Joyeux Noël & Bonne Année…
A Foug, la capitale, un gros bourg aux maisons serrées les unes contre les autres, les cheminées fument et personne ne sort.
C’est le terrible hiver qui s’est abattu sur le pays faouin.
Nous sommes “au temps de la Nouyelle” comme l’on dit ici, c’est à dire au “moment de Noël”.
Les agapes ont eu lieux.
Les ventres sont bien remplis de quiches, de tourtes et de pâté lorrain.
Le Gris de Toul et la Mirabelle ont coulé à flot.
A la messe de minuit, plus d’un homme à demi ivre est tombé de son banc, tandis que d’autres tanguaient en ayant du mal à se retenir.
Et certains ont même vomi dans leur missel.
Le prêtre n’a rien dit car il sait le pays rude et la vie difficile.
Le saint homme comprend et pardonne à ces rudes gaillards leurs menus écarts.
Mais il n’a pas à se plaindre car ici on craint Dieu.
Certes, de temps à autre, une jeune fille légère est enceinte des œuvres d’un garçon de ferme un peu trop porté sur la gaudriole, une poule disparait, ou encore le menuisier du village tente de vendre du bois ordinaire au prix du bois précieux, mais rien d’assez grave que ce brave homme de Dieu ne puisse absoudre.
Le lendemain, tandis que les hommes alourdis d’alcool et de bonne chère dorment encore, les femmes s’activent déjà en cuisine.
Ces femmes, robustes femmes lorraines dures à la tâche, commencent par ordonner à leur nombreuse progéniture de ramasser tous les morceaux de pain qui trainent sur la table de réveillon.
Ce pain ainsi récolté sera ensuite coupé en petits dés et servira de base à la célèbre croutonnade faouine, le plat traditionnel du lendemain du réveillon de Noël !
La région aussi célèbre pour ses hauts fourneaux n’est pas avare en fonderies produisant des articles de qualité.
Aussi chaque famille faouine possède-t-elle sa cocotte à croutonnade dont le fond est culotté et noirci par des années d’utilisation.
La cocotte à croutonnade aussi appelée “croutonnette” est d’ailleurs un ustensile que chaque jeune femme prête à marier possède dans son trousseau.
Curieusement, les fonderies locales ne produisent que des tuyaux ou des plaques d’égout, aussi les ustensiles de cuisine proviennent-ils de régions voisines, la Picardie ou même d’Alsace.
Ainsi à Foug, si on trouve généralement l’Alsacien pas très malin à côté du lorrain, on reconnait que la cocotte de chez Staub est un bon outil.
Et quand on s’étonne qu’aucune fonderie lorraine ne fabrique de cocotte, on nous répond que si la plaque d’égout est un travail de spécialiste, l’ustensile de cuisine reste à la portée de premier venu.
Mais glissons nous dans l’intimité d’une maison faouine.
Il est six heures du matin et la cuisinière à charbon chauffe déjà offrant une douce chaleur.
L’homme s’est endormi complétement ivre affalé, le dos retenu par le banc, le menton sur la poitrine.
A moitié dévêtu, ayant laissé ses chaussures n’importe où dans l’entrée, ses ronflements sonores s’entendent jusque dans la cuisine.
La femme, solide matrone, s’affaire déjà, levée depuis une heure.
Autant dire que la nuit a été courte.
Aidée de ses deux filles, la maison ne compte pas de garçon, la maîtresse de maison s’attelle déjà à la confection de sa croutonnade faouine réputée dans tout le canton.
On raconte même qu’elle est célèbre jusqu’à Toul !
La plus jeune des filles a ramené les morceaux de pain sec que l’aînée coupe en dés.
C’est un travail minutieux car même si aucun texte écrit ne l’atteste, on sait que le morceau de pain ne doit être “ni trop petit ni trop gros”.
La plus jeune des filles regarde son ainée religieusement car elle sait que dans quelques années, ce sera à elle que reviendra cette noble tâche du “coupage” comme on dit à Foug.
Attablée face à ses deux filles, la mère coupe d’épaisses tranches de saindoux.
Afin de l’initier à la croutonnade faouine, car il faut commencer tôt pour en maitriser le processus, la petite coupe en lamelles des tranches de poitrine fumée.
