La saga de Microsoft et Bill Gates…
ROME-LE VATICAN.
Au cours d’une conférence de presse commune organisée ce matin sur la place Saint Pierre, Microsoft Corporation et le Vatican ont annoncé que le géant du logiciel allait procéder à l’acquisition de l’Eglise Catholique Romaine par le biais d’un échange d’actions.
Si la transaction se concrétise, ce sera la première fois qu’une entreprise de logiciel acquièrt une religion majeure au rayonnement mondial.
Le Pape Ratzinger deviendra le senior vice-président de la nouvelle Division Logiciel Religieux de la compagnie.
17.000 personnes ont assisté à l’annonce ce matin sur la place Saint Pierre, un écran de vingt mètres ayant été aménagé pour permettre à la foule de suivre l’événement qui a été retransmis par satellite sur sept cent sites mondiaux.
“Nous attendons une forte croissance du marché religieux au cours des cinq à dix années à venir” a déclaré Gates, ajoutant : “Les ressources combinées de Microsoft et de l’Eglise Catholique vont permettre de rendre la religion plus conviviale et plus facile d’accès à un plus grand nombre de gens. Par l’intermédiaire du nouveau service télématique Microsoft Network nous offrirons pour la première fois les sacrements en ligne ; Vous pourrez faire votre communion, confesser vos péchés, recevoir l’absolution et même réduire votre temps de Purgatoire, sans quitter votre domicile“.
Une nouvelle application, Microsoft Church, comprendra un langage permettant de programmer le téléchargement de grâces célestes lorsque vous êtes éloigné de votre ordinateur.
L’accord attribue à Microsoft les droits exclusifs pour la diffusion électronique de la Bible et de la magnifique collection d’art du Vatican.
Historiquement, l’Eglise a eu la réputation d’un compétiteur agressif, n’hésitant pas à mener des croisades pour imposer aux peuples une mise à jour de leurs croyances vers le Catholicisme ou à imposer des contrats de licence exclusive par lesquels tous les sujets se voyaient inculquer le Catholicisme, qu’ils aient envisagé ou non de l’adopter.
Aujourd’hui, le Christianisme est disponible sous diverses appellations, mais la version Catholique demeure la plus utilisée.
La mission de l’Eglise est d’atteindre “Les quatre coins de la Terre“, ce qui apparaît comme un écho de la vision de Microsoft : “Un ordinateur sur chaque bureau et dans chaque maison“.
“A long terme“, a expliqué Gates, “la stratégie de Microsoft sera de développer une architecture religieuse modulable, capable d’être adaptée à toutes les religions existantes. A partir d’un noyau central commun, la compagnie offrira une série d’interfaces adaptées aux diverses croyances“…
Diffusé à grande échelle sur le réseau Internet, ce communiqué de presse a fait grand bruit.
Bien qu’il s’agisse d’un canular réalisé par un joyeux personnage, il s’est trouvé quelques candides qui pour croire en sa véracité.
Sur un forum de l’Internet dédié aux religions et au New Age, on pouvait lire des commentaires tels que :
“Cette annonce m’a rendue malade. Comment peut-on penser que la religion soit un produit commercialisable alors qu’elle concerne l’esprit vivant de l’amour ?“, “La véritable préoccupation de Bill n’est pas le bien-être des gens mais l’argent qu’il pourra gagner en vendant son logiciel religieux“, “Bill, permets-moi de t’informer. Ton règne tyrannique touche à sa fin !“, etc.
Au-delà de l’aspect ubuesque d’un tel événement, il donne la mesure d’un nouvel état de fait.
Sur les forums télématiques comme dans les fanzines branchés, Bill Gates est devenu un thème de controverse aïgue, voire de risée.
Les histoires, suppositions et interprétations les plus folles circulent.
Et par la nature même d’Internet, la moindre rumeur se répand comme une traînée de poudre.
Certaines seront suffisamment alarmantes pour justifier la publication de démentis officiels par la compagnie.
Communiqués de presse factices et blagues sur Bill Gates sont devenus à la mode.
En dépit de leur caractère ouvertement facétieux, ils traduisent une nouvelle tendance, qui ancre l’image caricaturale d’un magnat du logiciel doté d’un pouvoir tel qu’il se croit définitivement tout permis.
Les retards successifs de Windows amplifient l’ardeur caustique des commentateurs sur les réseaux.
Parmi les blagues les plus célèbres qui circulent sur l’Internet figure la suivante : Bush, Poutine et Bill Gates sont conviés par Dieu qui leur fait part de sa décision imminente de supprimer le monde.
De retour sur Terre, chacun rapporte la nouvelle aux masses.
Le Président américain explique à son peuple qu’il est porteur d’une bonne et d’une mauvaise nouvelle.
“La bonne, c’est que les valeurs familiales sur lesquelles nous avons fondé notre culture étaient les bonnes, puisque Dieu existe. La mauvaise, c’est que la planète n’en a plus que pour trente jours.”
Le Président russe se montre plus grave.
“J’ai une mauvaise nouvelle et une autre encore pire. La première, c’est que contrairement aux fondements de notre culture, Dieu existe. La deuxième, c’est que le monde va disparaître“.
Bill Gates réunit son personnel et leur annonce deux très bonnes nouvelles.
“Dieu existe, et il nous considère suffisamment importants pour m’avoir invité aux côtés des Présidents russe et américain. Qui plus est, nous n’aurons pas à livrer le nouveau Windows !“.
Par le biais d’Internet, les devinettes ironiques font également le tour du monde. Celle qui suit est la plus connue.
Question : Combien faut-il de programmeurs de Microsoft pour changer une ampoule ?
Réponse : Aucune. La société décrète que l’obscurité est le nouveau standard.
Mais derrière l’humour se cache une situation plus inquiétante.
En l’espace de quelques années, l’image de l’enfant prodige, du leader “cool” et charismatique a cédé place à une allégorie plus sombre.
A en croire les gros titres de la presse hebdomadaire, le magnat serait animé d’une soif de pouvoir démesurée.
On l’assimile à un nouveau maître du monde, à un prédateur, à Big Brother…
Gary Reback, un avocat Californien qui a pris la tête de la croisade anti-Microsoft, exprime ainsi ses craintes lors d’une interview télévisée. “Si tout se passe comme prévu, une même compagnie acquerra le contrôle de vos transactions bancaires, de vos achats par voie électronique, de vos relations avec votre employeur… Demain, vous pourrez aussi bien envoyer votre déclaration d’impots directement à Bill Gates. Voilà ce qui nous attend.”
Le très sérieux The Economist ira jusqu’à faire une couverture montrant une araignée à tête de Gates en train de dévorer les utilisateurs de PC empêtrés dans ses fils.
Titre du libelle “Quelle est l’ampleur du danger Microsoft ?“
Que s’est-il passé pour que Bill Gates devienne la bête noire des médias ?
