La domination mondiale des Etats-Unis…
À l’orée du XXe siècle, les États-Unis se trouvent en bonne position pour accéder à la domination mondiale. Les deux premiers cercles sont sous leur coupe. Les limites de leur territoire légal (premier cercle) ne sauraient être remises en cause. Leur emprise sur l’Amérique latine (deuxième cercle) est d’autant plus solide que, hormis la frange défavorisée des populations concernées, personne au niveau international ne la conteste sérieusement.
L’exploitation éhontée de cette partie du monde par les Espagnols et les Portugais, le mépris dont ils firent preuve envers les premiers habitants, l’irresponsabilité des aristocraties locales pendant et après les révolutions du début du XIXe siècle contribuèrent à livrer le continent au voisin du nord. Chaos économique et politique, luttes fratricides, imprévoyance firent de l’Amérique latine débarrassée de ses anciens colonisateurs une proie facile.
Se partageant le pouvoir et les bénéfices, oligarchies locales et magnats nord-américains n’ont plus, à l’aube du XXe siècle, qu’à maintenir les choses en l’état.
Cuba et Porto Rico appartiennent déjà aux États-Unis. Panama est doté d’un statut qui en fait une possession américaine. En 1916, Haïti tombe dans leur escarcelle ; ils l’occuperont militairement en 1934 et n’en repartiront qu’en 1957, assurés de la fidélité du dictateur qu’ils laissent en place (Duvalier).
Le tour de Saint-Domingue arrive en 1924 ; ils mettront à la tête de l’État, en 1930, l’un des tyrans les plus implacables de la région, Trujillo, dont la dictature durera jusqu’en 1961. En 1965, ils reviennent. Partout où ils l’estiment nécessaire pour leurs intérêts, ils opèrent, violant la souveraineté des États. Ainsi, à la Jamaïque, territoire britannique, en 1962 – il est vrai que la United Fruit y est implantée – et à la Grenade, en 1983. Ce genre d’intervention est immanquablement effectué au nom de la « restauration de la démocratie et de la sauvegarde des citoyens et intérêts américains ».
À Cuba, la première intervention à propos de laquelle l’amendement Platt est invoqué se déroule, à la demande du président Tomas Estrada Palma (élu le 20 mai 1902 avec l’appui des Américains), en 1906, lorsque sa réélection, entachée d’irrégularités et de fraudes, provoque un soulèvement. L’intervention des troupes étrangères est renouvelée en septembre de la même année, toujours sous le couvert de l’amendement. Véritable protectorat américain, Cuba est alors administrée par William Howard Taft, futur président des États-Unis, pour l’heure secrétaire à la Guerre, qui se proclame « gouverneur général de la République de Cuba« .
Après cela, le sort de l’île est scellé. Les présidents fantoches se succèdent, qui tous favorisent les entreprises et les capitaux nord-américains. Les ingérences de Washington ne se comptent plus, jusqu’au moment où Ramon Grau San Martin, qui est parvenu à la présidence en 1933, prend un certain nombre d’initiatives favorables à Cuba, dont l’abolition de l’amendement Platt. Les États-Unis appuient un officier de l’armée cubaine, Fulgencio Batista, qu’ils portent au pouvoir le 10 mars 1952. La corruption du régime, les différences sociales, la torture utilisée par le Service d’information militaire et le Bureau de répression des activités communistes, formés par des instructeurs américains, conduisent au soulèvement de 1959 et à la Révolution.
En règle générale, cependant, les États-Unis préfèrent à l’occupation militaire l’emprise économique. La politique des conférences panaméricaines, par exemple, est une forme d’impérialisme déguisé grâce auquel on s’assure de la fidélité des gouvernements. Mais c’est principalement la colonisation commerciale et financière qui fait de l’Amérique latine un prolongement de l’économie des États-Unis, et de leurs gouvernants des vassaux dociles. À la veille du premier conflit mondial, alors que les intérêts européens ont encore une indubitable consistance en Amérique du Sud, les errements politiques du Vieux Continent vont ouvrir la voie menant à sa déchéance et paver la route de la conquête mondiale pour les États-Unis.
L’Europe égarée
Août 1914. Les tensions, déjà à leur comble, parviennent à leur point de rupture. Les principales nations européennes se jettent les unes contre les autres dans une débauche de haine et de rage collectives. L’esprit de revanche, la vanité et l’arrogance des états-majors, impatients d’en découdre, l’incompétence irresponsable des dirigeants politiques, l’avidité des industriels de l’armement déclenchent le suicide.
Se rappelant l’injonction de George Washington, les Américains n’envisagent pas, dans l’immédiat du moins, de se mêler au conflit. Simples « associés » des pays de l’Entente après 1917, ils désirent garder les mains libres et refusent de se considérer comme des alliés. Ils entendent bien, au contraire, user de leur neutralité (1914-1916) pour en tirer bénéfice. Ils ne sont pas longs à fournir, contre espèces, aux belligérants, vivres, armes et produits. Entre 1914 et 1916, la part du commerce avec l’Angleterre, mais aussi avec les pays scandinaves, les Pays-Bas, l’Espagne et la Suisse, augmente dans une proportion considérable.
D’incidents en provocations, cependant, les États-Unis vont être contraints de participer à la guerre. Le discours par lequel la classe dirigeante s’emploie à convaincre un peuple réticent, et pourtant outré par la guerre sous-marine allemande qui envoie par le fond des navires américains, à entrer dans le conflit est le même que celui qui a déjà servi à maintes reprises lors des interventions en Amérique latine : il s’agit de préserver l’équilibre planétaire, de défendre la liberté du commerce, en particulier maritime, et de sauvegarder la démocratie.
