L’anthropomorphisme, n’est pas achevé…
Touché au coeur, le bras gauche arraché, le flanc droit percé jusqu’à la cuisse, étalé sur le ventre, se traînant sur les coudes, de nouveau Guy leva un bras qui ne semblait pas faire partie de son corps : un reptile hésitant dont la main eût été la tête.
En proie à un affolement complet, il sentait ses quatre membres s’entrechoquer dans son cerveau, mais Guy avait gardé sur le cœur les coups de pieds au cul du temps qui passe.
“Espèce d’abruti con et génital, j’espérais te serrer la main de vive voix”, lui ai-je dit silencieusement, mettant ma main sur ses yeux, comme les oiseaux qui se rassurent…
Il me répondit mentalement : “Quelle heure peut-il bien être lorsqu’on perd la notion du temps et que celui-ci s’arrête ?”…
Il avait son traditionnel pantalon de velours et un gilet de la même couleur qui tranchaient dans la nuit noire violemment éclairée par le soleil couchant des petits matins blèmes.
“Ah ! Ah !”…, fit-il en portugais entrecoupé de breton ancien, lui qui ne s’exprimait qu’en patois souabe mêlé à des bribes d’anglais…, sachant sans le savoir vraiment que j’admirais comme les Belges parlent flamand en français.
La petite vérole, qui l’avait criblé, lui avait rougi les yeux et retourné les cils en dedans, qu’il était obligé de couper tout en délirant, s’écriant soudain sans raison : “Vingt-cinq mille Russes étaient rangés en bataille sur un vaste étang gelé ; Napoléon ordonna que le feu fût dirigé contre cet étang. Les boulets brisèrent la glace et les vingt-cinq mille Russes mordirent la poussière”…
C’était sûrement la fin de son parcours, il délirait…, il ne le savait pas, mais le comprenait très bien.
Pour lui tirer les vers du nez afin de voir ce qu’il avait dans le ventre, pieds nus, gesticulant, riant comme un fou, et faisant luire au soleil ses dents blanches…, je me rendis compte que je devrais me contenter de tenir pendant deux minutes sa main levée au bord de son oeil borgne, comme il eût répondu à un salut qu’il n’eut pas vu…
Il partit alors d’un de ses éclats de rire de crocodile, et avant de disparaître, eut le temps de me dire au fond des yeux : “Je ne veux pas de larmes pour moi, simplement des pleurs. Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie”…
Par-delà des vagues de toits, j’ai alors aperçu une femme mûre, ridée déjà, pauvre, penchée sur quelque chose.
Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai pu refaire l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende… et maintenant…, quelquefois…, je me la raconte à moi-même.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me suis ensuite couché, fier d’avoir vécu cette scène et souffert dans d’autres que moi-même…
Peut-être me direz-vous : “Quelqu’un, tu délires grâââââve…, es-tu sûr que cette légende soit la vraie?”
Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir tout cela…
Je crois qu’à notre époque, faussement lumineuse et rassurante, qui veut, à chaque étape, exorciser la mort et la fragilité de la vie parmi les couleurs criardes, les surfaces pâles et ternes, les lumières violentes qui cernent notre quotidien, il nous reste à trouver un chemin dans l’interstice des choses faites par l’homme, une lézarde, une ruine qui en certifiera le bien-fondé.
Dans un monde qui théorise les guerres “intelligentes” et les objectifs “ciblés”, la barbarie n’est plus faite de destructions, mais de constructions.
Le déclin est constitutif de l’être.
Tout décline, se corrompt, se défait… mais ce déclin est un fragment de notre être…
Une lumière intermittente à cause d’une ampoule capricieuse, un phare qui reste éteint…, peuvent donner un charme poétique à des lieux qui d’ordinaire sont inhospitaliers.
La nature, ou du moins ce qu’il en reste, fera sa part.
De mauvaises herbes qui longent les murs, des arbustes qui croissent dans les interstices de terre près d’un monument donnent à des bâtiments d’ordinaire ingrats, ou à des ruines imposantes mais froides, un magnétisme extraordinaire.
Un lieu n’est pas seulement fait de lignes et de géométrie, mais d’un ensemble de choses qui le rendent magique.
L’autre jour alors que je m’étais arrêté devant la terrasse d’un café pour photographier la belle façade d’un immeuble post-haussmannien avec frises, décor de bas-reliefs, j’ai entendu derrière moi la voix du serveur me lancer : “Pas au top de la mode la baraque !”.
Je me suis éclipsé, comme un soleil derrière la lune, c’était navrant !
Tenez, ça me rappelle soudain quelque chose…, il n’y a pas si longtemps, une femme dans un train, un après-midi.