Personne ne parle car en pays faouin, les gens durs à la tâche sont des taiseux.
Et puis la mère ne supporterait pas que les petites jacassent comme des pies.
La cocotte est déjà sur le feu.
La mère dispose alors de larges tranches de saindoux sur le fond.
L’ainée ayant fini de couper les morceaux de pain, elle est occupée à trancher des oignons.
Le saindoux en fondant projette de petites gouttes de graisse un peu partout.
Certaines retombent sur la table et la petite sœur vole alors un morceau de pain, essuie la tâche de gras avant d’enfourner goulument cet met exquis.
La voix de la mère s’élève alors pour chanter des chants de Noël de la région.
Elle commencera ce jour là par “Noël au haut-fourneau”, avant de continuer par “Le petit Jésus dans la mine”, un chant qu’un colporteur originaire de Longwy a ramené du nord du département.
Les deux sœurs reprennent alors le refrain : “C’était très dur, on criait famine ; Jésus est descendu à la mine”.
La mère ramasse alors les fines lamelles de poitrine fumée et les dispose dans le fond de la cocotte.
Puis, elle fait de même avec les rondelles d’oignons.
Elle referme alors le couvercle et laisse mijoter une demie-heure à feux doux.
Autour de la table de la cuisine, personne ne parle.
Tandis que la petite s’abime dans des rêves de princesse et de chevaliers errants, l’aînée songe que l’an prochain elle ira aux écoles.
Elle est douée et monsieur le curé a dit à ses parents qu’elle pourrait être institutrice si ils la laissent aller au lycée à Toul.
Ça rabattrait son caquet à la mère Pilot dont l’aîné a réussi son brevet l’an dernier.
La mère songe que ce serait une sacrée fierté que d’avoir une fille institutrice.
Et depuis qu’il travaille dans les bureaux chez Pont-à-Mousson et se pavane dans son costume acheté à Nancy, sa mère se prend pour une comtesse.
C’est vrai qu’il a belle apparence le Léon quand il vient dans son auto dire bonjour à ses parents.
Mais bon, à Foug on n’aime pas trop les gommeux.
Ici on dit que la ville lui a tourneboulé la tête au Léon.
Pensez donc qu’il ne vient même plus manger la croutonnade le 25 décembre au pays.
Et il parait que l’an dernier il serait allé en vacances en Espagne !
Comme si il ne pouvait pas faire comme tout le monde et aller au Lac de la Madine.
La mère songe que si sa fille devait mal tourner elle aussi, autant qu’elle fasse un CAP de couture.
Déjà qu’elle la trouve un peu rêveuse quand elle regarde son bel Atlas où c’est qu’on montre des photos de tous les coins du monde.
Enfin bon la perspective d’un beau mariage est aussi à envisager.
La mère verrait bien son ainée épouser le petit Grosjean, le fils du gros quincailler de Toul.
Ils sont à peu près le même âge et il est bien de sa personne.
Le père voit aussi cette union d’un bon œil en se disant qu’il pourrait sans doute avoir de bonnes ristournes sur les outils si sa fille mariait le fils du quincailler.
Peut-être même qu’avec un apport d’argent frais, il pourrait lancer son projet d’usine de meubles.
C’est une chose dont le père rêve en secret et dont il n’a jamais parlé à personne.
Lui qui fait de la belle ouvrage, il se dit qu’il pourrait faire de bien plus belles marges s’il vendait des meubles à monter soi-même beaucoup moins cher.
Il se voit bien embaucher des mineurs qui en ont assez du dur labeur des mines de fer.
Il les mettrait à découper des planches d’aggloméré. parce que pour ça, y’a pas besoin de connaitre la menuiserie.
Ensuite un coup de mélaminé dessus, des trous pour les chevilles, et on met le tout dans des cartons plats.
Il a même songé qu’il pourrait les vendre dans un entrepôt le long de la nationale 4 qui passe au dessus de Foug.
Il a même pensé aux couleurs du magasin.
Du jaune et du bleu parce que ça se voit de loin !