Le fait est que le président Wilson accueille favorablement une occasion qui, précise Yves-Henri Nouailhat, lui permet de réaliser ce qu’il avait déjà voulu faire à travers ses tentatives de médiation manquées : contribuer à asseoir les relations internationales sur de nouvelles bases. L’idée qu’il remplit une « mission » sous-tend en effet toute la politique de Woodrow Wilson. En filigrane, la préoccupation essentielle ne s’est pas infléchie : bâtir le monde américanisé de demain, promouvoir les intérêts des milieux d’affaires américains, s’assurer que les structures économiques qui seront un peu partout, mais principalement en Europe, mises en place le seront prioritairement à l’avantage des États-Unis. Pour étouffer les ultimes atermoiements de l’opinion publique et du Congrès, l’administration Wilson exalte comme toujours l’esprit de croisade et simplifie les choses : d’un côté les « bons », derrière l’Amérique, de l’autre les « barbares ». Il paraît clair, qui plus est, que le président américain est fermement décidé, les circonstances s’y prêtant, à appuyer l’autodestruction suicidaire de l’Europe en sapant son influence dans les colonies qu’elle possède. Les Anglais Lloyd George, Arthur Balfour et Lord Milner soutiennent le projet de Chaïm Weizmann (1874-1952) d’établir un foyer national juif en Palestine. Le gouvernement américain y voit l’occasion à la fois d’accentuer les divisions du monde arabe et de démanteler l’Empire ottoman. Il veut détruire, par la même occasion, l’Empire austro-hongrois, car celui-ci représente une chance minime de reconstitution de l’Europe à la fin du conflit.
Les avantages que les États-Unis retirent de leur entrée en guerre se précisent sans tarder. D’abord, écrit André Kaspi, le problème du chômage se résout de lui-même. « Du travail pour tous, même pour les Noirs du Sud qui découvrent le chemin des usines du Nord-Est. » La paix sociale en découle puisque « les revenus réels des travailleurs augmentent de 25%. Pour les fermiers, c’est l’âge d’or malgré la taxation du blé. » Les profits réalisés grâce au commerce atteignent des sommets. Le blé, l’acier, l’essence, les navires, le sucre, des machines, du matériel ferroviaire, du fer, du cuivre, etc., la liste est longue des marchandises américaines qui partent pour la France ou la Grande-Bretagne et contribuent à sauver l’Entente. Tout en enrichissant les États-Unis, car ces marchandises sont vendues. Aussi les réserves financières des Américains semblent-elles inépuisables.
La guerre terminée, si pour les États-Unis le résultat est plutôt encourageant – quelle puissance à présent pourrait encore leur faire de l’ombre ? – il est pour l’Europe catastrophique. Près de 13 millions d’Européens sont étendus sur les différents champs de bataille, ce qui représente pour l’Allemagne près de 15% de sa population masculine. Le chiffre pour la France est à peu près comparable. Un million d’hommes sont morts en captivité, beaucoup d’autres sont infirmes. L’épidémie de grippe espagnole amplifie encore le nombre des victimes : pas moins d’une vingtaine de millions, au total, en quelques années. Où que le regard se porte, ce ne sont que ruines et dévastations. De ce massacre collectif, aucun pays européen ne sort vainqueur.
« Paix ou pas paix, s’exclame l’un des personnages dans les Croix de bois de Roland Dorgelès, c’est trop tard, c’est une défaite. Rien à faire, je vous dis, le coup est joué. Pour nous autres, c’est une défaite. »
Devant ce carnage, on ne peut s’empêcher d’évoquer le jugement lucide et sans concession d’un George Steiner. Son constat nous interpelle jusque dans nos possibles projections sur l’avenir. « Nous ne pouvons voir clair, écrit-il, dans les crises de la culture occidentale, nous ne pouvons comprendre les origines et les formes des mouvements totalitaires d’Europe centrale, et le retour de la guerre mondiale, si nous ne gardons constamment à l’esprit les atteintes subies, après 1918, par les centres vitaux de l’Europe. Des réserves irremplaçables d’intelligence, d’endurance nerveuse, de savoir-faire politique, avaient été réduites à néant. Des enfants avaient été assassinés pour n’avoir pu naître : ce trait satirique, forgé par Brecht et Georges Grosz, a des résonances spécifiquement génétiques. Un mélange de puissance intellectuelle et physique, une mosaïque d’hybrides et de types nouveaux dont la richesse passe l’imagination, manqueront au maintien et au progrès de l’homme occidental et de ses institutions. Au sens biologique, nous contemplons déjà une culture diminuée, une après-culture. »
Ce constat impitoyable éveille l’écho des paroles du comte Dionys dans The Ladybird, de D. H. Lawrence : « Vous pensez que l’Allemagne et l’Autriche ont perdu la guerre ? C’était inévitable. Nous avons tous perdu la guerre. Toute l’Europe. […] C’était une guerre suicidaire. Personne ne pouvait la gagner. Ce fut un suicide pour nous tous. […] Ils [l’Amérique et le Japon] ne comptent pas. Ils n’ont fait que nous aider à nous suicider. Ils ne se sont pas impliqués de manière vitale. » Font écho à ces propos, les remarques désabusées mais si pertinentes des personnages créés par Henri Barbusse dans le Feu : « Deux armées aux prises, c’est une grande armée qui se suicide.— C’est peut-être la guerre suprême. »
Comment ne pas souscrire à tous ces propos à la seule vue des chiffres ? Outre le sang répandu, les forces vitales qui ne serviront jamais plus l’Europe, la jeunesse sacrifiée, la perte d’influence politique mondiale, la guerre a coûté cher, très cher. Pour le Royaume-Uni, 44 milliards de dollars ; en Allemagne, 22% de la richesse nationale ont été englouties, 26% en Italie, en France, 30%. Face à cette Europe calcinée, exsangue, ruinée, les vrais vainqueurs de la guerre : les États-Unis. Naïvement, mais aussi grâce à l’éternelle faculté qu’ont les Américains d’offrir d’eux-mêmes une image positive, l’Europe va croire qu’ils ont franchi l’océan pour elle. Or, soutient l’historien Jean-Baptiste Duroselle, « l’histoire de l’entrée des Américains dans la guerre montre bien que les États-Unis, gigantesque prolongement de l’Europe, grâce à l’émigration, ne sont pas entrés dans la guerre pour l’Europe. On pourrait presque dire : « Bien au contraire ». » Sans l’armée et les ressources financières américaines, certes, l’Entente n’aurait pas survécu. Mais Wilson est là pour lancer son pays vers la conquête du troisième cercle, aussi entend-il bien imposer aux Européens – les vaincus, tous adversaires confondus, du suicide collectif – son plan, sa vue de la New Democracy, d’une démocratie mondiale dirigée par l’Amérique.
La SDN : diriger le monde depuis Washington
Dans son programme, énoncé devant le Congrès le 8 janvier 1918, Wilson a bien spécifié que la diplomatie devra désormais être « ouverte », que la liberté de navigation maritime devra être totale, les barrières douanières abaissées les armements réduits, les questions coloniales réglées dans un esprit large, impartial, prenant en compte les voeux des populations. Le dernier point, le plus important, porte le numéro 14. Il concerne la Société des Nations.
