je suis ligoté de numéros à en étouffer de vivre.
Mais ce ne sont pas les chiffres en eux-mêmes qui m’étouffent, c’est le fait que le numéro soit la norme.
On ne vous cachera jamais votre numéro, au contraire, il va de soi.
C’est tellement évident qu’on ne vous demande même pas votre avis.
Il n’y a pas d’avis à avoir sur les évidences.
Il y a un peu plus de 40 ans, quand un numéro 6 s’est retrouvé prisonnier dans le Village, il s’est finalement assez rapidement évadé.
Le concept était encore un peu balbutiant.
On truquait sottement les cartes, on plaçait en des lieux stratégiques des sphères redoutables, mais tout cela n’empêchait pas les plus astucieux de passer tôt ou tard en zone libre.
C’était ça, le point faible : la zone libre.
Et donc le village s’est considérablement élargi à toute la planète, jusqu’à éradiquer toute zone libre ou alternative.
Certes on a un peu rogné sur l’architecture, mais il fallait penser en termes de rapidité et de rentabilité.
L’ordinateur nous a beaucoup aidés, il nous a suggéré ces formes pures, élancées, empilées.
C’est pour ça que nos villes ressemblent à des circuits imprimés.
C’est pour ça que la grisaille de nos édifices évoque la bakélite de nos Impersonnels Computers.
C’est pour ça que nous sommes tous aussi libres et épanouis que des Sims.
Le numéro 2 a également développé ses activités.
Il n’a plus dix-sept visages, il en a désormais des millions.
Quand je sors de ma geôle, je peux voir les milliers d’affiches colorées qu’il a collées un peu partout à mon intention.
Il est très expansif, il soigne sa communication.
Je reçois beaucoup de courriers de sa part, des e-mails aussi et même des coups de téléphone.
Il appelle ça du marketing direct.
C’est un joli nom.
Mais le numéro 2 n’a pas beaucoup changé.
Il veut toujours des renseignements, des renseignements !
Des renseignements !
Enfin, maintenant, il ne veut plus savoir qu’une seule chose : combien je suis prêt à payer.
Quant au numéro 1, il a lui aussi plusieurs visages, mais on le reconnaît à son discours quelque peu statique.
Lorsqu’on lui demande : Que comptez-vous faire pour résoudre la crise mondiale ? ou Comment combattre les inégalités de notre société ? ou encore Pouvons-nous mettre fin aux guerres fratricides et religieuses qui coûtent la vie à tant d’innocents ?…, le numéro 1 ne donne jamais qu’une seule réponse : Bonjour. Encore une merveilleuse journée qui commence. Le parfum du jour est : fraise.
Alors, forcément, la tentation est grande pour chacun d’entre nous de démissionner de cette peu reluisante profession de citoyen, mais hélas, il n’y a plus aucun bureau où aller taper du poing sur la table sous des déchaînements de tonnerre.
Démissionner n’existe pas.
On peut juste courir droit devant soi, le long des plages désertes, sans crainte désormais d’être poursuivi par un Gardien.
On courra jusqu’à en être essoufflé et sans espoir d’emplir à nouveau ses poumons d’un air pur, d’un air sain, alors que les fumées du Village crachent leurs haines vaporeuses vers le ciel, dans l’attente agressive de le numéroter lui aussi.
Le Village est désormais un décor sans envers…