La mode n’est pas chose légère…
On ne l’accuse d’être futile, stupide et folle que parce qu’on ne la comprend pas.
On la considère comme imprévisible, arbitraire et incohérente parce qu’elle change souvent et n’a pas la continuité des écoles d’architecture et d’art.
On ne voit que ses caprices lorsqu’on reste enfermé dans son époque et ne prend pas de la distance et de la hauteur, pour l’étudier comme un phénomène social général.
Le sens de la mode est révélé par la psychologie sociale.
Elle est une expression sociale.
La mode est l’expression vestimentaire d’une société, dont elle représente les idées et les valeurs, la différenciation sociale, les courants et les contradictions.
Le costume est un langage muet par lequel chacun indique aux autres son sexe, son âge, sa nationalité, sa profession, sa classe sociale, ses positions politiques, religieuses, sportives et artistiques.
Le problème vient de ce que cela n’est pas fixé de manière logique et rationnelle, comme par un système d’uniformes.
Sa part de liberté et de gratuité s’origine dans ce que la mode est une formation névrotique comme le rêve et l’art.
Elle est l’expression du refoulé (sexualité, irrationnel, fantasmes et grandes images collectives…) et par là traduit l’inconscient culturel collectif.
La MODE est un phénomène social surdéterminé qui s’est lentement compliqué au fil des siècles (comme l’argent).
On ne peut le comprendre qu’en analysant tous les recouvrements dont il a été l’objet : partant de besoins psychologiques, puis sociaux, on aboutit à des exigences industrielles et finalement économiques.
1. La pulsion de parure. D’abord, dans l’individu, il faut reconnaître l’existence d’une pulsion de parure. Si l’on s’habille c’est pour paraître à son avantage en se donnant un look, une apparence. Les vêtements font partie des techniques d’embellissement corporel.
2. Le besoin de changement. Mais la personnalité est si riche que l’on ne peut pas exprimer tout à la fois et que l’on éprouve le besoin de changer. C’est une autre dimension de soi que l’on cherche à mettre en valeur par de nouveaux habits, le plus souvent possible.
3. L’imitation. A ceci se superposent les influences inter-individuelles. Entre les individus s’établissent des phénomènes d’imitation et peuvent s’engendrer des chaînes de contagion imitative qui sont le fondement de la mode. Ce que porte le lanceur de mode, les autres veulent l’avoir, dans les vêtements comme dans les objets.
4. La marque du groupe. Sur ces processus quasi-naturels, le groupe d’appartenance va imposer ses marques. Tout le monde veut manifester son appartenance à son groupe et à l’imbrication de ses différents sous-groupes. On s’habille comme un Français, un jeune, un lycéen, un garçon, un sportif, un membre de la bande …
5. Un classificateur social. Par là les vêtements sont des classificateurs sociaux. Le groupe impose parfois un uniforme car il lui parait important que l’on puisse reconnaître à première vue que l’on a à faire à un gendarme, une hôtesse, une infirmière … Mais tous les uniformes ne sont pas imposés, bien des signes vestimentaires s’installent librement : uniformes des motards, blouses blanches des scientifiques, costume des punks … Or il n’existe pas de groupe sans division des rôles et sans hiérarchie et donc le groupe va en profiter pour rendre visible par le vêtement sa hiérarchie (uniformes militaires ou religieux).
6. L’industrie de la mode. Le vêtement devient une industrie et maintenant les intérêts financiers sont tellement considérables qu’il est soumis en très grande partie au profit. Dès que l’on sort de la production familiale ou artisanale, la dimension économique entre en jeu et donc il faut vendre le plus possible.
7. La dimension économique. L’avantage exceptionnel et unique de la mode devient alors manifeste. Du point de vue économique, la mode peut être définie comme “ce qui fait qu’un objet est périmé avant d’être usagé”. Grâce à cet artifice de la mode, la consommation et donc la production peuvent être multipliées par 2, 3 ou 10.
8. Les besoins psychologiques. Une fois les besoins matériels satisfaits, on n’a qu’à créer des « besoins psychologiques ». Et la mode est le premier de ces nouveaux besoins avec l’avantage que l’on peut l’accélérer à plaisir. Tout sera donc mis en place pour accroître cette consommation de mode : la distribution, les magasins, la presse de mode, les média, les affiches, la publicité, les défilés … On veut tout changer tous les ans ou tous les trimestres pour les vêtements, puisque ce n’est plus à la dernière mode.