On roulait vers ma ville natale où l’enfant que j’étais naguère devait déjà m’attendre à la gare.
Une superbe brunette, vive créature vêtue de couleurs brillantes, me voyant, sans considération pour son aimable personne, plongé de la tête aux pieds dans une vague pensée, me jeta soudain désinvolte en se levant : “Tout ça, c’est fini !”…
Et le mépris accompagnant sa main désignait ma vague pensée.
Comment aurais-je pu lui répondre, elle avait déjà tourné les talons et s’éloignait très sûre d’elle dans les profondeurs de l’inconnu.
Un mois plus tard, dans un autre train se dirigeant cette fois vers un autre ailleurs, une mère d’à peine trente ans répandant sa maternité entre des effusions à son bébé et à son chien, me voyant plongé dans la même attitude, osa me faire remarquer, avant de descendre triomphante, suivie de sa progéniture, qu’à toutes les vagues pensées, elle préférait, et de loin quant à elle, ouvrir des romans de plage et justement à la plage.
“Mais qu’en pense la mer ?”…, m’entendit-elle lui répondre dans un cri intérieur ?
Qu’elle m’ait entendu, la question lui eût paru certainement saugrenue.
Et pourtant ce ressassement permanent qui borde nos plages aurait mérité qu’elle s’y attarde.
Car n’est-ce pas à un immense radotage de “senior” (comme l’époque appelle désormais les gens d’âge) auquel on assiste ?
Allait-elle alors traiter l’océan de vieux mec qui redit sans cesse la même chose ?
Bref, pour toutes ces donzelles à ordinateur portable, branchées sur toutes les ondes de la planète, mais pas sur l’essentiel, faute d’écouteurs d’âme, j’étais décidément un vieux affairé, à l’aide de vieilles mains tavelées, à de vieilles choses.
Tourner page après page l’absolu de mes vagues pensées, m’efforcer d’entendre au plus près la voix sans bruit d’une œuvre ne paraissant, à leurs yeux bleus ou noirs ou verts, même marron vert, plus du tout à la mode, elles qui dans leur ardeur, préfèrent, et de loin, courir après l’alphabet sur tous les écrans variés et divers de la modernité.
Une vague pensée ?
Foutaise que cela !
N’ont-elles pas depuis leur scolarité expulsé à jamais le mot de leur vocabulaire ?
J’ai acquiescé.
Dans les tréfonds de mon être, j’ai opiné qu’en effet, ayant atteint une somme considérable d’années, je n’étais plus dans le coup.
Mais un coup porté par qui ?
Eus-je pu insidieusement me répondre autre chose ?
Je regrette de l’avoir rencontrée.
Plus généralement, il n’y a rien à tirer des femmes en analyse.
Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient définitivement impropre à tout usage, je l’ai maintes fois constaté.
Ce phénomène ne doit pas être considérée comme un effet secondaire de la psychanalyse, mais bel et bien comme son but principal.
Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l’être humain.
Innocence, générosité, pureté…, tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières.
Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute aptitude à l’amour, aussi bien mental que physique; ils se comportent en fait en véritables ennemis de l’humanité.
Impitoyable école d’égoïsme, la psychanalyse s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses, d’un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu’un légitime dégoût.
Il ne faut accorder aucune confiance, en aucun cas, à une femme passée entre les mains des psychanalystes.
Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d’aimer: voilà le portrait exhaustif d’une femme “analysée”.
Elle correspondait, il faut le dire, trait pour trait à cette description, je le sais maintenant; j’aurais mieux fait de lui casser les deux bras.
Elle avait sans doute depuis toujours, comme toutes les dépressives, des dispositions à l’égoïsme et à l’absence de cœur; mais sa psychanalyse l’a transformée de manière irréversible en un être sans tripes et sans conscience, un détritus entouré de papier glacé.
Je me souviens qu’elle avait un tableau en Velléda blanc, sur lequel elle inscrivait d’ordinaire des choses du genre “petits pois” ou “pressing”.
Un soir, en rentrant de sa séance, elle avait noté cette phrase de Lacan : “Plus vous serez ignoble, mieux ça ira”…
J’avais souri ; j’avais bien tort…, cette phrase n’était encore, à ce stade, qu’un programme, mais elle allait le mettre en application, point par point.
Voilà bien le premier effet de la psychanalyse: développer chez ses victimes une avarice et une mesquinerie ridicules, presque incroyables.
Inutile d’essayer d’aller au café avec une personne qui suit une analyse: inévitablement elle se met à discuter les détails de l’addition, et ça finit par des problèmes avec le garçon.