Et puis un nom simple en quelques lettres pour que n’importe quel crétin le mémorise, style “AKEI”…
Le père a pensé à tout et il y songe souvent.
Mais pour ça, il a besoin de l’argent du père Grosjean.
La mère en est là de ses réflexions quand elle se lève.
La demi-heure a passé et le saindoux a fondu dans la cocotte.
Une bonne odeur se répand dans la cuisine.
De son côté, l’ainée des filles a débouché une bouteille de vin cacheté.
C’est du gris de Toul, un vin dont on est fier dans la région.
Ici dans cette famille, on se fournit à Lucey parce qu’on le trouve meilleur que le vin fait à Bruley.
Certes il est plus cher mais bon, la croutonnade ne souffrirait pas d’un mauvais vin.
Mais pour la croutonnade de la Nouyelle, la mère a carrément monté une bouteille qui vient de Mont-le-Vignoble, un nectar qui coûte presque le double que les autres.
La bouteille vient de chez le Dédé un ami de la famille.
Il y a quelques années le père et le Dédé ont failli faire des affaires ensemble.
Il faut dire que le père avait eu une idée.
Plutôt que de vendre le vin dans des bouteilles en verre, il pensait qu’ils pourraient le commercialiser dans des sortes de sacs en plastiques avec un robinet.
Pour cacher le tout parce que le plastique c’est pas joli, le père avait imaginé qu’ils pourraient dissimuler le sac dans une caisse en carton imprimée avec de jolis motifs et le nom du vignoble.
Le Dédé qui est très conservateur n’a jamais voulu.
Il a dit au père que “c’était une idée à la con et que de toute manière il ne connaissait rien au vin et que jamais les gens n’achèteraient des bêtises pareilles”.
Puis rageur, le Dédé a jeté un “Et puis est-ce que je viens t’apprendre la menuiserie moi ?”.
Depuis les deux amis sont un peu en froid même s’ils ne le montrent pas trop et le père a renoncé à son idée.
Depuis, il se concentre sur son idée de meubles en kit mais pour ça, il faut l’argent du père Grosjean.
La mère fait couler la bouteille entière dans la cocotte et replace le couvercle dessus pour que l’alcool ne s’évapore pas trop.
Elle s’essuie son visage en sueur avec son tablier.
Elle demande à l’aînée d’aller lui chercher la bouteille de Mirabelle, celle qui est dans le buffet du salon et qu’on ne réserve que pour les très grandes occasions.
Pour le tout venant, il y a une autre bouteille dans la cuisine.
Elle sert pour offrir le coup au facteur ou alors pour se donner du courage quand on est submergé par les tâches.
Ni vu ni connu, parfois la mère ouvre la bouteille et s’en tape une lichette pour se donner du cœur à l’ouvrage.
Dans cette région reculée aux hivers glacés, la Mirabelle c’est une médecine éprouvée.
Quand le breuvage qui titre quand même ses cinquante-cinq degrés vous descend dans le gosier, ça réchauffe et les soucis s’estompent.
L’aînée des filles a préparé un grand verre de Mirabelle que la mère lui prend des mains.
Elle la jette immédiatement dans la cocotte et un “flouf” terrible se fait entendre quand le feu s’y met.
Elle remet alors immédiatement le couvercle pour éviter l’accident.
Il faut alors encore attendre.
Elle vérifie le feu et retourne s’asseoir avec ses deux filles.
Elle regarde l’ainée qui a pris de sacrées formes cette année.
Elle se dit qu’elle devient gironde et qu’elle plaira sans doute au fils Grosjean.
C’est son mari qui lui en a parlé parce qu’il avait remarqué le regard du gamin braqué sur la poitrine de sa fille.
Il en avait ri et avait dit que selon lui, ça ne l’étonnerait pas que le godelureau ne fasse pas bientôt la cour à son aînée.
La mère un peu outrée lui avait demandé s’il n’avait pas honte de parler comme cela de leur fille.
Et le père avait rétorqué qu’elle allait sur ses dix sept ans qu’elle aurait en juillet, que ces affaires là c’était la nature et que c’était pas sale et qu’elle devrait arrêter d’écouter les bêtises du curé qui n’y connaissait rien.
