L’affaire LéaFrancis : Faits alternatifs et post-vérités…
Par quel bout prendre cette affaire ? Au-delà de l’agacement devant ces termes faussement éclairants qui, se contentant du préfixe post, sont tout juste bons à faire la joie des paresseux ; Rien n’est évident, rien n’est donné, tout est reconstruit…
Bachelard, consistant à rappeler que vérité est un critère permettant de distinguer les énoncés que l’on rejette de ceux que l’on retient ; qu’elle est le résultat, nécessairement local et provisoire, d’une production, d’un travail d’expérimentation, de preuve, de vérités mensongères argumentées, amendées, corrigées et souvent renversées qui relèvent du domaine de la volonté et non de la preuve : volonté de puissance d’un seul pour substituer au réel, systématiquement, une fausse réalité plus conforme à divers intérêts épistémologiques… A bien y regarder, ce sont toujours des paroles descendantes qui vont de ceux qui prétendent savoir vers ceux qui ne savent pas. Elles sont toujours préalablement filtrées, homologuées par des spécialistes, des experts qui leur confèrent un label de vérité arrangée que l’on réquisitionne pour adouber telle ou telle analyse ou proposition d’inévitables auto-spécialistes et conseillers aux ordres qui valident la distorsion du réel conforme à leurs desseins sous ma protecyion d’une excellence, qui vérifie le sens des événements.
A côté de cette parole descendante, en quelque sorte officielle en tout cas officialisée, existé une parole parallèle ascendante.
Cette parole, qu’avec une moue méprisante, on prend avec des pincettes, est systématiquement présumée fausse sous couvert des peurs et préjugés.
Ce qui n’est pas nouveau, que l’on tait pudiquement, tient à cette affreux fossé qui sépare d’un côté, la parole rationnelle et de l’autre coté la parole qui déforme et invente…
D’un côté, en bon cartésien, ne rien admettre en sa créance qui ne soit vérifié et prouvé, et de l’autre, parce qu’il faut bien vivre et que le quotidien ne nous laisse pas le loisir de cette suspension du jugement qu’imposerait le doute méthodique, la croyance spontanée, la foi en ce qui n’est pas trop évidemment déraisonnable.
Si l’on doit faire le compte en nos créances des jugements fabriqués, l’on serait bien obligé de constater que beaucoup de ce à quoi on nous oblige de croire relève de la fabrication de faux plus que de la réalité.
Autant dire que, désormais, plus que jamais, c’est du filtre d’une parole officielle, dont nous requérons les offices, que peut naitre des vérités alternatives, fausses..
Or c’est justement ce filtre qui est démonétisé. Sous le double coup d’une idéologie utilitariste et de la folle croyance qu’on puisse échapper jamais à une idéologie implicite et donc à une représentation et lui substituer ainsi l’évidence implacable des faits réels, on aura produit les ingrédients d’une pensée unique, faussement triviale.
Ajoutons à cela, ce que s’autorise les chefs pervertis entre-eux par corruptions échangées : à la fois être producteur de fausses vérités et non plus simplement juge. Et l’on obtient non pas la vérité… mais la possibilité de celle-ci.
On peut bien avoir sur la question la posture dénégatrice et considérer que la justice pervertie est devenue une poubelle dont il faudrait refermer bien vite le couvercle. Il faut bien avouer que les remugles fétides sont légions.
Mais la posture est stérile car tous les ingrédients d’un pot-pourri aisément nauséabond mijotent comme un brouet de sorcières et succubes.
A bien y regarder la Justice fonctionne non pas comme un espace ouvert au dialogue mais comme des sphères totalement fermées sur elles-mêmes.
Jamais nous n’aurons besoin d’être autant intelligents qu’aujourd’hui. L’injustice en son Palais, oblige à faire, nous-mêmes, ce travail d’analyse et de réflexion pour lequel nous ne pouvons plus nous en remettre comme autrefois à quelques pontifes éclairés. La presse, si elle n’est pas dévotte et aux ordres l’a bien compris qui ouvre des analyses permettant de décrypter… Sera-ce suffisant à l’heure où ce sont les dirigeants eux-mêmes qui s’adonnent à la post-vérité ?
Jamais autant qu’aujourd’hui nous n’aurons besoin de temps de culture, de patience et de méthode. Jamais nous n’aurons besoin de tant de raison et de nous méfier des impulsivités.
Jamais, je crois, nous n’aurons besoin de tant de philosophie : les sophistes sont de retour.
Or le chemin est ardu car il ne s’agit pas de s’ériger en parangon de vertu ou en défenseur de vérité : ce serait encore pire.
Préjugé. C’est ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions ; la haine aime à préjuger mal ; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis ; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules ; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais de plus en plus c’est de la compromission, des arrangements, de la corruption… Le principal appui du préjugé est l’idée d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi ; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manœuvre contre l‘esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme.