Apprenez à me connaître !
J’aime tout ce qui vieillit, les rides, les crevasses, la peau qui se parchemine, la roche briseuse d’océan, la plage qui s’use à sécréter son sable, la vague qui se retire plutôt que la fanfaronne qui jubile, avance, trop joueuse à mon goût.
J’aime en tout le reflux plus que le flux, l’écume redevenue sage avec le souvenir quiet de sa folie.
Où j’habite ?
Pas ici, pas dans cette époque qui se veut à tout prix moderne.
Ce mot m’ennuie, m’insupporte, tous ces gens qui ne songent qu’à s’habiller des couleurs du présent.
Aujourd’hui ne m’intéresse que lorsqu’il se démode, devient hier, autrefois, naguère.
La mouche de l’instant je la souhaite alors abeille pour lui soutirer tout son miel.
Atteindre le plus tard possible le fond de l’heure.
Je vis à reculons, j’écoute alors, cette autre manière de voir.
Vais-je quand je sors comptabiliser les traces du voisinage avant d’y ajouter la mienne ?
Flairer l’insoupçonnable dans les infinis détours de tout pas de côté ?
De chacun, j’ai toujours pesé le poids d’ombre, ce qu’il tait dans ce jour qui perpétuellement se démode et qu’on roule en boule sous son oreiller au moment du coucher.
La notion de modernité me paraît d’ailleurs inepte, moi qui traîne mes guêtres depuis ma naissance à la recherche justement de son opposé, du passé qui s’éternise dans le présent, et qui fait de certains moments privilégiés un siècle qui a ses rois et ses reines.
Hier, c’est mon jour, c’est lui que je lis dans l’instant qui s’attarde.
Qu’il bâille, s’entrebâille et j’en profite aussitôt pour sonder à nouveau du regard ce qui m’échappa la veille pour pouvoir ensuite y retourner du moins en songe, la seule voie qui me reste.
Hier alors se transmue vite en naguère où se distingue le fantôme perdu d’un jadis prêt à naître.
L’art est une stupidité, et la stupidité de l’art m’enchante, tant je lui dois d’avoir compris que chez certains auteurs le choix du silence ne réduit pas leur œuvre à néant ; au contraire, il confère rétroactivement un pouvoir et une autorité supplémentaires à cela même qu’ils ont renié !
Répudier son œuvre la pare d’une validité nouvelle, d’un sérieux indiscutable, il ne faut pas interpréter l’art comme quelque chose dont le sérieux se perpétuera éternellement, comme une fin, comme le véhicule permanent de l’ambition.
L’attitude vraiment sérieuse est celle qui voit en l’art un moyen d’obtenir quelque chose à quoi l’on n’atteint peut-être qu’en abandonnant l’art.
L’anthropomorphisme n’est pas achevé…
On ne peut définir l’homme sans en faire une proie pour l’homme.
La question humaniste : “Qu’est-ce que l’homme ?”…, énonce un danger de mort.
Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition : religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle…, l’homme doit être laissé comme incompréhensible…, l’homme doit être laissé comme non fini, c’est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie…
Les centaines de millions d’écrans qui couvrent la planète sont devenus le nouvel organe fascinateur, remplaçant sacrifices et rites, foules pèlerinantes, masses piétinantes.
C’est la sédentarisation finale…, c’est le pogrome devenu immobile.
Si le spectacle n’apaise pas entièrement la jouissance horrifiée qu’il excite, au moins il cloue sur place le spectateur qui examine le sang qui s’écoule.
Il fait de ceux qu’il sidère, des proies à adresses, à pièces d’identité, à cartes bancaires, des victimes numérotées, des corps assis et pétrifiés susceptibles de tous les rackets et de tous les pillages.
La tétanie de chacun s’offre à la prise de tous.
La haine, une fois devenue à ce point immobile, se transforme en peur.
La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse.
Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu’elle a elle-même déléguée dans l’épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n’était pas sienne sous forme d’obéissance, de liberté meurtrie, d’immobilité physique, de veulerie sociale.
Ce que les démocraties appellent la politique, depuis le commencement de ce siècle, oubliant l’horreur du siècle qui précéda ce nouveau siècle, est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu’au tumulte pour les laisser vivantes…
Bien…, je vous en ai trop écrit…, je vais coucher…, coucher ce n’est pas dormir, coucher c’est sexuel… et ça ne vous regarde plus, une négation, haute d’en savoir plus, l’inverse…
Vous n’y entendez rien ?
Normal…, la masturbation, dit-on, rend sourd…
Bonne nuit ou bonjour, qu’importe…
@ pluche…