Plusieurs faits expliquent un tel retournement de popularité.
L’accession à la position de premier milliardaire américain a mis en perspective la puissance de sa société.
Aux Etats-Unis, en France, au Japon comme dans le reste du monde, Microsoft truste désormais toutes les premières places en matière de logiciel, la lecture d’un hit-parade des ventes met en évidence une domination écrasante.
Les enquêtes menées par la FTC, puis par le Ministère de la Justice, afin de déterminer si la compagnie avait tenté d’établir un monopole, ont été accompagnées d’un vaste battage médiatique et plusieurs compagnies s’estimant victimes ont formulé publiquement leurs accusations.
Face à de telles attaques, certains dirigeants de Microsoft – notamment William Neukom, responsable juridique – ont parfois contribué à ternir l’image publique de la compagnie par des déclarations maladroites, voire arrogantes.
Enfin, le chemin vers la maîtrise des Autoroutes de l’Information a été jalonné de quelques faux pas.
Se pourrait-il que Microsoft ait atteint un tel degré de réussite qu’elle se soit crue à jamais à l’abri des critiques ?
Si tel est le cas, le géant aura manqué d’humilité et réussi à ternir une image longtemps mythique.
Un regrettable gâchis cependant compensé par l’insolence d’une progression exponentielle.
Microsoft est-elle devenue un prédateur ?
Devant une telle question, Gates perd son flegme. “En voila assez ! Nous avons juste eu la bonne vision : que les microprocesseurs deviendraient tellement puissants qu’ils feraient du logiciel la clé absolue. Personne ne peut dire que nous ayons jalousement gardé ce secret sans en parler à personne. Nous n’avons cessé de clamer haut et fort ce que nous étions en train de faire. Il n’y a pas eu la moindre once de dissimulation dans notre stratégie. Lorsque nous avons parié sur Windows, nous l’avons crié sur tous les toits. Qui peut nous reprocher d’avoir fait ce que nous avions dit et d’avoir réussi ?“
Au début de l’été 1994, le Ministère de la Justice oeuvre sur le dossier Microsoft depuis bientôt un an.
Ann Bingaman, la responsable de la Division Anti-trust qui a repris le dossier des mains de la FTC a sérieusement progressé sur l’affaire.
En février, l’enquête a même pris une dimension internationale lorsque la Commission Européenne a annoncé sa collaboration.
C’est la première fois qu’une affaire d’abus de position dominante prend une telle ampleur.
La ligne de défense du n°1 du logiciel est organisée par William Neukom, vice-président du département juridique.
En quatre années de “tracasseries gouvernementales”, la compagnie a été appelée à fournir plus d’un million de documents aux commissions d’enquêtes.
Toutefois, elle ne néglige aucune opportunité pour organiser sa défense.
Le cabinet qui représente Microsoft à Washington se charge d’actions de “lobbying” visant à influer sur les gouvernants.
Par le biais de déjeuners, de participation aux soirées et événements officiels, elle s’applique à faire passer l’idée selon laquelle les lois anti-trusts promulguées au début du siècle contre les monopoles du pétrole et du chemin de fer seraient obsolètes dans le contexte d’une économie mondiale.
Appliquer des mesures restrictives à un éditeur de logiciels nuirait non seulement à Microsoft, mais à l’ensemble du marché américain.
Par ailleurs, la compagnie est en mesure d’espérer une attitude conciliante de la part du président Clinton.
A l’automne 1992, Steve Ballmer, numéro deux de Microsoft, s’est distingué en apportant officiellement son soutien au candidat Démocrate, et il entretient une amitié de longue date avec vice-président Al Gore.
Bill est-il personnellement intervenu auprès du Président Clinton ?
Ce qui est sûr, c’est que les deux hommes se sont rencontrés à plusieurs reprises.
Ils sont même devenus suffisamment intimes pour se livrer à quelques parties de golf, immortalisées par les photographes d’agences.
Clinton et Gates ont eu l’occasion de discuter de manière plus formelle lors du sommet APEC de Seattle, au printemps 1994.
De quoi ont-ils parlé au juste ?
“Des Autoroutes de l’Information et de leurs implications dans la démocratie“, répond un porte-parole de Microsoft, qui ajoute que la conversation a été fort brève.
Mais Gates s’est également rendu à la Maison Blanche afin de rencontrer George Stephanopoulos et Robert Rubin, deux des conseillers économiques du Président.
Pendant l’une de ces discussions dont le contenu est demeuré secret, Bill Clinton aurait fait une courte apparition.
Gates a également eu des réunions avec le Vice Président Al Gore, le chef du personnel de la Maison Blanche Mack McLarty et l’Ambassadeur Mickey Kantor.
Bien qu’il nie avoir engagé la moindre action de lobby envers la Maison Blanche, il est vraisemblable que Gates ait fait tout ce qui était en son pouvoir pour signifier son point de vue au chef de l’exécutif.
Les arguments invoqués ?
Plus de cinq cents compagnies ont été formées dans le sillage de Windows, créant au passage quelques 18.000 emplois.
Harceler Microsoft conforterait l’image d’un Clinton “socialisant” alors même que le Président Démocrate tente de se débarasser d’une telle image, à la veille d’élections législatives que tout le monde prévoit favorables aux Républicains.
Au cours du mois de juin 1994, l’enquête prend une nouvelle tournure.
Il se murmure de plus en plus que l’administration commence à voir d’un mauvais oeil les chicanes infligées à l’une des entreprises les plus florissantes du continent, alors même que son crédo est que la haute technologie représente le moteur de la croissance économique.
Le Ministre de la Justice, Janet Reno, se montre peu favorable à la perspective d’attaquer Microsoft devant les tribunaux.
Un tel procès se prolongerait durant plusieurs années, grèverait le budget de l’Etat sans bénéfice d’image face à une opinion publique majoritairement favorable à la liberté d’entreprise.
En outre, son efficacité serait discutable étant donné la rapidité avec laquelle évolue l’industrie de la micro-informatique.
A l’heure du verdict, le paysage du logiciel aurait connu tant de bouleversements que les motifs initiaux seraient depuis longtemps caducs.
Au sein du Ministère, un consensus existe pour la recherche d’une réconciliation.
La suggestion est-elle venue d’en haut ?
Est-elle née d’une analyse cohérente de la situation ?
Toujours est-il que la fougueuse Ann Bingaman met de l’eau dans son vin et que la Division Anti-Trust se met soudain à envisager une porte de sortie honorable pour toutes les parties.
Du 3 au 8 juillet 1994, Ann Bingaman et ses limiers rencontrent les représentants de la Commission Européenne. La responsable de la Division Anti-trust explique à ses interlocuteurs que le gouvernement américain veut désormais conclure cette affaire.
Un accord avec Microsoft paraît la solution la plus honorable.
