La difficulté est d’être, donc de l’être, sans être… Dans le doute d’être, des êtres, il y a une sorte d’abstinence forcée et héroïque de toute croyance, un moment d’éternité qui se dissipe dans l’oubli du temps… Il se fait que le temps c’est nous-mêmes et ce que nous vivons, car c’est comme un moment d’éternité et qu’il y a là, à la fois l’éternité qui évoque l’infini et un instant de l’éternité qui en est une partie…
Et nous voguons en cela, avec bonheur, rage ou désespoir, toujours mêlés… Et on ne sait plus où en est le départ et si finalement il n’y a pas plus de départ que de finale, comme un tourbillon qui submerge et dans lequel on se débat, parce que c’est extraordinaire de le vivre, mais qu’on a aussi peur d’en mourir, d’où le besoin d’une bouffée d’air !
Mais, à la surface, l’océan dans lequel nous surnageons en quête d’un paradis de bonheur, semble si désespérément vide, si effrayant dans sa force, qu’on aspire au silence des profondeurs ou se situe, on le sait, une bulle de bonheur… Et, au milieu des bruits de sirènes, des mélodies des sirènes… des hululements des vents contraires, des cris d’autres qui se noient, des orages qui éclatent… on espère en un secours du ciel, de la mer…
Mais c’est peut-être pour finir à ramer en galère, être égorgés par des pirates ou étripés par des requins… L’océan des sentiments est vaste et profond… ou on coule… ou on se la coule douce !
Bien avant Nietzsche, les Anciens avaient saisi toute la fertilité du fragment.
C’est sous cette forme qu’une poignée de barbares débarqués des confins du monde connu, mi-prophètes mi-fumistes, sans doute un peu situationnistes avant la lettre, inoculèrent dans l’esprit de la cité le germe des nouvelles cosmologies et de l’Art du Concept.
Leur Pensée n’était guère bavarde, elle ne s’embarrassait pas de lourds systèmes, elle semait aux quatre vents et se recueillait au travers de quelques lambeaux énigmatiques et désarticulés, qui laissaient au vide et au silence toute leur force de provocation.
Et surtout, elle était toute entière portée par cette injonction non-dite, implicite mais néanmoins puissamment performative à penser diagonalement.
Mais que serait-il advenu de ce corpus pré-socratique sans l’incessant travail d’exégèse qui lui a succédé, et surtout sans cette prémisse, somme toute tout à fait contingente, qui garantissait aux archéologues du sens la pertinence de leur entreprise ?
Que resterait-il de ces fragments sans une volonté plurimillénaire de leur accorder du sens ?
Tout cela n’est-il pas finalement un pari sur l’absurde ?
Car enfin… et si Héraclite n’avait été qu’un agité du bocal aux velléités pyromanes, Thalès un amoureux du surf inconditionnel des rave-parties d’Eleusis… et Parménide un braillard de fin de banquet éructant ses sempiternelles sentences dans l’attente d’une tournée de Cratyles…
Mais non, bien sûr, une telle hypothèse n’est pas réaliste !
Et pourtant, notre empressement à l’écarter n’est sans doute que le fruit de vingt-cinq siècles d’habitudes culturelles.
Puisque pour tous ces vénérables anciens, le Panthéon est tout acquis, la véritable question est ailleurs : serions-nous capables aujourd’hui de reconnaître l’un de ces aventuriers de la Pensée s’il venait à croiser notre route ?
Comme c’est souvent le cas, la question arrive bien trop tard… car c’est déjà chose faite en la personne de divers personnages haut en couleurs, d’innocents du village global, de cabotins logorrhéiques à la crétinerie abyssale, les qualificatifs hostiles ne manquent pas pour les désigner.
Et pourtant, tout cela est un peu vite expédié…
Penser c’est avant tout Dire.
C’est donc sous la dramaturgie du dialogue que les concepts s’animent et s’articulent, dans le déploiement d’un Logos renouant avec l’ambivalence de sa définition originelle.
Ce Logos opère loin en amont du principe de non-contradiction aristotélicien, rendant le Verbe à toute sa fertilité poétique dans laquelle la dichotomie platonicienne se voit dépassée dans le spirit, sorte de topos asymptotique où s’abolissent les contraires…, là où la pensée chemine en biais face aux pièges de la négation, qu’elle déjoue sans même livrer bataille.
Une fois admise la validité endo-consistante du discours et reconnue son admission au statut de projet philosophique, on ne peut que s’émerveiller devant la richesse de l’arsenal conceptuel déployé dans certaines traditions philosophiques.
On touche parfois à un nœud philosophique qui n’a jamais cessé de hanter la Pensée depuis qu’elle s’est donnée pour objet son propre déploiement.
On pense bien sûr aux philosophies orientales, et à la place primordiale que ces dernières accordent à l’Eveil ou au Satori, mais cette interprétation perd en profondeur ce qu’elle gagne en exotisme, faisant directement écho à des fragments de la Bhagavad-Gita.
Plus proche de notre tradition philosophique, le parallélisme est évident avec l’epoch stoïcienne, voire avec le qaumazein principiel.
A partir de ce point d’achoppement, les références contrapuntiques à l’histoire philosophique sont légions : la ré-actualisation du mythe de l’Éternel Retour, le cycle du Cosmos dans la vie, la réfutation du sensualisme, la mise en perspective de la forme a priori du Temps…, parce que quand on crée une réalité, on crée du temps !
Le temps, toutefois, me manque ici pour énumérer de façon exhaustive l’espace conceptuel dessiné par le mouvement de la Pensée, les pistes d’investigations par contre ne manquent pas pour un aspirant philosophe désireux de défricher de nouveaux horizons…
Interférences, ou tout être de non-être, parvenu à l’issue de sa quête prométhéenne par une prodigieuse ellipse temporelle qui déplie le temps, se retrouve en abime quand, soudainement extrait de l’indifférenciation primordiale, il gagne l’accès à la subjectivité pensante et à l’individuation.
Mais à cet instant, l’être n’est qu’un réceptacle bien trop étroit pour le Savoir qui s’y déverse de force, contraignant à penser l’impensable.
Et c’est là ou l’intellect se heurte à ses propres limites, tandis qu’une sourde intuition l’enjoint à en explorer la face extérieure.
Et cette ignorance par le réceptacle du réel Savoir dont il est le dépositaire n’entache en rien la valeur du message qu’il délivre.
Car, comme l’écrivait Farid Ud-Din Urid dans le “Colloque des Moineaux”: “C’est souvent d’une douce ignorance que se nourrit l’appétit du Prophète”.