9. La programmation de la mode. Les enjeux deviennent tellement importants que la mode est programmée longtemps à l’avance. Il s’agit donc de déterminer deux ans à l’avance les tendances du marché (trends) et de préparer ce que le public portera, mais aussi de faire en sorte qu’il porte ce que l’industrie aura produit. S’établit donc une lutte entre deux types de mode : la mode commerciale (ce que l’on trouve à acheter dans les magasins) et la mode de la rue ou mode spontanée (ce qui est effectivement porté). Mais la puissance du système de consommation est tellement grande que la part des vêtements produits par soi-même régresse toujours au profit des vêtements tout prêts du prêt-à-porter. La mode est désormais pilotée et programmée, mais c’est quand même le public qui décide finalement en faisant, ou non, le succès de tel ou tel modèle, de façon souvent imprévisible.
10. La dimension esthétique. La dimension esthétique ne peut pas être éliminée du vêtement. Et donc le système va encore se compliquer de tous les niveaux qui vont s’installer entre la création et la diffusion. Au sommet se trouvent les créateurs qui se sont regroupés dans les Chambres syndicales de la Haute-Couture. Là se trouve le domaine de l’Art et les Grands Couturiers se considèrent comme des artistes. Ce qu’ils inventent est, pour eux, une oeuvre d’art au même titre qu’un tableau, une sculpture, un bijou ou un prototype de voiture de luxe.
11. Les niveaux de mode. Mais ceci coûte si cher que, pour pouvoir le diffuser dans la masse, il va falloir recourir à des simplifications et des affadissements. S’installe alors toute une série de niveaux de modes : Boutique, Style, Design, prêt-à-porter de luxe, Grands Magasins, grandes surfaces, vente par correspondance, marché aux puces, occasion …
12. L’utilisation par la politique. Il reste à déterminer l’utilisation sociale de la mode, le sens que font jouer les sociétés à ce système de renouvellement. Les sociétés traditionnelles ou conservatrices, attachées aux valeurs de répétition et de stabilité, ne favorisent jamais la mode, l’interdisent parfois et la freinent toujours au maximum. Au contraire les démocraties et les sociétés de progrès ont toujours favorisé le jeu social de la mode. Il est certain que la mode a dans la lutte des classes un rôle à la fois de moteur et de reflet. Au fil des siècles elle s’est considérablement accélérée. Maintenant les sociétés modernes sont lancées dans la voie de l’innovation, du renouvellement et du progrès. L’accélération vertigineuse des découvertes scientifiques et technologiques engendre la mobilité sociale, ainsi d’ailleurs qu’un certain excès. Aussi le mécanisme social de la mode rapide est favorisé et il se diffuse dans le monde entier. Il est à la fois le terrain d’entraînement et de symbolisation du processus de changement. S’amuser à inventer une forme nouvelle et inutile, participer à sa diffusion pour l’abandonner aussitôt au profit d’une autre, est le système par lequel une société toute entière se prépare à l’intégration constante de la nouveauté. La mode est le jeu symbolique où les sociétés modernes rejouent jusqu’au vertige ce qui constitue l’essentiel de leur système. Voilà son sens profond.
13. L’insubversible. Le problème avec la mode c’est qu’une fois qu’on l’a installée on ne peut plus s’en passer. Elle est insubversible. On ne peut pas l’éviter tout simplement parce qu’elle est là, ni la renverser parce qu’elle ne veut rien. C’est un jeu gratuit qui n’a d’autre but qu’elle même. Aussi n’échappe-t-on jamais à la mode. C’est la cruelle expérience qu’ont fait tous les anti-modes. Dans cette lutte constante entre la mode spontanée issue du public et la mode organisée vendue par les professionnels, il y a eu beaucoup de révoltes : les Romantiques, les Apaches, Incohérents, Futuristes, le mouvement Dada et les Surréalistes, les Hippies, Baba cool, Mods, Provos, Rockers, les motards, les loubards, « les blousons noirs », les Yéyés, les rétros et les Punks, Funkies, New-wave … ont cru pouvoir se situer en dehors de la mode. Ils ont tous été très vite récupérés. Pire, leurs audaces ont été le véritable ferment des modes nouvelles qui les ont exploitées à fond pendant une décennie, tout en les édulcorant. La mode, on peut être pour ou contre, mais pas dehors. Toute anti-mode est une mode. C’est en se révoltant contre la mode qu’on lui obéit le mieux, puisque la logique de son système est le renouvellement perpétuel. Elle ne vit que de la contestation et s’enrichit des « modes de dérision ».
