Je suis partout sous vos pieds…
La dernière chose que j’ai vue, c’était le plafond d’un couloir, deux mètres de large, bordé aux angles par une moulure en plâtre qui ressemblait à une longue file de petits poissons, chacun essayant d’avaler celui qui le précédait.
La dernière chose que j’ai vue, c’était une fissure de ciel jaune entre des immeubles, en partie assombrie par une ligne de linge mis à sécher.
La dernière chose que j’ai vue, c’était le parapet, et derrière lui les arbres.
La dernière chose que j’ai vue, c’était son badge, mais je ne pourrais pas vous dire le numéro.
La dernière chose que j’ai vue, c’était un verre plein, poussé sur le comptoir par un type qui me tapait dans le dos.
La dernière chose que j’ai vue, c’était la limousine qui fonçait droit sur moi tandis que je pensais tout va bien, je suis à l’abri derrière la vitrine du marchand de beignets.
La dernière chose que j’ai vue, c’était une bottine, pied droit, avec des clous qui sortaient de la cambrure.
La dernière chose que j’ai vue, c’était une crotte.
La dernière chose que j’ai vue, c’était un pavé.
La dernière chose que j’ai vue, c’était la nuit.
J’ai perdu l’équilibre en traversant un passage pour piéton et la foule m’a piétiné.
Je montais ma plate-forme le long des six étages d’un immeuble d’angle, avec un chargement de clous pour la corniche, quand la partie usée de la corde a touché la poulie sur le côté et s’est cassée.
J’ai perdu mon chemin dans les congères à un demi-bloc de mon appartement.
J’ai bu une bouteille de phénol sans vraiment savoir si je le voulais ou pas.
J’ai eu très froid, je me suis mis à tousser, puis j’ai oublié.
J’ai rencontré un policier qui m’a pris pour quelqu’un d’autre.
J’étais saoul pour mon anniversaire et je suis tombé du quai en essayant d’attraper une pièce d’un euro qui avait l’air de flotter.
J’ai été pendu dans la cour de la prison devant une foule qui gueulait, tout autour les toits des maisons étaient couverts de monde, mais je persiste à dire que ce salaud a eu ce qu’il méritait.
J’ai volé une miche de pain et j’ai commencé à la manger tandis que je détalais dans la rue, mais au milieu il y avait une boule de pâte pas cuite et je me suis étranglé.
J’étais censé me lever tôt ce matin-là, mais pas moyen de bouger.
J’ai entendu une sorte de sifflement au-dessus de ma tête quand je passais devant le bureau de poste, et je n’en sais pas plus.
J’avais un client qui avait vraiment l’air bien, voulait m’acheter une auto, mais il a sorti un rasoir.
J’ai été mordu par ce chien noir qui avait l’habitude de rôder dans le quartier, puis je n’y ai plus pensé pendant six mois ou quelque chose comme ça.
J’ai mangé des huîtres que j’avais dégottées moi-même.
J’ai voulu tirer sur le grand type, mais le percuteur s’est coincé.
J’ai eu très chaud, je me suis mis à trembler, je me sentais bizarre et tout le monde me regardait et j’essayais de leur dire que dans une minute tout irait très bien mais je n’y arrivais pas.
Je ne me suis pas réveillé quand les fumées s’insinuaient dans ma chambre.
Je hurlais tandis qu’il continuait de me frapper avec son couteau.
J’ai vidé le sachet dès que je suis rentré mais j’ai trouvé que ça sentait drôle quand j’ai chauffé la dope. J’étais en train de dormir dans le parc quand des forcenés se sont pointés.
Je suis sorti par la fenêtre et j’ai eu la nausée en regardant en bas, alors j’ai juste sauté puis, tandis que je tombais, j’ai regardé vers le haut.
J’ai cru que je pourrais me réchauffer en brûlant des journaux dans une soupière.
Je suis tombé en morceaux, très lentement, et j’étais content quand ça a fini par s’arrêter.
J’ai pensé que le train allait beaucoup trop vite mais j’ai continué à lire.
Je me suis senti vraiment malade mais l’infirmière croyait que je blaguais.
J’ai bondi vers l’autre échelle de secours, mais mon pied a glissé.
J’ai pensé que j’avais le temps de traverser la rue.
J’ai pensé que le plancher supporterait mon poids.
J’ai pensé que personne ne m’arriverait à la cheville.
Je n’ai jamais su ce qui m’avait heurté.
Ils m’ont mis dans un sac.
Ils m’ont cloué dans une boîte.
Ils m’ont promené dans mon quartier, avec des enfants de chœur derrière et quatre prêtres sous un dais, et dans le quartier tout le monde chantait “Libera me domine“.
Ils ont ramassé mes morceaux un peu partout à travers le parc.
Ils m’ont couché en grande pompe sous la rotonde pendant trois jours.
Ils ont gravé mon nom sur le socle.
Ils ont tiré mon col jusqu’au menton pour cacher le trou dans mon cou.
Ils se sont foutus de moi, entre les viandes cuites et le whisky de seigle.
Ils ne savaient pas qui j’étais quand ils m’ont repêché et ils ne le savaient toujours pas six mois plus tard.
Ils ont exigé une rançon contre mon corps et ils l’ont obtenue, mais à ce moment-là ils l’avaient déjà brûlé.
Ils ne m’ont jamais trouvé.
Ils m’ont jeté dans la bétonnière.
Ils nous ont entassés dans une tranchée et ont planté un monument dessus.
Ils m’ont disséqué à l’école de médecine.
Ils ont lesté mes chevilles et m’ont balancé à la flotte.
Ils ont tenu des discours prétendant que j’étais une sorte de faux saint.
Ils m’ont évacué dans la charrette de l’éboueur.
Ils m’ont mis sur un bateau et m’ont emmené dans une île.
Ils ont marché vers l’hôtel de ville en brandissant des cierges et criant mon nom.
Ils ont tout oublié de moi et ont décroché ma photo.
Alors donnez mes yeux à la banque des yeux, donnez mon sang à la banque du sang.
Faites des postiches avec mes cheveux, mettez mes dents dans des hochets, vendez mon coeur au chiffonnier.
Offrez ma rate.
Fixez mes poumons à un moteur.
Tirez mes boyaux le long de l’avenue.
Plantez ma tête au bout d’une pique, branchez ma colonne sur le troisième rail, jetez au vainqueur mon foie et mes abats.
Râpez mes ongles avec de la sauge et du camphre et vendez-les sous le comptoir.
Mettez mes mains dans la vitrine comme aide-mémoire.
Prenez mon nom et faites-en un verbe.
Pensez à moi quand vous serez en panne de fric.
Souvenez-vous de moi quand vous tomberez sur le trottoir.
Mentionnez-moi quand ils vous demanderont ce qui s’est passé.
Je suis partout sous vos pieds…