La structure sous-jacente de la future organisation internationale est, dans l’esprit des États-Unis, fidèle au projet en germe dans le rêve américain depuis plus de deux siècles. La SDN devra être conforme à l’idéal d’un ordre mondial fondé sur les principes libéraux. La guerre est proscrite. Désormais, elle est un crime, et contre tout État agresseur, les défenseurs de l’ordre mondial auront le droit de prendre les armes.
La condamnation de la guerre en vue d’éradiquer l’impérialisme vise en réalité tout impérialisme rival de celui, missionnaire, des États-Unis eux-mêmes, et celui-là seul. De même, si la réduction des armements s’effectuait partout (sauf, c’est ce qui est entendu implicitement, en Amérique elle-même), dans les proportions que souhaite le président Wilson, seuls les États-Unis seraient à même d’intervenir contre d’éventuels fauteurs de troubles. Il y aurait plus grave encore : nul pays ne pourrait se défendre contre les Américains eux-mêmes.
L’article qui prévoit la liberté du commerce maritime, par lequel le président américain entend lutter contre les affrontements économiques, dans la mesure où la marine commerciale américaine représente, après la guerre, la moitié déjà de l’immense flotte commerciale de la Grande-Bretagne, est une façon d’imposer au monde un fait accompli : la possibilité pour les Américains de s’approprier la plus grande part des marchés, comme ce sera bientôt le cas en Asie et en Amérique latine. Sans précautions commerciales et douanières, personne ne serait capable de résister au raz de marée d’outre-Atlantique : la réserve d’or des États-Unis équivaut déjà à la moitié de celle de l’ensemble des nations (elle atteindra 60% en 1929, leur production d’acier, leurs exportations, notamment de blé, ont doublé. Les dettes de guerre leur permettent de maintenir le couteau sous la gorge de tous les États européens. Enfin, le partage des colonies allemandes s’accompagne de non-dits suspects. Ce que Wilson exige des autres, il ne se l’applique guère. Il clame son anticolonialisme, alors même que les États-Unis ont déjà colonisé, directement ou par protectorats interposés, le continent latino-américain ainsi que des territoires asiatiques. « Les Européens, écrit Pierre Miquel, avaient beau jeu de lui rappeler qu’il avait refusé aux Japonais d’inscrire l’égalité raciale au frontispice de la future Société des nations. Il n’avait pas non plus fait d’efforts en faveur des nationalités occupées et dirigées par les Américains, comme les Philippines. Enfin, il ne s’était pas opposé au partage des colonies allemandes ni à leur mise sous tutelle. »
Si la SDN échoue, c’est sans doute que les deux plus importants États de la planète en dehors des États-Unis n’y sont pas. Mais c’est surtout aussi parce que le Sénat décide que l’Amérique n’y entrera pas car son attente est déçue. La SDN, manifestement, ne correspond pas à l’image que les États-Unis se font d’une « machine » mondiale à leur dévotion. Leur mainmise sur le destin futur des nations est pourtant d’ores et déjà assuré.
Le tournant de Versailles
À commencer par l’Europe. Les exigences américaines de Versailles (la Conférence de la Paix s’étend du 18 janvier au 28 juin 1919), ajoutées à l’obstination de Raymond Poincaré, d’abord partisan de la guerre, en vue de la revanche, et poussant les Russes à s’y jeter avec lui, puis s’acharnant à ruiner et humilier l’Allemagne vaincue, ont pulvérisé le Vieux Continent, moralement et politiquement. La condamnation des vaincus, l’idée que les dettes qu’ils auront à payer leur sont infligées comme une punition, l’impression qu’ils auront à payer leur sont infligées comme une punition, l’impression qu’ils nourrissent d’avoir été injustement traités, sèmeront pour longtemps la haine dans les coeurs et traceront la route de la revanche.
L’Europe centrale a été éparpillée en une multitude d’États, chacun abritant en son sein, comme autant d’abcès de fixation, des minorités qui se détestent. L’Empire austro-hongrois, qui était parvenu à en faire coexister quelques-unes à l’intérieur d’un tout relativement harmonieux, en tout cas cohérent, a été démantelé. L’Empire ottoman a lui aussi disparu. Des contentieux naissent, dont les prolongements constitueront des facteurs déterminants sur le chemin du second conflit mondial et de la situation actuelle dans les Balkans et en Europe de l’Est : le problème yougoslave, celui de l’Albanie et du Kosovo, de la Slovaquie et des populations tchèques, de la Roumanie et de la Hongrie, de la Roumanie, de la Russie et de l’Ukraine.
Ayant empêché l’Europe de se reconstruire sur des bases qui lui fussent appropriées – légitimes historiquement – les États-Unis, servis par des chefs d’État européens incapables de leur résister, affaiblissent partout les positions des principales nations européennes dans le monde. Les principes énoncés par Wilson se conjuguent pour déstabiliser les continents asiatique et africain. Un lent travail de désintégration est d’ores et déjà en chantier. Sensibles aux condamnations de l’impérialisme européen, aux appels à l’autodétermination lancés depuis Washington, les Arabes laissent éclater leur nationalisme. L’Inde, sous la houlette de Gandhi, résiste à la domination britannique et accédera à l’indépendance en 1947. Partout, en Égypte, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, en Indochine, aux Philippines, le pouvoir colonial européen est contesté. Bonne chose ? Sans doute. Sinon que, partout, les États-Unis s’efforcent de combler les vides.
Maîtres du jeu par les armes et, souvent, par la diplomatie, maîtres de la situation également grâce à leur puissance financière, les Américains poursuivent leur extraordinaire processus d’enrichissement et mettent en place les structures économiques qui favoriseront leur stratégie de domination.
Le mécanisme économique planétaire
De 1921 à 1929, un boom économique les entraîne sur la voie d’une prospérité encore jamais atteinte. C’est l’heure de la haute consommation de masse qui leur procure l’illusion qu’ils ont enfin créé « le paradis sur terre et l’abondance pour tous« . Le président Hoover annonce avec fracas que les États-Unis sont à présent « plus près de triompher définitivement de la pauvreté qu’aucun pays dans l’histoire ». Sur les marchés financiers de la planète, ils imposent certes leur volonté, mais le système qu’ils instaurent se révèle vite aberrant et virtuellement dangereux.