Le Ministère de la Justice obtiendra l’engagement comme quoi la compagnie renonce à ses pratiques monopolistiques et abandonne la règle consistant à vendre MS-DOS et Windows aux constructeurs sur la base d’une redevance relative au nombre de PC vendus.
Microsoft devra également renoncer à la pratique des quantités minimum imposées et la durée des contrats sera limitée à un an.
Tous les autres chefs d’accusation sont abandonnés.
Les membres de la Commission Européenne émettent un avis favorable envers la politique adoptée par la Division Anti-Trust.
Ann Bingaman est consciente que le plus dur est à venir : faire avaler la décision de conciliation à une presse économique et informatique qui, depuis de nombreux mois, se fait l’écho des préoccupations des dirigeants d’éditions telles que Novell, Lotus ou WordPerfect, qui tous, dénoncent sans ambiguité les exactions supposées de leur ennemi commun.
Afin d’étayer sa position, elle rédige un long document qui servira de base au “décret d’accord à l’amiable” que la Division Anti-Trust entend rechercher.
Le document rédigé par Ann Bingaman indique en préambule que “le Ministère de la Justice des Etats-Unis cherche à prévenir et restreindre l’usage de contrats exclusifs et anti-compétitifs dans la commercialisation des systèmes d’exploitation par Microsoft“.
Le rapport dresse ensuite un tableau du marché du logiciel qui donne la mesure de la puissance de Microsoft.
En matière de système d’exploitation, elle a maintenu une part de marché toujours supérieure à 70% depuis près d’une décennie.
Au niveau mondial, 120 millions de PC utilisent le MS-DOS.
Cinquante mille applications tournent sous ce système et un peu plus de cinq mille sous Windows.
Bingaman met en cause les moyens mis en oeuvre pour parvenir à une telle suprématie.
“Bien que la compagnie soit montée au sommet de l’industrie de façon honnête et légale, elle a ensuite usé de pratiques inéquitables et illégales pour maintenir sa position dominante. Le monopole de Microsoft incite les constructeurs de PC à accepter des licences à long terme selon lesquelles ils doivent lui verser des royalties même lorsqu’ils vendent des PC contenant des systèmes d’exploitation ne provenant pas de Microsoft.”
L’affirmation s’appuie sur un chiffre : au cours de l’année fiscale 1993, les contrats de licence “par nombre de PC vendus” représentaient 60% des ventes de MS-DOS.
“ En empêchant aux concurrents de proposer leurs systèmes d’exploitation aux constructeurs de PC, les contrats de Microsoft ralentissent l’innovation et privent les consommateurs d’un véritable choix”, juge Ann Bingaman qui explique alors que l’objectif du Ministère de la Justice est d’amener la Cour à déclarer illégaux de tels contrats.
En conclusion, le Ministère demande à la Cour de déclarer que Microsoft a monopolisé le commerce des systèmes d’exploitation pour PC en violation de la Section 2 du Sherman Act et qu’elle a émis en la matière des contrats illégaux.
La compagnie doit s’engager à cesser de manière définitive une telle pratique.
A la surprise d’Ann Bingaman, la réunion avec Gates et ses associés, pour discuter d’un accord à l’amiable, se déroule de manière orageuse.
Plusieurs passages du rapport de la Division Anti-Trust font bondir Bill.
Il ne peut admettre de signer un pacte qui amènerait à admettre que Microsoft se soit livré à des pratiques illégales, une charge qu’il conteste de manière absolue.
Devant l’impasse, Ann Bingaman finit par lancer un ultimatum : Microsoft dispose d’un jour pour accepter l’accord à l’amiable.
Faute de quoi, une plainte sera déposée et l’affaire “le gouvernement des Etats-Unis contre Microsoft” suivra son cours devant les tribunaux.
Ulcéré, Gates se déclare prêt à affronter la justice et à se battre jusqu’au bout.
En privé, il se laisse même aller à traiter les limiers de l’administration de “communistes”.
Les vice-présidents et conseillers de la compagnie vont cependant plaider inlassablement en faveur d’une signature de l’accord proposé par le Ministère de la Justice.
Plus de quatorze mille heures d’avocats ont déjà été englouties dans le traitement de cette affaire.
Un procès anti-trust prendrait des proportions sans précédent et aurait des conséquences négatives sur le plan médiatique et boursier.
Au pied du mur, Gates se résoud à accepter la conciliation.
Pour Ann Bingaman, l’épreuve du feu se déroule le 15 juillet, lorsqu’elle annonce à la presse la décision officielle d’enterrer la hache de guerre.
Le message essentiel qu’elle s’acharne à transmettre est que le Ministère a obtenu tout ce qu’il espérait.
D’un ton ferme et déterminé, elle parle comme si une page de l’Histoire venait d’être tournée.
“Microsoft est une success story américaine. Mais aucune compagnie n’a le droit de cimenter son succès par des méthodes illégales comme l’a fait Microsoft. C’est totalement inexcusable. Leurs pratiques ont complètement verrouillé le marché. Elles n’auront plus cours.”
Une pluie de questions s’abattent sur la représentante de la justice.
Pourtant, Bingaman veut faire croire que l’heure est au soulagement général.
“Le temps de la compétition déloyale est terminé. La compétition se fera essentiellement désormais sur des critères de prix et de qualité.”
Pour accréditer ses propos, elle ajoute que le Ministère de la Justice surveillera de près les pratiques de Microsoft, la compagnie de Seattle fera l’objet d’un contrôle pendant les six prochaines années.
Bingaman déclare enfin qu’une telle affaire marque un précédent dans l’histoire des affaires anti-trust.
“Elle montre que les autorités américaines et européennes sont prêtes à agir de concert lorsqu’il s’agit d’attaquer le comportement de firmes multinationales qui violent les loins anti-trust des deux juridictions“.
Janet Reno, Garde des Sceaux, vient prêter main forte à Bingaman le lendemain en prédisant que l’arrangement avec Microsoft aura deux résultats : “Il fera économiser de l’argent aux utilisateurs et leur donnera un véritable pouvoir de choix en matière de système d’exploitation“.
Pourtant, cette déclaration, loin d’apaiser les inquiétudes, les redouble car elle trahit une méconnaissance troublante du dossier par le Ministre de la Justice.
Dans l’industrie informatique, l’ambiance est à la consternation.
Plusieurs dizaines d’éditeurs attendaient une réaction d’une extrême sévérité envers une société qu’ils désignent à tort ou à raison comme responsable de leurs difficultés.
Ils étaient nombreux à rêver d’un démantèlement de la compagnie; ils doivent se contenter d’un accord à l’amiable jugé bien tendre pour le prédateur du logiciel dont plus rien ne semble pouvoir désormais freiner l’expansion.
La Bourse répercute d’ailleurs la nouvelle par un bond de l’action Microsoft qui passe de 48 à 62 dollars.