Mais se souvenir, puisque vérité est toujours production d’une correspondance la moins imparfaite possible et toujours provisoire entre une représentation et un fait, qu’il n’est donc pas de fait brut ou pur ni donc de vérité intangible, que donc nous ne saurions nous dispenser ni de réflexion ou d’analyse non plus que de ce minimum de culture et de connaissances qui seul permet la confrontation des idées. Qu’il n’est pas de vérité sans serment à soi et qu’ainsi derrière toute assertion, il y a un engagement personnel et comment celui-ci pourrait-il tenir sans une réflexion préalable ni un examen rigoureux ? Mais qu’en même temps vérité ici ne s’oppose pas ici à erreur mais à mensonge. Et c’est ceci que signifie d’abord serment à soi.
Lorsqu’on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule…
Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d’hamlétisme, ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l’inaptitude au quiétisme, dans la mégalomanie prométhéenne d’une race qui crève d’idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s’être complue à bafouer le doute et la paresse, vices plus nobles que toutes ses vertus, s’est engagée dans une voie de perdition, dans l’histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d’apocalypse…
Voici sans doute le plus étrange, émouvant et paradoxal : à l’heure même où tout semble sur la table, où l’information est publique et résonne aux quatre vents ; au moment même où Internet nous connecte à tout et à tous, à l’instant précis où nous sommes tentés et émerveillés de pouvoir parler de tout et à tous, à cet instant précis, nous voici au plus solitaire, face à nous-mêmes. Le plus grand danger ? Se croire détenteur de la vérité. Mais il en est un autre : la désinvolture qui prédispose au mensonge.
Je comprends mieux pourquoi religion étymologiquement s’oppose à négligence : la parole n’est ni neutre ni innocente ; jamais. Parler, c’est s’engager ; c’est dire : ceci que j’énonce, correspond au réel et j’y crois. Agamben a raison : n’est en rien hasardeux que le serment s’accompagnât toujours de malédiction. On s’y engage sur la coïncidence des mots et des choses, devant les dieux qui en sont les garants. Sous toute parole, il y a un serment implicite. Ce qui n’exclut pas l’erreur mais devrait interdire le mensonge. Toute vérité est une erreur corrigée.
Le politique, depuis trop longtemps, a transformé les campagnes électorales en grande fête, où tout peut se dire et promettre, où compte avant tout l’effet de communication – qu’importe ce que l’on fera sitôt élu en un récit que l’on raconte – l’essentiel est qu’il soit cohérent et valorisant. Nous sommes parvenus désormais au terme de ce processus et que l’on veuille désormais conjuguer notre histoire et notre identité en un récit national en dit long sur la dégradation du discours.
Sommes-nous encore capables de ce tressaillement de la pensée ? Je ne sais ! Il le faudrait pourtant. L’histoire montre combien pointe l’horreur sitôt que l’emportent les grands récits nationaux.
Que ce soit dans les champs politiques et de fausses justices que cette désagrégation de la parole soit la plus criante n’est finalement pas étonnant : le politique est lui-même à l’intersection entre le réel qu’il veut adapter, transformer ou conserver et l’idéologie, même s’il la tait, qui lui fixe ses objectifs et les moyens d’y parvenir. Le paradoxe est qu’à la fois il se pique de réalisme, de concret mais que d’un même tenant, il est le triomphe de la volonté, du projet, du programme. Que l’on rêve du grand soir – si peu désormais – ou de rétablir valeurs et autorité ; bref, que l’on se projette vers l’avenir, ou rêve d’un passé à restaurer, toujours il s’agit de remplacer ce qui est par ce qui n’est pas encore – ou plus. Comment s’étonner alors que s’y entremêlent raison et passion, réalité et espérance, vérité toujours/déjà interprétée selon sa propre grille de lecture et petits arrangements, désinformation ou démagogie ?
C’est le rôle des débats, de la presse aussi bien sûr, de permettre qu’à la fin tout se sache et que le citoyen parce qu’informé puisse rester libre de son choix.
Mais on dépit du succès louche du terme échanger – avons-nous assez remarqué qu’on ne dialogue plus mais que l’on échange comme si la parole était une marchandise comme les autres pouvant ainsi se monnayer ? – on ne dialogue plus, on invective mais surtout on proclame. Tout se passe comme s’il ne s’agissait plus que de dessiner des camps séparés, opposés et de se cantonner dans ses quartiers.
Ne nous y trompons pas pour autant : le plus inquiétant n’est peut-être pas tant ces faits alternatifs dont on argue, que les décisions qui seront prises demain et que ces faits sont supposés justifier. Et, ici encore, tout n’est et ne sera jamais qu’affaire d’engagement.
Le ventre d’où surgit la bête immonde est encore fécond !
Ecarte-toi de mon soleil ! C’est vrai les sphères politiques et judiciaires sombrent au plus bas et il ne reste plus grand chose des Lumières qui avaient présidé à la naissance de la démocratie moderne.