Et puis secrètement, le père avait repensé à son affaire de meubles en kit en se félicitant que sa fille ait retenu l’attention du gamin Grosjean.
La mère repense à tout ça en se disant que de toute manière son aînée ne posera pas de problème.
Elle est calme, elle aide et elle est douée à l’école.
Par contre elle a bien du souci avec la cadette qui ne fait rien et ne pense qu’à aller au bal !
En septembre dernier à la fête des moissons, elle a même quitté la maison sans prévenir pour aller danser !
Elle a pris la rouste mais rien n’y a fait !
Elle a recommencé un mois après pour la fête de la Fonderie !
Parfois elle s’ouvre de ses inquiétudes à son mari.
Celui-ci toujours pragmatique lui répond qu’elle ne doit pas s’en faire.
Avec tous les régiments qu’il y a dans la région, ils trouveront bien un militaire pour la prendre en main et la calmer un peu.
Celle-là comme on disait à Foug, elle terminerait en montrant ses fesses dans un cabaret de Paris.
Ce qui rassure la mère c’est que tout le monde se souvient de la Josette qu’on croyait perdue.
Et puis contre toute attente, elle avait rencontré un beau gars, un militaire engagé au régiment du Génie de l’air à Toul.
C’est sûr que c’était pas un tendre mais il avait eu la poigne nécessaire pour la reprendre en main.
Et c’est sans doute ce qu’il lui fallait parce que depuis, la Josette s’était calmée.
Elle gardait des enfants dans la journée et le soir la soupe était servie chaude et à l’heure.
La mère songeait que l’amour était décidément bien mystérieux et que y’avait pas une personne pareille au monde.
Dans ces moments là, elle cessait de se faire du mouron pour la cadette.
Après tout, c’était pas la mauvaise fille et sans doute qu’elle avait tort de s’inquiéter.
Se servant un petit verre de Mirabelle qu’elle avala cul-sec, elle souleva le couvercle de la cocotte pour regarder sa croutonnade.
Le fumet se répandit immédiatement dans la cuisine.
Prenant une grosse boîte dessus une étagère confectionnée par son mari, elle pris une grosse louche de farine pour faire réduire sa préparation et touilla avec la “caillère”, l’ustensile en bois qui a en gros la forme d’une cuillère de chez nous et qu’on utilise pour la croutonnade.
Elle se félicita que son mari ne soit pas là derrière elle.
Avec ses idées loufoques, il l’ennuyait toujours.
Femme simple et sans histoire aux origines vosgiennes, la mère n’avait jamais tout à fait compris où son mari trouvait ses idées farfelues.
Voilà-t-y pas que voici deux ou trois ans, en la regardant faire, le père lui avait que ce serait peut-être pas bête de préparer une plus grosse quantité de croutonnade qu’on vendrait ensuite en boîte.
La mère lui avait dit que les boîtes en fer de soupe existaient déjà en partant dans un gros rire.
Et là le père lui avait dit que son idée à lui ce serait de la vendre dans des boîtes de carton, que ça serait moins cher et qu’on pourrait la proposer aux gens de la ville.
La mère sûre d’elle lui avait dit que la soupe transpercerait le carton et que ca serait un beau gâchis.
Ce à quoi le père avait répondu que non, parce qu’on pourrait mettre comme une sorte de sac plastique dedans la boîte pour la rendre étanche.
Lassée par le père, la mère avait coupé court en lui demandant d’arrêter.
Elle lui avait dit : “tu recommences, t’as pas encore compris avec ce qui t’est arrivé avec ton copain Dédé qu’ici on n’aime pas trop les nouveautés baroques !”.
Le père n’avait rien dit car il connaissait les colères de sa femme.
Il était parti en grommelant que décidément les Vosgiens ne connaissaient rien et n’étaient que des attardés.
La mère avait préféré se taire.
Sur le doux, la croutonnade mijote.
De temps à autre, la mère se lève pour aller touiller la préparation du bout de la caillère.
Cette année elle sera encore mieux réussie que l’an dernier.
La petite s’approche et veut gouter.
La mère la rabroue vertement en lui disant qu’elle pourra en manger une assiettée complète quand ce sera servi mais pas avant.