Par un hasard du calendrier, le 20 juillet, la compagnie annonce les résultats de son année fiscale et ils s’avèrent une fois de plus extraordinaires : 1,15 milliards de dollars de bénéfices sur un revenu de 4,65 milliards. Rick Sherlund, un analyste du cabinet Goldman Sachs considère que désormais, les jeux sont faits : “Microsoft devrait dominer le marché du logiciel pendant les dix prochaines années”.
Pour couronner le tout, Gates se permet de réagir avec effronterie dans une interview au Washington Post concernant l’accord à l’amiable.
“Aucune des personnes qui dirigent les sept divisions de Microsoft ne changera ce qu’elle fait, pense ou prévoit. Rien. Il y a un gars qui est responsable des licences auprès des constructeurs de PC. Il lira l’accord.”
Au sein de Novell, la nouvelle est interprétée comme une reculade du gouvernement et le désenchantement est extrême.
“La bataille est terminée” commente un porte-parole de la compagnie de l’Utah.
“MS-DOS et Windows ont gagné“.
Quelques jours plus tard, Novell déclare qu’elle abandonne purement et simplement le développement et la vente du DR-DOS !
A quoi bon lutter ?
La base installée du MS-DOS était aux alentours de 20 millions d’unités lorsque le DR-DOS a été lancé en 1989. En 1994, elle est six fois plus importante.
Ann K. Bingaman refuse pourtant d’accréditer le sentiment général d’une “fausse victoire” pour le gouvernement.
“Microsoft s’est battue amèrement pendant trois investigations gouvernementales d’envergure – la FTC, la Commission Européenne et nous-même – sur une durée de quatre ans et demi”, explique la dirigeante de la Division Anti-Trust à ComputerWorld.
” Nous étions à deux doigts de les poursuivre en justice lorsqu’ils ont capitulé. Si cet arrangement était si insignifiant, pourquoi l’auraient-ils combattu avec tant d’acharnement ?”
Elle ajoute que le Ministère de la Justice aurait été “très heureux” de poursuivre Microsoft, mais qu’au final, elle a obtenu “100% de ce que nous aurions eu au bout de trois ans de procès et d’appels.”
Des arguments qui ne parviennent pas à convaincre le microcosme d’une industrie du logiciel sous le choc.
Du côté des opposants à Microsoft, l’espoir renaît lorsque l’on apprend le nom du juge appelé à statuer sur la proposition d’accord à l’amiable.
Avant d’entrer en application, le décret proposé par Ann Bingaman doit être approuvé par un juge fédéral de la Cour du District of Columbia.
L’homme qui est nommé est un juge de 63 ans, Stanley Sporkin, réputé dans la communauté juridique de Washington pour son indépendance et son obstination.
Lorsqu’il opérait à la SEC (Commission des Opérations Boursières américaine) Sporkin avait été surnommé Attila le Hun par ses pairs.
D’autres disent de lui qu’il est l’homme le plus redouté de la ville de Washington.
Sporkin prend sa mission très au sérieux.
Pour mieux se familiariser avec le sujet, il commence par lire dans le détail “Hard Drive”, un livre extrêmement critique sur Microsoft écrit par deux journalistes indépendants sur la base de témoignages indirects.
Une telle entrée en matière est de nature à le rendre soupçonneux vis-à-vis de la compagnie concernée.
La nomination de Sporkin redonne du baume au coeur aux adversaires de la firme de Seattle.
Pour organiser la résistance du dernier espoir, une coalition offensive est organisée sur l’initiative de trois éditeurs.
A Palo Alto, un cabinet de 350 avocats spécialisé dans les affaires de haute technologie, Wilson Sonsini Goodrich & Rosati, est mandaté pour préparer un rapport détaillé sur les pratiques monopolistiques de Microsoft.
Ce document sera soumis au juge Sporkin afin de faire ressortir les lacunes de la décision de Bingaman et obtenir un rejet du décret d’accord à l’amiable.
Gary Reback, avocat de 45 ans et directeur du département “high tech” prend le dossier en charge.
Plus de mille deux cent entreprises acceptent de financer cette opération de contre-attaque, et ensemble, elles déboursent 150 000 dollars. Toutes caressent un même rêve : aboutir à un procès retentissant qui s’intitulerait “Le gouvernement des Etats-Unis contre Microsoft”.
Fait remarquable, toutes les sociétés de la coalition choisissent d’agir dans l’anonymat, craignant d’éventuelles représailles.
A l’automne, deux événements intervenant presque coup sur coup, font apparaître que Microsoft s’estime définitivement libérée des enquêtes subies pendant plus de quatre ans.
La compagnie annonce en premier lieu qu’elle va lancer un nouveau service “en ligne” (télématique et multimédia) : le Microsoft Network. Au menu : des services de loisirs, des bibliothèques d’informations scientifiques ou éducatives, une messagerie, un accès à Internet…
L’arrivée de Microsoft sur un tel marché n’est pas étonnante en soi.
Les fournisseurs de services en ligne, Compuserve, AmericaOnLine ou Prodigy connaissent une expansion sans précédent, avec plusieurs milliers de nouveaux abonnés par jour.
C’est la méthode utilisée pour lancer le Microsoft Network qui paraît partiale : la compagnie entend l’intégrer directement dans Windows 95.
Il suffira de cliquer sur un bouton du “bureau” du nouveau système pour pouvoir consulter les services de ce réseau pendant une période d’essai gratuite.
Gates annonce également son intention de casser les prix afin d’imposer au plus vite le Microsoft Network.
Du côté des fournisseurs classiques de services en ligne, la stupeur est immense.
Après quinze années d’existence, Compuserve compte 2,2 millions d’abonnés.
AmericaOnLine, le petit qui monte en détient près de 1,5 millions.
Microsoft, du fait de l’immense base installée de Windows et des nombreuses mises à jour attendues, pourrait se retrouver du jour au lendemain à la tête d’un service télématique accueillant des dizaines de millions d’abonnés, peut-être même plus que le mythique réseau Internet, qui à l’occasion de sa vingt-cinquième année, compte environ 30 millions d’utilisateurs.
De là à parler d’un abus de position dominante, il n’y a qu’un pas.
Mais l’annonce la plus spectaculaire survient en octobre 1994 lorsque Bill Gates annonce son intention de racheter Intuit.
Depuis 1986, cet éditeur est le n°1 des logiciels de gestion des finances personnelles.
Tous les ans, à l’époque où les américains doivent remplir leurs déclarations d’impôts, Quicken d’Intuit grimpe en tête des ventes.
Un tel logiciel leur permet d’effectuer une déclaration tout en calculant les formules d’abattement les plus adéquates.
Quicken facilite également le suivi d’un portefeuille d’actions ou la planification d’un emprunt.
Afin de s’imposer sur ce secteur, Microsoft avait développé un logiciel concurrent de Quicken, intitulé Money. Pourtant, malgré des investissements gigantesques en marketing, Money n’a pris que 10% de parts de marché. De guerre lasse, Gates a donc opté pour un rachat d’Intuit.