D’abord, la prospérité, résultat du déchaînement économique, si elle fait la fortune de beaucoup, en laisse bien davantage sur le bas-côté. « Les théories du darwinisme social, écrit Yves-Henri Nouailhat, qui insistent sur la nécessité de la lutte pour la vie, du progrès humain lié au triomphe du plus apte et à l’élimination des faibles, ainsi que la morale protestante, qui voyait dans la réussite matérielle la récompense des efforts, créent un climat favorable. » L’accroissement démographique a repris, le mouvement qui cherche à repousser la frontière vers l’Ouest se poursuit, l’industrie, la banque connaissent un développement exceptionnel ; en revanche, même si le niveau de vie semble d’une manière générale s’améliorer, les inégalités se creusent. En six ans, les sociétés industrielles s’enrichissent de 62% alors que les salaires n’augmentent que de 26%. Face au chômage qui, une fois l’effort de guerre terminé, a refait surface, le nombre de millionnaires a crû : 4500 en 1914, 11000 en 1926.
Le marché national continue a être protégé par des barrières douanières infranchissables, à l’heure où les États-Unis préconisent l’abolition de tout protectionnisme chez les autres. Le coût social, en regard d’activités commerciales, industrielles et financières florissantes pour les possédants – les pseudo-aristocrates que dénonçait Jefferson – est élevé. Frederich W. Taylor inaugure l’organisation scientifique du travail. Les gestes des ouvriers sont analysés, minutés. Ford met sur pied la première chaîne de montage qui robotise les ouvriers. La concentration financière des entreprises en fait de quasi-monopoles, que dirigent souvent des arrivistes sans scrupule. Rivalités entre les groupes, terreur sur les places de travail et les chantiers, inégalité des droits entre les hommes, les femmes et les Noirs, travail des enfants (par deux fois, en 1918 et 1919, la Cour suprême invalide un Child Labor Act qui tente d’adoucir leurs épreuves), conditions éprouvantes, parfois inhumaines, dessinent le paysage économique et social américain.
Des syndicats, créés au XIXe siècle, tentent de faire aboutir de légitimes revendications. Ceux qui ne cherchent pas à tout prix à composer avec le patronat, à se soumettre à son paternalisme, échouent. Les présidents qui se succèdent dans les années qui suivent la fin des hostilités ne se soucient guère de social ou d’éthique. Warren Gamaliel Harding (1865-1923) meurt, semble-t-il, à la suite des scandales qui frappèrent certains membres de son gouvernement et de l’atmosphère de corruption qui règne alors. Calvin Coolidge (1872-1933) ne fait rien qui puisse entraver la marche des affaires, quelles qu’en soient les conséquences. Herbert Clarke Hoover (1874-1964), enfin, reste dans les mémoires celui qui refusa de dispenser l’assistance publique aux sans-emploi après le krach de 1929. L’idéal invoqué par Thoreau s’accomplit : un bon gouvernement est un gouvernement qui, laissant agir les affairistes, ne gouverne point ou le moins possible.
Dans l’entre-deux-guerres, les États-Unis ne se préoccupent que de deux choses : assurer la prospérité de la classe aisée par une liberté totale accordée au big business et l’action internationale liée au seul intérêt national américain. L’Amérique latine, nous l’avons vu, est sous leur tutelle. Investissements et contrôles financiers et industriels, interventions directes ou indirectes (militaires, politiques, diplomatiques), suffisent à garder les nations du deuxième cercle sous la botte. La puissance navale et commerciale américaine, les moyens mobilisés, permettent d’étendre la colonisation de l’Asie et, ultérieurement, de l’Europe.
Les États-Unis, à cette époque-là, continuent à pratiquer habilement le double langage. Dans tous les traités, par le canal de la diplomatie et de la propagande, ils défont chez les autres, spécialement chez les Européens, ce qu’ils s’appliquent à édifier, à renforcer pour eux-mêmes. Pour ce faire, l’arme économique intervient en complément de l’arme diplomatique et idéologique.
Pour mieux affaiblir les positions des Européens dans leurs colonies, il convient de leur couper les vivres. Aussi les États-Unis demeurent-ils intraitables sur la question des dettes. Les moyens à leur disposition sont de 3 ordres. Il y a d’abord les réparations allemandes. L’Amérique, débordant de capitaux qu’elle ne demande qu’à placer hors de ses frontières officielles, consent à l’Allemagne de larges prêts. Puis, il y a les dettes que les pays de l’Entente ont contractées entre eux. Enfin, celles qu’ils ont contractées envers les États-Unis. Les créances à l’égard des Américains, que ceux-ci considèrent comme des dettes commerciales, ne sauraient être remises ; force est donc aux Européens de s’accorder entre eux pour les paiements.
Puisque les États-Unis prêtent de l’argent à l’Allemagne, l’ancien ennemi, ne peuvent-ils agir de même envers leurs anciens « associés » ? En fait, ils n’accordent des prêts qu’aux pays qui remboursent leurs dettes. Le Japon, l’URSS et la France, la puissance coloniale la plus importante après l’allié britannique, n’obtiennent rien. Un circuit absurde se met en place : les États-Unis prêtent à l’Allemagne, qui s’acquitte des réparations envers les alliés, qui, à leur tour, remboursent aux Américains ce qu’ils leur doivent.
Périlleux mécanisme. De plus en plus menaçant se profile le risque de surproduction. Les crédits personnels permettent aux individus d’acheter, contribuant par là à l’écoulement des stocks. Leur gonflement, provoqué par un brusque ralentissement du crédit, amène la catastrophe.
Vers l’écroulement européen
L’effondrement de 1929 montre à quel point le système économique mondial constituait déjà une arme redoutable dont les États-Unis allaient faire un instrument de conquête planétaire. Au lendemain du premier conflit, les créances américaines sur l’Europe sont énormes. La suprématie des États-Unis se traduit par un doublement de leurs échanges financiers de 1919 à 1930. La crise du système monétaire international, en 1930, puis son éclatement, dès 1933, font naître une guerre monétaire par la spéculation sur les changes. Les années 1914-1918 ont apporté aux États-Unis, il est vrai, une prospérité sans précédent. « Dès 1915, écrit André Kaspi, lorsque les belligérants ont compris que le conflit ne serait pas aussi court qu’ils l’espéraient, les États-Unis constituent un réservoir de matières premières, de produits alimentaires, de munitions. Les industriels, les agriculteurs, les commerçants américains se réjouissent de vendre des vivres, c’est-à-dire du blé, de la viande, du sucre, des produits industriels, comme le fer, l’acier, des moteurs, sans oublier le coton et des médicaments. Grâce à leur neutralité qui ne leur interdit pas de commercer avec les combattants. »
Les milieux financiers ne sont pas oubliés puisque « à partir de janvier 1915 des banques privées, en tête desquelles le groupe Morgan, prêtent de l’argent aux Français et aux Britanniques. De là à déduire que les milieux d’affaires ont influencé le président Wilson… Mais ils n’avaient pas besoin de la participation des États-Unis à la guerre pour engranger de fabuleux profits. » Réaliste et sûr de son fait, le même président Wilson déclare qu’à la fin de la guerre les puissances alliées seraient entre les mains des États-Unis.