Dans le salon, on entend grogner : c’est le père qui se lève.
On entend ensuite un grand bruit car il a du tomber.
Mais c’est normal vu la cuite qu’il a prise la veille au soir.
Dans ces moments là, il vaut mieux le laisser tranquille.
On l’entend se remettre difficilement debout et marcher à petits pas.
Il doit se tenir aux murs pour ne pas tomber.
La porte d’entrée s’ouvre et le bruit de ses pas lourds s’estompe.
Il a descendu les marches du perron.
C’est réglé comme du papier à musique.
Le père boit peu mais quand ça lui arrive, il fait ce qu’il lui faut pour se remettre d’aplomb.
Quelques minutes après, on entend un grand craquement suivi d’un bruit d’eau et le père qui gueule “putain qu’elle est froide !”.
Il a du se coller tout habillé dans l’abreuvoir.
Vu la température, l’eau a gelé et c’est sur qu’il a du être tout saisi.
Stoïque la mère dit à la cadette d’aller chercher la grande serviette dans la salle de bain pour la donner au père quand il rentrera.
La gamine s’exécute.
L’ainée s’occupe de mettre la table dans la salle à manger.
Habituellement, ils mangent dans la cuisine mais pas le jour de la Nouyelle !
Elle dresse la table en mettant une belle nappe brodée.
C’est une belle pièce qui vient des Vosges et que sa mère a apporté dans son trousseau.
On ne la sort que pour les belles occasions.
Elle dispose de beaux verres en cristal de Baccarat.
Elle se dit que tout de même en Lorraine ils savent y faire pour les jolies choses.
Daum, Baccarat, l’art nouveau, et tout ce qu’elle a vu au musée lorrain de Nancy quand elle y est allée avec sa classe.
Ces verres, ce sont les seuls à en avoir d’aussi beaux à Foug.
Il faut dire que ça a été toute une histoire.
Le père les avait échangé contre une stock de bois précieux qui s’est avéré n’être que du hêtre, le bois commun de la région.
Ça avait fait toute une histoire à l’époque même que la mère s’attendait à voir les gendarmes débarquer d’une minute à l’autre.
Mais le père, roué comme il est, pavoisait et disait “tu parles qu’il va se plaindre, il passerait pour un crétin ! Se faire refiler du hêtre pour de l’acajou, faut-il être con !”.
La mère n’avait pas trouvé cela correct mais n’avait trop rien dit parce que les verres en cristal de Baccarat, elle les trouvait bien jolis.
Puis, s’approchant du buffet pour prendre les assiettes, elle doit déplacer deux cartons remplis de caillères.
Encore une idée farfelue de son père ça.
Il s’est dit un jour que la “caillère faouine” pourrait se vendre ailleurs.
Alors, il a allumé son tour et a fabriqué des tas de caillères en hêtre du coin.
Comme il le dit, ça lui revient à une misère et il pourrait les faire les yeux fermés.
Ensuite, il a eu l’idée de les faire peindre de jolis motifs par les femmes et les gamins les plus doués de la région.
Elle, pour gagner quelques sous afin d’acheter ces livres qu’elle aime tant, elle en peint trois douzaines par semaine.
Elle s’applique à réaliser des scènes champêtres de la région qui montrent des bergères avec leurs moutons.
Et puis, comme elle est très pieuse, elle peint aussi des Jeanne d’Arc, la sainte patronne de la région qui est née pas bien loin de Foug.
Elle économise ses sous.
Ses parents savent qu’elle achète des livres mais s’ils ont du mal à savoir à quoi ça peut bien servir tout ce fatras.
Mais en secret, elle économie aussi pour s’acheter des vêtements.
Elle a conscience que son corps a changé.
Elle l’a remarqué le jour ou le conducteur de la scierie qui amène le bois à son père, l’a reluquée bizarrement.
C’est vrai qu’il est un peu rustre celui-là avec son gros crâne chauve et son bouc.
Lui, c’est les Amériques qui le font rêver et il voudrait une grosse moto américaine comme on en voit dans les films.
Il fait un peu peur avec ses gros bras et personne ne sait vraiment d’où il vient.