Le montant que Microsoft propose de débourser pour acquérir le petit éditeur ayant farouchement résisté à ses tentatives de déstabilisation donne la mesure de l’enjeu : 1,5 milliards de dollars, une somme supérieure de 40% à la valeur réelle d’Intuit.
Une telle générosité trahit l’importance accordée par Gates à Quicken.
Son ambition à long terme est de coupler le logiciel d’Intuit avec le service en-ligne Microsoft Network.
Par ce rachat, la compagnie prend position sur le marché de la banque à domicile et du commerce électronique. Comme l’explique Gates : “Bientôt, vos factures de gaz ou d’électricité arriveront directement sur votre écran. Il suffira de les accepter en cliquant sur ‘oui’. Le changement est immense : vous n’aurez plus à rédiger de chèques, ni à les poster.”
A terme, Microsoft pourrait offrir des services aussi variés que des fonds communs de placement ou des services de courtage sur son réseau.
Les revenus attendus dans un tel secteur sont colossaux, puisqu’il sera possible de prélever une commission, si infime soit elle, sur chaque transaction financière.
Un rapide calcul en montre l’ampleur.
Imaginons qu’à l’avenir, cinquante millions d’utilisateurs de Microsoft Network règlent leurs achats de manière télématique, pour une moyenne mensuelle de cent cinquante dollars. Posons alors que Microsoft prélève 0,2% de commission sur chaque transaction. Nous aboutissons à un revenu annuel de 1,5 milliards de dollars, soit le montant de l’achat d’Intuit !
Voilà qui s’appelle une opération rentable.
De fait, une étude réalisée par Killen & Associates prévoit que Microsoft devrait rapidement se hisser dans le clan des premiers fournisseurs de services de paiement électroniques, avec un chiffre d’affaires annuel de deux milliards de dollars sur cette seule activité.
L’annonce ne manque pas de susciter un émoi profond dans la communauté des banquiers qui la ressentent comme une nouvelle intrusion dans leur pré carré, d’autant que Gates n’a pas caché son sentiment à l’égard des banques qu’il a traitées de “dinosaures”.
Si Microsoft concrétise son pari, les banques traditionnelles pourraient voir leur rôle réduit à celui de dépositaires de l’argent et objets précieux de leurs clients et perdre les marchés du conseil en investissement et en placements.
Les établissements bancaires ont déjà cédé du terrain sur le secteur des cartes de crédit.
Au milieu des années 80, elles traitaient 90% des transactions.
Dix ans plus tard, elles n’en gèrent plus que trente pour cent environ.
Gates insiste cependant sur son intention de travailler avec les banques et non pas de les anéantir.
Des accords sont passés avec US Bank, la First National Bank of Chicago, la Chase Manhattan Bank ou la Michigan National Bank afin que les consommateurs puissent à terme gérer leurs comptes bancaires à distance par voie électronique.
De manière parallèle, Microsoft entre en contact avec Visa afin de développer une technologie qui rende sûres les transactions financières sur un réseau tel qu’Internet ou Microsoft Network.
Le partenariat est annoncé le 18 novembre 1994 et, là encore, il apparaît que les deux compagnies percevront une redevance chaque fois que le propriétaire d’une carte de crédit effectuera un achat électronique.
En cette fin d’année 1994, l’Histoire semble s’accélérer.
L’expansion de Microsoft prend une ampleur sans précédent lorsqu’il apparaît que la firme dirigée par Gates vient de remporter une nouvelle bataille : la conquête de la Chine !
L’ouverture de la République Populaire asiatique au capitalisme à l’occidentale ne pouvait laisser Bill indifférent. Comment ignorer un marché potentiel de plus d’un milliard de consommateurs ?
Pourtant, les relations avaient mal commencé.
La version de Windows publiée en 1993, était fabriquée dans la ville de Taipei, à Taiwan, ce que les technocrates de Pékin avaient ressenti comme un affront.
En outre, elle s’appuyait sur un alphabet simplifié et une suite précise de polices de caractères.
Le Ministère des Industries Electroniques avait perçu négativement qu’une société occidentale se permette de dicter le standard dans un domaine relevant de sa compétence.
Du 21 au 24 mars, Bill avait entrepris une visite officielle à Pékin, placée sous le signe de la réconciliation.
Il y avait été reçu avec les honneurs dûs à un chef d’Etat, allant jusqu’à rencontrer Jiang Zeming, Président et Secrétaire du Parti.
Il est vrai que le visiteur de l’Ouest était porteur d’un cadeaux inestimable; ni soieries, ni cotonnades, ni ors, mais de la technologie informatique…, dans ses bagages, se trouvait la version chinoise du traitement de texte Word pour Windows.
Le voyage ne s’était pourtant pas déroulé sans anicroche, les officiels pékinois n’étant pas habitués à la brusquerie dont Bill peut faire preuve lorsqu’il ne maîtrise pas une situation.
Au cours de la rencontre avec le Ministre des Industries Electroniques, ce dernier avait insisté pour que la version chinoise de Windows soit définie par un comité officiel.
Gates avait refusé catégoriquement cette proposition, tout comme celle qui l’amènerait à vendre son logiciel à des prix élevés afin de protéger l’industrie locale.
Il s’était rattrapé par des déclarations officielles d’un goût douteux, telle celle relative à la politique de la Maison Blanche : “Il me paraît étrange de vouloir lier le libre-échange et les droits de l’homme. Cela revient à s’ingérer dans les affaires intérieures d’un pays“.
Une logique capitaliste poussée à l’extrême, sous-tendue par la promesse de contrats juteux. “Nous avons plus de partenariats en cours dans ce pays que dans aucun autre dans le monde” avait déclaré Gates, au cours d’une conférence de presse chinoise.
Le bilan global de ce voyage avait été infructueux, le visiteur américain ayant souvent offensé ses hôtes par son franc-parler.
Le Ministère Chinois de l’Industrie Electronique s’était finalement prononcé pour le développement d’un système d’exploitation national, plus conforme avec la culture dominante.
Loin d’abandonner la partie, Gates a insisté pour reprendre les négociations avec le gouvernement chinois. Lentement mais sûrement, Charles Stevens, vice-président des opérations en Extrême Orient est parvenu à persuader ses interlocuteurs qu’ils ne pouvaient absolument pas échapper à Windows.
L’argument massue ?
Le fait que les plus grands revenus en matière de logiciel viennent des applications.
“Nous leur avons expliqué que le marché des systèmes d’exploitation s’élevait à 3 milliards de dollars, alors qu’il était de 20 milliards pour les applications. Ils ont finalement convenu qu’ils ne pourraient entrer sur ce marché qu’en se conformant au standard de l’industrie” rapporte Charles Stevens.