Ce qui était alors en partie vrai allait le devenir tout à fait à partir de la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci viendra à point nommé pour aider à l’expansion économique des États-Unis, servir de débouché à ses marchés et contrebalancer les échecs de la politique rooseveltienne. « Le tableau des indicateurs économiques, précise Kaspi, montre que le bilan économique du New Deal est médiocre. Moins de chômeurs, oui, mais le mal reste endémique. Il faudra la production de masse que réclame l’effort de guerre, la mobilisation générale des hommes en état de porter les armes pour que disparaisse la catégorie des sans-emploi. » Si les États-Unis deviennent, en effet, l’arsenal des démocraties, ils ne le font pas à titre gracieux.
Le 4 novembre 1939, « le Congrès remplace l’embargo total par la clause cash and carry : les Américains pourront vendre des armes aux belligérants, à condition que ceux-ci paient comptant (cash) et se chargent du transport (carry). » La Grande-Bretagne en souffrit financièrement puisqu’aussi bien, souligne de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, « pendant ce sombre hiver, les Anglais devaient-ils payer en or et en devises leurs achats aux Etats-Unis ». Les enjeux politiques ne sont pas non plus oubliés. Les États-Unis cèdent (non sans beaucoup d’arrière-pensées) à la Grande-Bretagne 50 navires, de vieux destroyers, contre l’usage sine die des bases anglaises de Terre-Neuve, des Bahamas et des Bermudes.
Dès 1937, Roosevelt sent que la guerre en Europe est inévitable. Il perçoit immédiatement l’avantage que l’économie américaine est à même d’en retirer : grâce à la production de masse et à la mobilisation générale en faveur de l’effort de guerre, le problème des débouchés et celui du chômage seront résolus. Peu à peu, cependant, le président s’efforce de convaincre ses concitoyens qu’être « l’arsenal de la démocratie » ne suffit pas et qu’une participation plus active à la « croisade contre l’empire du Mal » (Japon et Allemagne) s’impose. « II faut, dit Claude Fohlen, convaincre l’opinion que les pays totalitaires menacent les valeurs qui sont celles de la démocratie américaine. » Dans le même temps, il laisse Staline agir à sa guise en Europe orientale, car il a compris, écrit André Kaspi, qu’ainsi il « tâche de gagner la paix, comme il est en train de gagner la guerre ».
L’attaque japonaise sur Pearl Harbor fournit l’élément décisif qui décide de l’entrée en guerre des États-Unis. Fut-ce une totale surprise ? Sans aller jusqu’à prétendre, comme l’ont fait certains historiens, que l’approche des escadres japonaises avait été sciemment tue afin que la participation américaine au conflit devînt inévitable, on peut néanmoins affirmer que la confrontation avec les Japonais avait été préméditée. Comment expliquer sinon les mesures économiques à l’encontre du Japon, de septembre 1940 à juillet 1941, visant à le priver de produits stratégiques, notamment de pétrole ?
Envers l’Allemagne également, les Américains s’étaient préparés à agir. Ils avaient d’abord mis en place dans l’Atlantique une zone de neutralité obligeant les Allemands à cantonner leurs opérations dans sa partie orientale. Des « incidents » s’ensuivirent inévitablement, surtout après que fut décidée la participation de navires de guerre américains à l’escorte des convois dans l’Atlantique-Nord (septembre 1941). Ainsi, le 17 octobre, un U-boot endommage le destroyer Kearney, cependant que le destroyer Reuben James est coulé le 31 octobre.
Le 11 décembre 1941, lorsque l’Allemagne, et l’Italie le lendemain, déclarent la guerre aux États-Unis, le sort en est jeté. Un conflit qui a pu germer à cause des errements européens du début du siècle, puis par le fait de ses conséquences, dont le funeste traité de Versailles dicté dans sa partie la plus contraignante par les Américains, livre à ses derniers le troisième cercle.
Roosevelt et la conquête du monde
La confrontation avec le Japon devait permettre aux États-Unis de préparer une mainmise politique, puis économique, sur l’Asie présentant des similitudes avec celle exercée par Washington en Amérique latine. En premier lieu, l’occasion se présentait de mettre un terme à l’influence européenne dans cette partie du monde. Après 1945, en effet, la position tant des Néerlandais (Indes néerlandaises) que des Britanniques et des Français allait y devenir intenable. Ensuite, en abattant la puissance japonaise, les États-Unis se débarrassaient du seul rival susceptible de leur faire de l’ombre dans le Pacifique.
Quant aux intentions américaines en Europe, elles se précisent au fur et à mesure des opérations. À la volonté d’organiser la guerre sur le territoire européen avec, en perspective, un réaménagement à l’américaine de l’après-guerre, s’ajoute celle d’écarter les gêneurs, notamment la France non vichyssoise.
Ainsi les Américains s’empressent, dès 1940, de resserrer les liens avec Vichy. En décembre, Roosevelt envoie l’amiral Leahy et le consul Robert Murphy, farouchement hostiles à la France libre, auprès de Weygand, en Afrique du Nord. Auparavant, une tentative avait été faite de déconsidérer le mouvement gaulliste en impliquant l’amiral Muselier dans un complot avec Vichy. La machination, ourdie par des officiers britanniques encouragés par les services américains, fut décelée par de Gaulle qui obtint des excuses de Churchill et d’Éden. Le 24 décembre 1941, le même amiral Muselier obtient le ralliement de Saint-Pierre-et-Miquelon à la France libre. Le gouvernement américain, occupé à négocier avec Vichy la neutralisation des Antilles, fulmine. En février 1942, Sir Arthur Travers Harris (1892-1984) devient le chef du Bomber Command.