On dit qu’il serait arrivé d’un pays lointain en dessous de la Russie, le Zbekistan ou quelque chose comme cela.
En tout cas il aime les femmes même si à Foug on n’apprécie pas trop les œillades appuyées qu’il lance aux filles de la région.
L’ainée en tout cas, elle s’est aperçue de son manège.
Ça l’a rendue toute chose.
Depuis, même si elle n’en parle pas, elle se sent devenir femme.
Alors elle met des sous de côté.
Elle aimerait bien s’acheter une paire de chaussures de dame comme elle en a vu au magasin de Foug “Aux chaussures parisiennes”.
Et puis, peut-être même un corsage si elle ose le porter.
Justement, il y en avait un joli exposé au magasin “A la mode de Paris”, juste à côté du magasin de chaussures.
Elle se demande si le fils Grosjean la remarquerait.
Ça lui fait penser à son père que personne ne comprend jamais.
Elle songe à cela en débarrassant l’accès au buffet des cartons de caillères.
Pourtant cette histoire de caillères, ça a été une réussite.
Il en vend à Toul et même à Nancy.
Et comme il est malin, il a même commencé à en exporter en Moselle.
Comme il l’a dit : “on va donner un nom boche, on appellera ça “krütnette”, tu leur peindras des motifs avec des casques à pointe et on leur fera croire que c’est fabriqué chez eux, de toute manière les mosellans ils sont pas bien malins”.
Un jour qu’elle parlait avec lui, il s’est confié.
Il lui a dit que ce qu’il aimerait bien, c’est faire fabriquer ses caillères là-bas en Indochine.
A ce qu’il parait , et c’est Piotr le “Zouzbek” le chauffeur de la scierie qui a vu du pays et qui lui a dit, au Tonkin et dans ces contrées là, les gars sont minutieux et travaillent pour rien.
L’aînée n’a rien dit, un peu apeurée par toutes les idées nouvelles de son père.
Elle s’est contentée de hocher la tête en signe d’assentiment.
Et puis, elle n’aime pas trop qu’il lui parle du chauffeur de la scierie.
Elle l’aime bien son père même si parfois elle ne le comprend pas trop.
Il est plus malin que les gars du pays.
Une fois, elle est allée chez le coiffeur à Toul.
D’habitude, c’est sa mère qui lui coupe les cheveux parce qu’on n’aime pas trop dépenser ses sous pour des choses sans importance à Toul.
Mais là, c’était pour sa communion solennelle alors elle avait eu le droit à une vraie coupe et même à un peu de sent-bon.
Et là, en attendant son tour elle avait lu les magazines en papier glacé posés sur la table.
Des revues pour les dames avec des photos de belles toilettes et des nouvelles des actrices des Amériques.
Ça lui avait un peu tourné la tête de regarder tout ce beau monde.
C’était au mois de juin et elle avait lu un article intitulé “le signe du mois”.
C’était sur le signe des Gémeaux et elle avait ressenti un malaise.
Parce que l’article disait que les natifs de ce signe étaient souvent doués pour le commerce et même parfois un peu escrocs sur les bords.
Depuis, elle ne voit plus son père pareil même si elle comprend un peu d’où lui viennent ses idées.
Elle a même un peu peur de voir les gendarmes venir chez eux.
La table est enfin mise.
Le père s’est séché et est monté dans la chambre pour se raser et revêtir son beau costume en velours du dimanche.
La mère dans la cuisine appelle la cadette.
Lui tendant un plein verre de Mirabelle, elle lui dit de monter ça à son père parce qu’il faut soigner le mal par le mal.
La gamine part dans les escaliers.
Elle trempe ses lèvres dans le breuvage clair et tousse.
L’entendant de la cuisine, la mère lui hurle de ne pas toucher à ça parce que c’est pas de son âge.
Soulevant alors la couvercle de la cocotte, la mère rajoute alors de grandes cuillerées de crème fraîche pour épaissir sa croutonnade.
Ça fait un peu comme dans la quiche, une autre spécialité de la région qu’on mange à toutes les occasions.
L’ainée revenue dans la cuisine s’occupe à déboucher une seconde bouteille de Gris de Toul de chez le Dédé.