Fin octobre, un accord sans précédent est signé, il donne à Microsoft une mainmise quasi-totale sur la totalité des PC chinois.
Windows 95, la future mouture de l’environnement logiciel, est appelé à devenir le système standard des PC en Chine.
Plus rien ne paraît désormais en mesure d’arrêter l’essor du label Microsoft…
Le 14 novembre 1994, cinq ans après son discours fondateur intitulé “L’information au bout des doigts”, Bill Gates est à nouveau invité à prononcer l’allocution majeure du Comdex de Las Vegas.
Une fois de plus, le guilleret président explique en long et en large comment les nouvelles technologies vont “améliorer la qualité de la vie au cours de la prochaine décennie“.
A l’entendre, tout va devenir plus facile : apprendre, travailler, faire ses emplettes, recevoir des conseils médicaux… “La super-autoroute électronique est l’opportunité la plus excitante depuis l’invention du m!icro-ordinateur” affirme Bill.
Pour mieux faire passer le message, il accompagne son exposé d’une vidéo dépeignant le monde tel qu’il le perçoit en l’an 2005.
Tous les gadgets auxquels rêve le micro-maniaque interviennent dans le scénario du feuilleton.
Pour payer sa tasse de café, une inspectrice du FBI extrait de sa poche un “Wallet PC” – une tablette constituée d’un écran de verre et de quelques boutons.
Dans son automobile, la policière dispose d’un écran vertical ultra plat qui permet de repérer sa position sur une carte de Seattle.
A l’intérieur d’un appartement futuriste, une mère saisit une télécommande pour sélectionner les programmes télévisuels de son choix, à partir d’une interface à icônes : ShowBiz, Sport, Météo, Talk-show…
Son fils consulte un service d’information de type Internet afin de récupérer les éléments nécessaires à un exposé sur l’art précolombien : images, films, cartes anciennes, etc.
Le fringant orateur qui n’a rien perdu de sa capacité à électriser les foules conclut sa présentation par un message qu’il veut plein d’espoir. “J’ai souvent déclaré combien j’étais enthousiaste vis-à-vis de cette ère de l’information. Mais les opportunités sont vraiment incroyables. Les compagnies qui réussiront seront celles qui seront suffisamment entreprenantes pour défricher de nouvelles frontières. L’industrie du PC a progressé de façon énorme, mais ce n’est rien par rapport à ce qui nous attend. Je suis plus excité par ces opportunités que je ne l’ai jamais été depuis les débuts du micro-ordinateur !“
Si le message de Gates paraît incroyablement optimiste, il ne fait qu’amplifier la crainte de voir Microsoft étendre son influence dans les moindres recoins de la société future.
Qui fabriquera le Wallet PC, ce portefeuille électronique que chacun devrait avoir dans sa poche en l’an 2.000 ?
Des compagnies d’électronique grand public ou d’informatique telles que Sony, Casio, Apple, Hewlett-Packard… Les géants du téléphone, AT&T, les fournisseurs de réseaux cellulaires, etc, mettront en place l’infrastructure de communication.
Que fera Microsoft ?
Elle se contentera de réaliser le système d’exploitation de l’appareil le plus usel de la civilisation numérique.
Le tout entrant dans le cadre d’une stratégie que le président de Microsoft affectionne depuis toujours ; se rendre incontournable.
S’il manquait un signe de l’insatiable appétit de pouvoir de Gates, la volonté affichée d’absorber d’Intuit l’a apporté définitivement.
Elle est pourtant suivi d’une autre grande manoeuvre.
Le 21 décembre, TCI, numéro un américain du câble, débourse 125 millions de dollars afin de prendre une participation de 20% dans Microsoft Network.
L’opération concrétise l’union sacrée de deux des plus grands acteurs des Autoroutes de l’Information. L’infrastructure nécessaire à un contrôle des transactions commerciales est en train de se mettre en place, de manière inexorable.
Mais tandis que la multinationale du logiciel tisse sa toile sur la surface planétaire, Gary Reback achève le “livre blanc” préparé à l’intention du juge Sporkin.
Véritable réquisitoire, le document rédigé par l’avocat de Wilson Sonsini Goodrich & Rosati ne néglige aucun détail, aucun témoignage, aucune piste susceptible de présenter Microsoft sous un jour sinistre.
L’introduction donne le ton de la charge, conduite dans “l’intérêt public”. “Ce rapport montrera que l’accord à l’amiable proposé par le Ministère de la Justice néglige de traiter les conséquences de la très forte base installée que Microsoft s’est appropriée grâce à des pratiques illégales. Le Ministère propose de fermer la porte de l’écurie alors que le cheval s’est déjà enfui“.
Sans ambages, Reback accuse Ann Bingaman d’avoir bâclé son travail, en négligeant de nombreuses pistes, telles la présence dans le code de Windows d’éléments secrets seuls connus des programmeurs Microsoft ou encore la pratique du “vaporware” (l’annonce prématurée de produits afin de bloquer la compétition).
Cette dernière accusation est majeure, c’est sur une telle base qu’IBM avait fait l’objet d’un procès en 1968, qui avait mené à un compromis assorti d’une amende de 100 millions de dollars.
Reback soutient qu’en dépit de ce qu’a prédit Janet Reno, Microsoft n’a en rien modifié ses pratiques.
La situation de quasi-monopole – 85% des micro-ordinateurs vendus – a permis à Microsoft d’augmenter librement le prix de son système d’exploitation.
Au début des années 80, le MS-DOS était vendu entre 2 et 5 dollars la copie.
En 1988, sa tarification se situait entre 25 et 28 dollars.
Or, le prix demandé pour Windows 95 atteindrait jusqu’à 70 dollars. “Six mois après la proposition d’accord à l’amiable, Microsoft a presque doublé le prix de vente de son système d’exploitation. De plus, au lieu de rendre le secteur plus concurrentiel, l’accord à l’amiable a amené Novell à retirer le DR-DOS du marché, convaincu que la bataille était définitivement perdue.”
Le désir d’établir un monopole serait patent chez l’éditeur de Seattle et Reback en veut pour preuve cette déclaration effectuée en 1991 par Mike Maples, un ancien cadre d’IBM devenu vice-président de Microsoft et qui n’a jamais brillé par sa finesse. “Si quelqu’un pense que nous n’en voulons pas à Lotus, WordPerfect ou Borland, qu’il se détrompe. Mon poste consiste à obtenir une part honnête du marché des applications. Dans mon idée, cela signifie 100% du marché.“
L’avocat s’applique ensuite à pilonner le mythe d’une prétendue Muraille de Chine entre les divisions Applications et Système.
“Du fait qu’elle contrôle l’architecture du système d’exploitation, Microsoft peut aisément rendre obsolete ou inopérant Lotus 1-2-3, en pratiquant simplement un changement mineur dans l’architecture.”