Il revient des États-Unis où il s’était trouvé à la tête de la délégation de la Royal Air Force. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il fasse adopter la tactique dite du « bombardement de zone » à laquelle les Américains se montraient hautement favorables, qui visait à opérer des destructions massives en territoire allemand. Soixante des plus grandes villes firent l’objet d’attaques de terreur qui devaient se poursuivre jusqu’à la fin de la guerre. Les subirent non seulement l’Allemagne, mais également la France et la Belgique, dont des centres économiques névralgiques furent mortellement atteints. Les opérations sont intensifiées conjointement par la RAF et la 8e USAF dès mars 1943. En novembre 1942, l’opération « Torch » est lancée. Il s’agit pour les Américains et les Anglais de débarquer en Afrique du Nord, en plein empire français, et de se rallier Vichy en vue de reprendre pied en Europe tout en sapant l’influence de la France libre sur place. Pour ce faire, des contacts avaient été noués avec l’entourage antigaulliste du général Giraud par Robert Murphy (4 septembre).
Le 8 novembre, l’opération est déclenchée. Le 13, l’amiral Darlan devient l’interlocuteur officiel des Alliés, suscitant la colère du général de Gaulle. Lorsque Darlan est assassiné, Giraud lui succède. Nul étonnement alors lorsque, à la conférence de Casablanca-Anfa, du 13 au 24 janvier 1943, de Gaulle refuse l’idée émise par Roosevelt, Churchill et leurs conseillers militaires, d’établir un triumvirat au sein duquel lui-même se trouverait subordonné à Giraud et au général Georges.
De Gaulle et la résistance à Roosevelt
Rien n’éclaire davantage les intentions américaines quant à l’avenir du monde que la relation très particulière qui s’établit entre Roosevelt et ses conseillers d’une part, et le général de Gaulle d’autre part. Roosevelt détesta de Gaulle d’entrée de jeu. Sans doute reconnut-il en lui le seul personnage européen d’envergure qui fût suffisamment lucide pour percer à jour les intentions américaines et suffisamment déterminé pour en empêcher la réalisation.
Deux traits majeurs caractérisent les machinations de Roosevelt. Tout d’abord, la tentative soutenue d’exclure de Gaulle et la France libre afin d’organiser à sa convenance le monde de l’après-guerre. « Au fond, écrit le général dans ses Mémoires de guerre, ce que les dirigeants américains tenaient pour acquis, c’était l’effacement de la France. Ils s’accommodaient donc de Vichy. » Et d’ajouter : « Devant l’énormité des ressources américaines et l’ambition qu’avait Roosevelt de faire la loi et de dire le droit dans le monde, je sentais que l’indépendance était bel et bien en cause. » Ensuite, la complaisance toujours plus affirmée de la Grande-Bretagne envers les visées impérialistes de leur ancienne colonie.
« Pourtant, dit de Gaulle, l’entrée en guerre de la Russie et de l’Amérique, qui comportait pour l’Angleterre, à son tour, les pesantes servitudes d’une alliance avec des colosses, aurait pu la déterminer à rapprocher sa politique de la nôtre et à pratiquer avec nous, pour l’action en Europe, en Orient, en Afrique, au Pacifique, une franche solidarité. » Il n’en est rien. L’attitude britannique envers le général de Gaulle se modifie à mesure que la pression de Roosevelt s’accentue. L’atmosphère d’hostilité se fait sentir dès le début de juillet 1941. Décision est alors prise par le président américain de ne pas conférer à la France libre mais à Vichy le rôle essentiel dans la résistance au nazisme. Le Département d’État feint d’ignorer de Gaulle et ses fidèles.
Dans son magistral ouvrage sur Charles de Gaulle, Jean Lacouture a fort bien décrit les péripéties qui accompagnèrent tout au long de la guerre la « collaboration » entre de Gaulle et le gouvernement américain. L’hostilité puis la haine de Roosevelt et de ses principaux conseillers pour le général ont leur source dans l’attitude d’opposition farouche manifestée par celui-ci à l’encontre des visées impérialistes américaines. Assez rapidement, d’ailleurs, de Gaulle, devinant qu’il n’était pas indiqué de laisser le champ libre aux Anglo-Américains, chercha à établir avec l’URSS des relations directes, car, rapporte le journaliste Gérard Jouve, il avait l’intime conviction que la France et l’URSS « sont des puissances continentales et ont de ce fait des problèmes et des objectifs spécifiques différents de ceux des puissances anglo-saxonnes. »
Faisant preuve de réalisme devant l’intérêt supérieur de la cause alliée, il tentera un rapprochement avec Washington à la fin de janvier 1942. Roosevelt et les puissances anglophones y répondront par la Charte de l’Atlantique, établie et signée à bord du vaisseau de guerre Prince of Wales, en août 1941, laquelle reprend les termes des 14 points du plan de Woodrow Wilson. Il préconise que les démocraties alliées renoncent à quelque gain territorial que ce soit et encouragent l’autodétermination de toutes les nations colonisées – par d’autres puissances que les États-Unis, s’entend.
La détestation rooseveltienne pour de Gaulle date déjà de ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire de Dakar » qui, écrit Lacouture, « a transformé en défiance hargneuse la vague antipathie que Roosevelt et ses collaborateurs avaient ressentie d’emblée à son égard ». Le 27 août, le New York Times se permet de révoquer en doute la légitimité du mouvement lancé par le général à la suite de l’appel du 18 juin. La première mention explicite de l’acrimonie américaine date de décembre 1941. Le secrétaire d’État Cordell Hull appelle les Français libres ce « soi-disant » mouvement. Croît alors, comme le rappelle Lacouture, entre de Gaulle et Roosevelt, un phénomène d’allergie et, surtout, venant du président américain, une « misperception irrationnelle et obstinée, qui finit par relever de l’aveuglement et aboutit à un ostracisme poussé au-delà du raisonnable. » Il est clair que, si les États-Unis prétendent faire la guerre « pour assurer le triomphe des démocraties », il ressort des plans établis par Roosevelt à propos de la réorganisation de la planète que la motivation tacite est moins avouable.