14. Les modes hors du vêtement. Aussi ceux qui vivent de la mode veulent-ils l’installer partout pour gagner plus d’argent. Et la mode gagne : née dans le vêtement, elle s’installe d’abord tout autour pour envahir peu à peu l’ensemble de la société de consommation. Elle joue déjà dans les accessoires : gants, sacs, parapluies, souliers, bijoux… Des campagnes de publicité répétitives essaient de l’installer dans les montres et les lunettes. Le corps est déjà tout entier gagné par la mode : coiffures, maquillages, rouge à lèvres, brosses à dents, vernis à ongles, parfums, déodorants, rasoirs, épilateurs, crèmes de beauté ou hydratantes… Les riches à la mode changent la décoration intérieure de leur appartement tous les trois ans : peintures, tapisseries, mobilier, tableaux, objets d’art, souvenirs… Il y a des fleurs et des jardins à la mode. Notre alimentation et bien de nos remèdes lui sont soumis. Inutile de parler des danses, des chansons, des concerts et de la musique : rien ne se démode plus vite. Bien des jeunes ne parlent plus qu’avec les mots à la mode : ringard, giga, nul, bouffon, branché ou chébran… Seule l’automobile en France a résisté à la mode jusqu’à maintenant, mais aux U.S.A. les riches se doivent de ne rouler que dans le dernier modèle qui vient de sortir et ne se différencie que par un détail et une nouvelle gamme de couleurs.
15. La définition de la mode. Il convient donc de considérer la mode comme un phénomène social qui peut désormais s’appliquer à n’importe quoi. Et il faut la définir en conséquence. La mode est formée par la superposition de cinq degrés :
– la diffusion soudaine d’un objet ou d’un usage (tabac, vélo, télévision… mais s’il ne disparaît pas il vaudrait mieux parler d’un acquis culturel)
– sans justification utilitaire valable (mode des timbres-postes ou des romans policiers)
– en plus éphémère ( ou engouement des scoubidous, Rubik-cubes, skate-boards …)
– avec un cycle de renouvellement lent (jupes amples, perruques …)
– avec un cycle de renouvellement rapide (ou mode au sens plein), elle ne joue donc que sur les “fringues” avec 4 cycles par an.
16. La courbe de diffusion. Scientifiquement la mode peut s’étudier selon sa courbe de diffusion. Et l’on peut alors discuter sans fin sur sa place selon les pourcentages.
– Lorsqu’on lance une nouveauté et qu’elle n’est encore portée que par moins de 5% des gens, on ne sait pas encore si ce sera une mode ou une excentricité qui ne prendra pas.
– Les gens à la mode se situent dans les premiers 10%.
– Lorsqu’on arrive à 30 ou 50%, elle est sûrement devenue une mode consacrée, mais c’est déjà un classique et pour les gens à la mode, c’est une mode vieillie, finissante, ringarde. Les gens à la mode portent déjà la nouvelle mode, car elles se succèdent de plus en plus vite.
17. La Mode et une mode. C’est par là qu’il faut distinguer une mode et le phénomène social de la Mode. La Mode est faite d’une succession sans fin de modes, comme la marée est faite de vagues successives ou une symphonie est une suite de thèmes musicaux enchaînés.
Par conséquent toute nouvelle mode n’est que le retour d’une ancienne mode, plus ou moins transposée.
La mode c’est ce qui se démode, mais aussi le retour du démodé.
La mode est le désespoir que rien ne dure et la jouissance que tout reviendra.
La mode par essence est toujours rétro.
C’est “la frivolité de la mort et la modernité du déjà-vu” (Baudrillard).