Il évoque alors le fait qu’en février 1991, la version 3.0 d’Excel gérait une fonction d’échange d’informations (baptisée OLE), alors que les éditeurs concurrents venaient tout juste de recevoir les spécifications leur permettant d’intégrer OLE dans leurs propres logiciels.
En conclusion de son réquisitoire d’une centaine de pages, Reback enjoint la Cour de rejeter le décret d’accord à l’amiable et appelle de ses voeux le démantèlement de Microsoft en plusieurs compagnies, tout comme cela est arrivé à AT&T au début des années 80.
A la fin de l’année 94, à un mois du jugement qui doit entériner l’accord défini avec le Ministère de la Justice, Bill Gates commente l’événement de manière sereine à un reporter du Financial Times.
“Lorsqu’une compagnie remporte un succès tel que le nôtre, elle peut raisonnablement s’attendre à ce que les organismes régulateurs la passent au crible afin de vérifier si elle agit de manière compétitive. Il n’y a pas beaucoup de sociétés qui aient été obligées de soumettre tous leurs messages électroniques et tout ce qu’ils ont fait à un examen aussi minutieux“, ajoute Gates.
Un discours qui revient à dire que si Microsoft est sortie indemne des investigations menées par deux agences gouvernementales, c’est qu’elle n’avait presque rien à se reprocher.
Mais lorsque le juge fédéral Stanley Sporkin reçoit le rapport de Gary Reback le 11 janvier, ce qu’il y découvre conforte ses propres présomptions.
En outre, deux autres groupes de pression lui ont soumis des dossiers accablant Microsoft : I.D.E. Corporation et la Computer & Communications Industry Association.
Le 20 janvier, Ann Bingaman, qui est appelée à venir soutenir la validité de l’accord à l’amiable, se retrouve face à un juge hors de lui, qui accuse les avocats de Microsoft de lui mentir et affirme que les équipes d’Ann Bingaman ont pêché par incompétence.
“Il ne faudrait pas me prendre pour un imbécile“, tempête l’homme de loi.
D’une voix tremblante, la représentante du gouvernement défend son dossier, arguant que le Ministère de la Justice a sué sang et eau avant de parvenir à un accord qui agrée à toutes les parties.
Sporkin exhibe les documents obtenus par l’intermédiaire de Gary Reback qui font apparaître la pratique du “vaporware” (annonces prématurées pour bloquer un produit concurrent) et demande si la Division Anti-Trust en avait connaissance.
Bingaman répond par l’affirmative mais refuse catégoriquement d’entrer dans le détail.
Au sortir de l’audience, il ressort de manière nette qu’Attila n’entend pas expédier l’affaire en douceur ainsi que l’aurait souhaité l’administration Clinton.
En dernière minute, Michael Spindler, président d’Apple, apporte de l’eau au moulin sous la forme d’une lettre de 36 pages adressée à Stanley Sporkin où il prétend que son entreprise a dû attendre un an avant d’obtenir les spécifications de Windows 95, celles-ci étant nécessaires pour la compatibilité de son propre système d’exploitation.
Le 14 février 1995, Stanley Sporkin déclare que la Cour rejette l’accord à l’amiable et détaille les raisons de cette décision dans un mémorandum au vitriol qui s’étend sur quarante-cinq pages.
“Si cette Cour signe le décret qui lui est présenté, le message sera que Microsoft est devenue si puissante que ni le marché, ni le gouvernement ne sont en mesure d’interférer avec ses pratiques monopolistiques“.
Sporkin renvoie le Ministère de la Justice à ses devoirs, afin qu’une enquête plus approfondie concernant des pratiques anti-concurrentielles telles que le “vaporware” soit menée.
Sporkin juge regrettable que la Division Anti-Trust n’ait pas dévoilé ce qu’elle avait découvert en la matière et cite deux exemples empruntés au rapport de Gary Reback montrant que la compagnie s’adonne volontairement à des annonces prématurées de produits.
Il s’ensuit un réquisitoire d’une martiale brutalité.
“Cette Cour ne peut ignorer ce qui saute aux yeux. Nous avons là une firme dominante de l’industrie du logiciel qui admet effectuer des pré-annonces pour geler le marché et faire échouer les plans marketing de concurrents disposant de produits prêts à être vendus. Microsoft admet qu’une telle pratique a pour seul but de causer un impact négatif sur le produit d’un concurrent. Le gouvernement a décrété qu’une telle pratique ne violait pas les lois anti-trust à moins que les pré-annonces ne soient intentionnellement fallacieuses. De toute évidence, le gouvernement a adopté un standard d’évaluation criminel, et choisi d’ignorer qu’il avait les pleins pouvoirs pour interdire des pratiques répréhensibles… Lorsque la Cour a donné à Microsoft l’opportunité de désavouer cette pratique par une promesse, elle s’y est refusée. La Cour ne peut signer un décret d’accord à l’amiable en sachant que l’accusé a la ferme intention de continuer à s’engager dans une pratique anti-concurrentielle, sans que le Gouvernement ne produise une explication complète de son absence de réaction“.
Le coup d’éclat du juge Sporkin est accueilli avec soulagement dans la communauté informatique et Gary Reback se fait l’écho du sentiment général.
“Les gens prétendaient qu’il était impossible d’agir contre Microsoft. La preuve est faite que cela n’est pas vrai. La question que doit désormais se poser le gouvernement est la suivante : comment voulons-nous que l’Autoroute de l’Information fonctionne ?“
Toutefois, dans un extraordinaire retournement de situation, Janet Reno vient à la rescousse de Microsoft en indiquant qu’elle fait appel de la sentence du juge Sporkin.
Le Ministre de la Justice récuse le juge fédéral, sur la base que : “Le rejet par Sporkin de l’accord pourrait nuire à la capacité du gouvernement de négocier de futurs arrangements avec d’autres compagnies“.
Le juge se fait peu d’illusions sur l’issue d’un tel appel.
“Le gouvernement américain renvoie une triste image. Il n’est ni capable ni réellement désireux de combattre avec efficacité ce qui apparaît comme une menace envers le bien-être économique de cette nation“, déclare Sporkin à Information Week du 27 février 1995.
Plus rien ne semble en mesure d’arrêter le missile Gates.
Le 22 mars, le monde apprend qu’il s’est associé avec DreamWorks, la société de production cinématographique née en octobre de l’union de trois enfants terribles du show-business.
Steven Spielberg, dont la fortune s’élève à 600 millions de dollars, a créé les plus grands succès du cinéma, Jurassic Park, E.T., Les Aventuriers de l’Arche Perdue.
David Geffen, créateur de Geffen Records, a découvert les Eagles, Nirvana, Gun’s & Roses et l’acteur Tom Cruise, il pèse un milliard de dollars.