En conformité avec la conception fédéraliste et anticolonialiste qui est la leur, les Américains s’opposent à toute ombre de vision centralisatrice et impériale présente chez d’autres. Reconquérir la France implique qu’ils s’assurent une plate-forme pour débarrasser l’Europe de l’occupant allemand afin de le remplacer par quelqu’un qu’ils contrôleraient. Dans cette perspective, de Gaulle ne peut de toute évidence apparaître que comme un trouble-fête. La fonction réservée à la France ne saurait, de fait, qu’être accessoire. « Que les Français, écrit Lacouture, aménagent les aires d’atterrissage, fournissent quelques renseignements, sabotent quelques trains, proposent leurs experts (s’il s’en trouve…). » Moyennant quoi, on leur rétrocédera un territoire métropolitain pas trop inférieur à celui de 1940 (à quelques exceptions près, du côté de la Belgique, qu’il faudrait agrandir), sous l’égide d’une haute commission américaine qui les rééduquera, et d’une police internationale qui, dans une France « désarmée », maintiendra l’ordre intérieur et extérieur… Ceci n’est pas une caricature : c’est l’avenir réservé à la France par FDR, tel qu’il ressort de l’ensemble des idées que formula le chef de l’Exécutif américain de 1940 à 1944, et jusqu’après le débarquement de Normandie.
De Gaulle n’est perçu par les services américains que comme « le résidu minuscule et grotesquement anachronique d’une histoire révolue ». C’est ce qu’expriment des diplomates tels que Maynard Barnes et Freeman Matthews, responsables des orientations de Roosevelt et du Département d’État pendant toutes ces années. « Sous la plume de Barnes, ajoute Lacouture, la France fracassée et défaite a cessé d’exister comme nation. Sous celle de Freeman Matthews, les gaullistes forment une sorte de gang, formule que reprendra à son compte le ministre de l’Intérieur de FDR, Harold Ickes. » Roosevelt est entouré de spécialistes hostiles à la France et à son chef en résistance : Cordell Hull, qui ne savait rien d’elle, Sumner Welles qui se méfiait considérablement des Européens, Adolf Berle, William Leahy, l’amiral, Robert Murphy, le diplomate, tous peu clairvoyants, prévenus contre la France et contre de Gaulle.
Adrien Tixier rapporte un entretien auquel il assista entre André Philip, porte-parole de De Gaulle, FDR et Sumner Welles, à Londres, le 20 novembre 1942, au cours duquel Roosevelt dira : « Pour moi, il n’y a plus de France, politiquement parlant, jusqu’au moment où des élections lui donneront des représentants. » Roosevelt se veut pragmatique : « Moi, fait-il, je ne suis pas un idéaliste comme Wilson, je m’intéresse avant tout à l’efficacité, j’ai des problèmes à résoudre. Ceux qui m’y aident sont les bienvenus. Aujourd’hui, Darlan me donne Alger, et je crie : Vive Darlan ! Si Quisling me donne Oslo, je crie : Vive Quisling !… Que demain Laval me donne Paris et je crie : Vive Laval ! »
Les vexations et les signes de mépris envers le chef de la France libre s’enchaînent avec, en juillet 1942, la prise de décision de lancer un débarquement allié en Afrique du Nord, duquel les Français Libres sont exclus pour un certain nombre de raisons. À la question que pose Lacouture – « Faut-il suggérer d’autres mobiles chez Roosevelt ? Ce crochet par l’Afrique du Nord ne lui permettait-il pas, en effet, d’atteindre deux objectifs plus personnels : purger l’Afrique du Nord du colonialisme français et remettre au général de Gaulle ce que Milton Viorst appelle joliment un « visa pour l’oubli » ? » – on ne saurait répondre que par l’affirmative.
L’interlocuteur choisi par Robert Murphy, en l’occurrence, est le général Weygand, « qu’un fort parti antiallemand, antigaulliste et proaméricain soutenait dans l’ensemble de l’Afrique du Nord ». On s’assure également les services d’américanophiles éprouvés, entre autres Jacques Lemaigre-Dubreuil, propriétaire des huiles Lesieur, et Henri d’Astier de la Vigerie. Le général Giraud lui-même écrivait à Murphy, le 28 août 1942, qu’il fallait que « les Français dissidents », donc de Gaulle et la France libre, fussent tenus dans l’ignorance du débarquement. « En agissant ainsi, le général Giraud donnait licence aux Américains d’intervenir dans les affaires françaises et de discriminer qui bon leur semblerait, en se référant à ce nouvel arbitre des intérêts français. »
Roosevelt n’attendait point l’aval de Giraud. Il écrit : « Je juge indispensable que de Gaulle soit tenu à l’écart et qu’il ne lui soit communiqué aucun renseignement. » L’opération Torch menée à bien, des responsabilités qui devaient normalement échoir à Giraud seront remises à Darlan par Murphy et le général Clark, en accord avec Washington et le Département d’État. À Londres, les mesures anti-de Gaulle vont s’accélérer. Un censeur américain s’installe à la radio, interdisant toute attaque contre Pétain ou Darlan. À l’injonction que de Gaulle transmet à Churchill de ne pas laisser les États-Unis prendre la direction du conflit, suit un communiqué du Comité national français, par lequel de Gaulle déclare refuser quelque responsabilité que ce soit dans les négociations menées par les Alliés, sous-direction américaine, en Afrique du Nord. À quoi les Américains rétorquent par une « intensification des interdits, ukases et pressions contre le porte-parole de la France combattante. »
C’est aussi l’heure où les Anglais, et particulièrement Churchill, se résignent de plus en plus à obtempérer aux ordres de Washington. « Le Premier ministre, explique de Gaulle, s’était fixé comme règle de ne rien faire d’important que d’accord avec Roosevelt. S’il éprouvait, plus qu’aucun autre Anglais, l’incommodité des procédés de Washington, s’il supportait avec peine l’état de subordination où l’aide des États-Unis plaçait l’Empire britannique, s’il ressentait amèrement le ton de suprématie que le Président adoptait à son égard, M. Churchill avait, une fois pour toutes, décidé de s’incliner devant l’impératif de l’alliance américaine. Aussi n’entendait-il pas prendre, à l’égard de la France libre, une attitude qui tranchât avec celle de la Maison-Blanche. Roosevelt se montrant méfiant à l’égard du général de Gaulle, Churchill serait réservé. » Roosevelt, quant à lui, «persiste à traiter les réserves formulées du côté de la France combattante en ricanant, manifestant son mépris pour tout ce qui peut ressembler à une conscience nationale française ».