Comme elle va sur ses dix-sept ans, elle aura le droit d’en boire un verre mouillé d’eau.
On entend le père redescendre bientôt suivi de la cadette.
L’ainée les rejoint à table amenant la bouteille de gris et un pichet d’eau fraiche.
Le père se met en bout de table et coince sa serviette dans le col de sa chemise blanche empesée.
Le visage encore rougi par le feu du rasoir, il hume l’air et crie “ça sent bon femme !”.
L’aînée remplit les verres tandis que la cadette ramène à table la panetière remplie de croutons.
Les deux gamines s’asseyent de chaque côté.
La mère fait alors une entrée triomphale tenant la cocotte entre ses mains.
Elle la pose alors sur la table puis demande à chacun son assiette.
D’abord le père parce qu’en pays faouin, on respecte encore l’homme et qu’il n’y a pas de pétroleuses.
Puis l’aînée et ensuite la cadette avant de se servir elle-même.
La panetière de croutons fait le tour de la table dans le même ordre.
Chacun y met la main et se sert une large poignée de croutons qu’il laisse tomber dans la croutonnade.
Ça éclabousse un peu mais personne n’y fait vraiment attention.
Chacun hume le délicat fumet qui s’élève de son assiette.
Mais on attend.
On attend que les morceaux de pain soient bien imbibés de sauce.
Comme le pain est sec, ça peut prendre quelques minutes.
Mais tout le monde attend car ce serait sacrilège que de commencer à manger alors que le pain est encore sec.
En pays faouin, on a le respect des traditions !
C’est d’ailleurs le père, le patriarche qui est le garant du respect des traditions.
C’est ainsi que complétement immobile et penché sur son assiette, regardant minutieusement les morceaux de pain s’imbiber, tel un grand prédateur attendant le meilleur moment pour attaquer sa proie, le père attend.
Le temps semble être suspendu et c’est un silence quasi-religieux qui plane dans la salle à manger de cette famille faouine.
Derrière une horloge comtoise ramenée par un grand-oncle d’un périple en terre jurassienne égrène monotonement les secondes.
Un peu inquiète, la mère observe le père, soucieuse de son jugement.
Elle n’a jamais raté une croutonnade et on la tient pour une des meilleures cuisinière du canton mais bon, un accident est si vite arrivé.
A sa droite, l’ainée observe aussi et son regard va du père à la mère car elle en âge de comprendre ce qui se joue en cette minute.
Seule la cadette semble ignorer la solennité de l’instant.
Pour le moment, elle fredonne un air à la mode de François Valéry, un chanteur à la mode qui vient de Paris et qu’elle a entendu chanter au comice agricole de Laneuveville-devant-Nancy au moment de la grande foire aux bœufs.
L’ainée lui fait signe de se taire, en mettant un index devant sa bouche et la cadette s’exécute.
Le père est toujours immobile, penché sur son assiette.
Saisissant sa caillère, il touche un à un les morceaux de pains qui marinent dans son assiette et esquisse une moue.
Ce n’est pas encore bon.
Personne ne dit rien.
Les minutes passent ; voici déjà près d’une demi-heure qu’ils sont à table sans bouger.
Cela pourrait sembler long pour l’observateur extérieur mais cela indique combien la tradition est importante pour ces gens là.
Issu de populations franques rompues au froid et aux tâches harassante, le faouin sait être patient.
Comme on dit ici : “c’est pas en gueulant dessus ou en t’agitant que tu feras murir plus tôt les mirabelles”.
Alors comme on attend que la glace fonde, que la neige disparaisse, que la terre gelée laisse le printemps revenir et les fleurs pousser, on attend que chaque petit morceau de pain soit bien imbibé.
L’œil à un centimètre de l’assiette, touchant une dernière fois chacun des croutons, un bon gros sourire illumine sa face de rude travailleur.
Comme son père avant lui, et le père de son père, et le père de celui-ci avant et même encore avant, jusqu’aux âges les plus farouches où l’on chassait le tigre à dents de sabres dans la plaine faouine, le père attend le bon moment.
A table tout le monde se détend car chacun sait que le moment est venu.
Le père s’exclame alors de sa voix de stentor “Ah y’est on peut croutonner !”.