La performance de Katzenberg a consisté à redynamiser Disney en produisant des hits tels que Le flic de Beverley Hills, Pretty Woman ou les dessins animés long métrage Aladdin et Le Roi Lion. Ses avoirs, sous forme d’actions Disney, dépassent les cent millions de dollars.
Ensemble, les trois franc-tireurs ont créé la première “major” à voir le jour depuis une cinquantaine d’années.
En dépit de leurs fortunes personnelles, Spielberg, Geffen et Katzenberg ont dû aller à la pêche aux dollars, la création d’un studio impliquant de réunir d’immenses fonds.
Le contact avec des acteurs de l’industrie informatique entre dans la logique de Dreamworks qui se veut le prototype de l’entreprise multimédia du XXIème siècle.
Si le studio produira en premier lieu des films – vingt quatre d’ici l’an 2000 – émissions de télévisions, disques, jouets et logiciels interactifs sont dans ses cartons.
Dès l’annonce de la formation de Dreamworks, Gates est entré en contact avec ses trois fondateurs.
La première rencontre a lieu en janvier.
“Nous hésitions à le rencontrer et à travailler avec lui à cause de sa réputation” rapporte Spielberg au magazine Time, “Les gens m’avaient dit de me méfier de ses mâchoires de requin. Mais dès qu’il est entré, ma perception a changé. J’ai vu un bon garçon qui plairait volontiers à ma mère.”
Au départ, Gates désarçonne ses interlocuteurs par sa vision informatique des choses.
Lorsque Katzenberg explique qu’il faut rassembler 400 animateurs pour réaliser un dessin animé tel que Le Roi Lion, Bill jette abruptement “Pourquoi ne pas réduire l’équipe à 40 pesonnes et faire le reste sur ordinateur ?”
A ces mots, Katzenberg tique : peut-on décemment faire entrer dans l’usine à spectacle un technicien dédaigneux de l’ingrédient essentiel d’Hollywood, la créativité ?
Mais il réalise peu à peu que l’invité de Seattle se plaît à tester la réaction de ses associés potentiels par ses questions et remarques à brûle-pourpoint.
Au final, Katzenberg se montre séduit par sa ténacité.
“Pour lui, non n’est pas une réponse. S’il ne peut entrer par la porte, il passera par la fenêtre, par la cave ou le grenier. Je n’ai rien contre une telle méthode. C’est également la nôtre et donc je la respecte.”
Steven Spielberg est également convaincu par l’ardeur évocatrice de Gates.
“Même s’il lui est arrivé de dire des choses qui me passaient au-dessus de la tête, son enthousiasme était communicatif“.
Le débonnaire réalisateur se déclare enchanté de l’entrée d’un tel coéquipier dans l’aventure multimédia.
“Il serait insensé de s’aventurer dans le secteur de l’interactivité sans Microsoft. C’est la meilleure compagnie du monde“, mais il reproche une chose à Gates : “Son monde est fermé à la magie alors que dans le nôtre, c’est un ingrédient essentiel“.
Microsoft s’engage à une prise de participation minoritaire dans Dreamworks, aux alentours de 5%, soit 100 millions de dollars.
Paul Allen a ouvert la voie en apportant cinq cent millions de dollars dans le capital du nouveau studio.
Une nouvelle société naît de la fusion, Dreamworks Interactive.
Dotée d’un capital de cent millions de dollars, elle se spécialisera dans la conception de logiciels multimédia et des jeux interactifs dont les personnages seront issus de films maison.
Les premiers titres sont prévus pour la fin 1996.
“Notre rôle à Steven et à moi consistera pour l’essentiel à aller discuter avec les équipes responsables des produits afin qu’elles nous présentent leurs projets“, explique Gates. Hollywood était le seul secteur dans lequel il ne s’était pas encore immiscé.
A présent, il est partout…
Est-ce pour redresser son image jugée trop indulgente et la publicité négative qui a rejailli sur son cabinet ? Toujours est-il que le 27 avril 1995, Ann Bingaman attaque Microsoft en justice, à propos du rachat d’Intuit.
La plainte est motivée par la crainte que le groupe appelé à naître d’une telle fusion contrôlerait la quasi totalité du marché des logiciels de gestion des finances personnelles.
Il serait alors en mesure de dicter sa politique de prix, freiner l’innovation et rendre exsangue la concurrence.
La plainte est alimentée par un mémo de treize pages agrémenté de plusieurs notes internes récupérées par le Ministère et qui révèleraient clairement les ambitions hégémoniques de Microsoft.
Une fois n’est pas coutume, la Justice se révèle empressée d’agir et le procès est prévu pour le 26 juin. Microsoft jette finalement l’éponge vers la fin mai en annonçant qu’elle abandonne son projet d’acquisition d’Intuit.
Le mastodonte serait donc capable de fléchir face une réelle opposition ?
La déconvenue est compensée par une amère victoire.
Le 16 juin 1995, le juge Laurence Silberman déclare que l’accord à l’amiable a été émis dans “l’intérêt public” et que le juge fédéral Sporkin a outrepassé son autorité en exigeant d’en savoir plus sur l’enquête, sur les discussions ayant abouti à un accord, sur les plans futurs d’investigation, et en exprimant son rejet.
Le juge Sporkin se voit retirer le dossier sur la base qu’il lui serait désormais difficile de faire abstraction de ses préjugés.
Dans une déclaration écrite, Laurence Silberman estime que Stanley Sporkin a “tourné en dérision le pouvoir judiciaire” et lui reproche d’avoir permis à des compagnies informatiques de mettre en doute l’accord à l’amiable, tout en agissant de manière anonyme.
Les trois juges qui étaient appelés à se prononcer se déclarent unanimes sur la nécessité de renvoyer l’affaire à une cour inférieure, avec ordre d’approuver l’accord à l’amiable.
William Neukom commente ce jugement d’une phrase jésuite : “Il est regrettable que certains de nos concurrents aient cherché à utiliser la voie gouvernementale plutôt que le marché pour se battre“.
Gates se contente d’une réflexion cynique : “Nous ne reverrons peut-être plus jamais Sporkin.”
La décision de la Cour d’appel laisse un arrière-goût de partialité aux commentateurs et éditorialistes.
Stanley Sporkin était peut-être allé trop loin, sous l’impulsion d’un dossier préparé de manière outrancière par Gary Reback.
Mais il avait agi en intégrité, et méritait pour le moins le respect de ses pairs.
Le vieux juge aura beau jeu de citer l’écrivain Philip K. Howard, auteur du livre La mort du sens commun : “La justice conçue pour rendre la vie des Américains plus sûre et plus juste est maintenant devenue une ennemie du peuple“.
Indépendemment des griefs imputables ou non à Microsoft, le gouvernement américain semble avoir choisi en la matière une porte de sortie pitoyable.
Et peut-être marqué la fin d’une époque où le logiciel était régi par la folle magie de la créativité pour entrer dans celle, plus mature et prosaïque, des manoeuvres politiciennes.