La lecture des plans de Roosevelt pour l’Europe (mars 1943), une fois la guerre terminée, est révélatrice. L’ensemble de l’armement européen sera détenu par trois pays : la Grande-Bretagne, l’URSS et les États-Unis, ce trio disposant du contrôle exclusif de l’ensemble des pays du Vieux-Continent. La Belgique sera démembrée et un nouvel État créé: la Wallonie, comprenant l’actuelle Belgique wallonne, le Luxembourg, l’Alsace-Lorraine et une partie du nord de la France. Roosevelt, explique Lacouture, « a d’ores et déjà décidé de traiter la France non en pays libéré mais en pays occupé, soumis à une administration militaire anglo-américaine ». Les vues de l’hôte de la Maison-Blanche sont contrecarrées par une ordonnance de De Gaulle qui proclame que « chaque parcelle de territoire libéré sera administrée par un délégué désigné par le CFLN ».
Au même moment, le Conseil national de la Résistance déclare que le Comité français de libération nationale constitue le gouvernement légitime de la France. Le 3 juin 1943, le CFLN devient le Gouvernement provisoire de la République française.
La réaffirmation du politique
Ce que les États-Unis ne pardonnent pas au général, c’est d’incarner un principe de souveraineté nationale basée sur le primat du politique qui, le cas échéant, pourrait faire pièce à leurs visées hégémoniques. Que de Gaulle se réserve un tel rôle est confirmé par Jean Moulin dans un message au général : « De quoi s’agit-il, en dehors de la libération du territoire ? Il s’agit, pour vous, de prendre le pouvoir contre les Allemands, contre Vichy, contre Giraud et peut-être contre les Alliés. » De ce fait, juge Lacouture, le CNR est tout désigné pour incarner « l’instrument par excellence du défi à Roosevelt : non, la France ne subira pas ce « protectorat » contre lequel Anthony Éden a d’ores et déjà mis en garde ses interlocuteurs de Washington. » Car les États-Unis, tout en se servant des Britanniques, ne sont pas plus tendres à leur égard. Des hommes politiques tels que H. Wallace et W. Wilkie ou des journaux comme Life Magazine, dans leur « Lettre ouverte au peuple anglais », ne se firent pas faute de critiquer vertement les méthodes de l’impérialisme anglais.
Ainsi que le rappelle Henri Grimai, « à Yalta, Churchill subit l’offensive des deux grands alliés, anticolonialistes par principe ; l’un (Staline), au nom de la doctrine officielle de son pays ; l’autre (Roosevelt), pour des raisons historiques et économiques ». Les « raisons historiques » nous sont connues : comment dominer le monde s’il subsiste des espaces contrôlés par des nations concurrentes ? Quant aux raisons économiques, elles semblent aller de soi. La pression américaine, savamment dosée en sous-main, ne fut pas pour rien dans l’indépendance de l’Inde, de la Birmanie et de Ceylan. Si l’accession à l’indépendance des pays autrefois sous domination coloniale est évidemment légitime, l’attitude américaine l’est beaucoup moins. À des paroles moralisatrices sur le droit des peuples à décider de leur sort, dirigées contre la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Espagne, le Portugal, fait pendant une politique de conquête qui consiste à occuper les niches de pouvoir abandonnées par ces mêmes nations.
La tentative désespérée de se débarrasser du gêneur, de Gaulle, prend toute sa dimension lors de la préparation de l’opération Overlord. Les États-Unis décident unilatéralement que les forces françaises seront à la disposition de l’état-major interallié qui en usera comme il l’entend. Roosevelt convainc le roi d’Angleterre de ne pas tenir de Gaulle et le GPRF au courant du calendrier de libération du territoire français. Une telle attitude sera condamnée par l’ensemble de la presse anglaise et américaine. Churchill, lui, fera la preuve, une fois encore, de sa docilité. Lorsque reproche lui en est fait, il hurle : « Comment voulez-vous que nous, Britanniques, prenions une position séparée de celle des Etats-Unis ? Nous allons libérer l’Europe, mais c’est parce que les Américains sont avec nous pour le faire. Car, sachez-le ! Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu’il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt. »
Entre 1939 (début de la Seconde Guerre mondiale) et décembre 1941 (entrée des États-Unis dans le conflit), l’Europe paracheva le suicide collectif qu’elle avait enclenché en 1914. La « guerre de trente ans » qui ne connut pratiquement pas d’interruption de 1914 à 1945 servira les desseins des deux grands impérialismes mondiaux, l’américain et le soviétique.
Dans le cas des États-Unis, le travail d’usure entrepris sous la présidence de Wilson, adversaire farouche d’un équilibre européen susceptible de constituer un potentiel capable de gêner l’impérialisme de son pays, est sur le point d’être couronné de succès. Quant à l’URSS, hostile à une union européenne pouvant présenter un front cohérent d’opposition à l’avance communiste, elle trouve dans les États-Unis un allié objectif. En effet, admet Eugen Weber, « le président Roosevelt et son principal conseiller Harry Hopkins, semblaient croire que les États-Unis et la Russie avaient, sous certains aspects, plus de choses en commun qu’avec les vieux pays qui conservaient, chez eux, des hiérarchies sociales dépassées et, à l’extérieur, des colonies. Des hommes comme Churchill, s’accrochant désespérément au passé, allaient tenter de rétablir les valeurs d’un autre temps, de réinstaller des régimes monarchiques ou conservateurs, de restaurer les structures impériales, estimait Roosevelt. La Russie et les États-Unis pouvaient coopérer contre ces initiatives, et d’autant mieux si les besoins légitimes de sécurité et de prospérité de la Russie se trouvaient satisfaits. »
La restauration, de la part des Européens, des structures impériales impliquait un retour à la situation d’avant-guerre, les possessions territoriales françaises, anglaises, italiennes, espagnoles, portugaises, néerlandaises, dont les Américains rêvaient de s’emparer, recréant des points d’ancrage aptes à freiner l’avance de leur impérialisme. Il fallait à tout prix l’empêcher ; c’est ainsi que la « coopération » entre Staline et Roosevelt (puis Truman) s’établit, contre les intérêts européens.
Les échecs d’Hitler, quelques mois après avoir attaqué l’URSS (22 juin 1941), font comprendre aux Américains que l’heure d’entamer la vassalisation de l’Europe (commencée par Wilson et le traité de Versailles) a sonné. Dès avant la fin de la guerre, les États-Unis vont assurer leur emprise définitive sur le système économique mondial. Ils s’y prendront en deux temps. Ils veilleront en premier lieu à établir une structure contraignante qui maintienne les économies des pays démocratiques sous leur dépendance. C’est une telle structure qui sortira des rencontres de Bretton Woods, en 1944. Puis, par un grignotage patient, ils amèneront les pays socialistes, que des années d’errance rongeront de l’intérieur, à l’effondrement.