Sa cuillère plonge dans l’assiette et remonte chargée de croutons.
La mère puis les filles s’y mettent à leur tour.
On entend que le bruit des caillères raclant les assiettes, les bruits de succion et celui des mandibules qui mâchent.
A l’extérieur, le givre colore les vitres de jolis motifs mais à l’intérieur il fait chaud.
Le gris de Toul coule à flot.
Le père ravi mange et s’exclame que “c’est pas chez les Grosjean qu’on mangerait aussi bon qu’ici malgré leur belle boutique”.
La mère et les filles acquiescent parce que cette année encore la croutonnade est excellente.
La mère ressert une deuxième assiettée de sauce et les mains plongent dans la panetière pour prendre de pleines poignées de croutons.
Cette fois encore, on attendra une demie heure que ceux ci soient bien imbibés et on remangera.
Mais au signal du père, chacun replongera sa caillère dans l’assiette.
Une fois sa troisième assiette finie, le père mettra un verre de mirabelle dedans afin de saucer avec une tranche de gros pain de campagne.
Il parait que les médecins sont contre parce que ca fait trop d’alcool mais ici à Foug on se méfie de ces pisse-vinaigres qui ne font rien de leurs dix doigts.
Alors on n’en a cure de leurs conseils et on continue les traditions.
Et puis, comme la mère a préparé trop de croutonnade comme d’habitude, et que c’est la jour de la Nouyelle et qu’il faut penser aux pauvres, on mettra le reste dans un bidon qu’on ira porter en famille dans la grande salle municipale.
Et là, comme à Foug on n’est pas des égoïstes, on servira les pauvres de la commune pour qu’eux aussi aient leur croutonnade de la Nouyelle !
Le père a même dit à sa femme d’en mettre un peu dans un bouteillon pour en donner au chauffeur de la scierie, le gars Piotr.
C’est aussi ça la campagne. Ici si on ne connait pas le mot “solidarité”, on sait encore ce que la charité veut dire.
Ensuite, comme la nuit tombe vite, on rentrera chez soi où les familles se recevront.
Les dames feront leur ouvrage en discutant de tout et de rien tandis que les hommes joueront à Gratte-croupion un jeu faouin, ou encore à la Chipotte un jeux de dés qu’on pratique en pays toulois.
Puis ce sera la veillée et les vieux raconteront des histoires du temps jadis et enfin parce qu’il ne faut pas trop consommer d’électricité, il sera dix heures du soir, une heure bien avancée et on ira tous se coucher.
Voilà, je sacrifie à ce rite pour vous souhaiter à toutes et tous une excellente année 2012 pleine de bonnes choses.
Je dois vous dire que je déteste tout autant le réveillon du Nouvel an que le précédent de Noël !
Ce côté “fête obligatoire” m’énerve et ce d’autant plus qu’on prend un an dans la tronche.
Alors la nouvelle année pour moi est une marche de plus vers le cimetière où mes os blanchiront avant de tomber en poussière, un pas de plus vers l’oubli.
Et puis, pour fêter le nouvel an de nos jours, il faut du courage et une bonne dose de stoïcisme.
Après avoir échappé aux hordes barbares qui hantent les transports en commun et les routes, il vous faudra accepter de vous faire détrousser par les commerçants, pour qui le passage à l’Euro a été une vraie fête qu’ils célèbrent depuis lors, chaque année en augmentant leurs prix…, pour enfin risquer de terminer menotté dans un commissariat et traité comme un criminel parce que vous aurez eu le malheur d’arroser un peu trop votre soirée.
En bref entre les vrais coups des voyous, le coup de bambou ou coup fourré des petits commerçants avides, et les coups de matraques ou de tasers des forces de l’ordre, si vous rentrez chez vous sain et sauf, vous aurez eu de la chance et vous pouvez vous attendre à une année 2012 vernie.
Quoiqu’il en soit, meilleurs voeux à vous, puissiez vous connaitre la réussite dans vos projets, vous tenir à l’abri des nuisances perpétuelles des élus, et rester en bonne santé.
Que les affres de la maladie mentale vous épargnent, enfin les trucs très graves !