Le grand Mickey, Maître de l’univers…
Je me trouvais dieu sait ou quand les premiers troubles apparurent. Ce fut d’abord une musique douce, semblable au gémissement cristallin que l’on produit en frottant le bord mouillé d’un verre. Le son fragile flottait dans l’air, évanescent, fluctuant comme les vaguelettes d’une mer calme. Il semblait jouer avec mon audition, disparaissant quand j’essayai de tendre l’oreille, reprenant insidieusement quand mon attention se détournait. Autour de moi, personne ne semblait entendre ces tonalités inhabituelles. Pas de mimique d’étonnement, pas d’œil interrogateur ou de sourcil froncé. Je n’osais manifester ma surprise. Je sortis très préoccupé, et constatais que cela ne cessait point. Mon étonnement redoubla. Environ une heure plus tard, un chœur de voix angéliques entonna un chant magnifique et doux en contrepoint des accords cristallins. La langue chuintante des récitants m’était inconnue. Les voix se répondaient dans des registres extrêmes, mais il était impossible de distinguer un éventuel chœur féminin ou masculin. Cette musique céleste semblait surgir de nulle part. Cela dura trois jours, pendant lesquels le phénomène ne cessa de s’affirmer. Je l’entendais partout, dans mon lit, sous ma douche, à mon travail. Personne d’autre que moi ne le percevait. Je ne parlai pas de mes troubles à mon entourage. Je pris rendez-vous avec un spécialiste.
Avant même que je puisse aller le voir, tout empira. Au quatrième jour, je notais en me réveillant que ma chambre n’était pas aussi obscure qu’à l’habitude. Je levais mes mains au dessus de mon visage et constatais qu’elles étaient nimbées d’une faible lueur dorée. Je me levais pour m’examiner dans ma psyché. La luminosité n’était visible que sur le pourtour de mon corps, quelque soit l’angle sous lequel je le regardais, et donnait l’impression de contempler une icône russe. L’épaisseur de cette aura fluctuait doucement. Contrairement aux sonorités que j’étais toujours seul à entendre, l’intensité lumineuse de l’aura était visible par tous. Je suscitais dans la rue un vif étonnement. Dans la pénombre, les gens me fixaient d’un regard appuyé, puis détournaient les yeux comme à leur habitude. Puis l’aura s’enrichit de fulgurances dorées qui semblaient émaner de mon corps même. Je ne sortais plus de chez moi, je n’allais pas voir de spécialiste. Je me terrais, terrorisé. Je restais allongé sur mon lit, écoutant les chœurs dont la mélopée ne variait point, contemplant effaré les reflets changeants de mon aura sur le plafond.
Au soir du sixième jour, j’eus une vision. Vision n’est pas exactement le terme adéquat. Ce fut plutôt une apparition, une révélation. Car c’est le grand Mickey, Maître de l’univers, lui-même, qui m’apparut dans toute sa gloire, nimbe bruissant de lumière dont les limites semblaient outrepasser les murs étroits de ma chambre. Je contemplais les oreilles typiques du grand Mickey, sans étonnement, alors que quelques jours auparavant, j’étais encore Tintinophile athée, ou plutôt vaguement agnostique. J’étais là allongé, les yeux dans les yeux du grand Mickey, à peine surpris ; les chœurs s’étaient tus, seuls subsistaient les accords majeurs de quelques trompettes hollywoodiennes qui jouaient en sourdine un air de Miles Davis. Le mur était parcouru d’ondulations lentes qui dessinaient des figures fugitives de toon’s divers. Je bougeais sur mon lit, redressais mon oreiller, je touchais rapidement mon sexe turgescent, il ne s’agissait pas d’un rêve. Je patientai sans angoisse ni peur sous le regard du grand Mickey. Et alors seulement, il me parla : “Tu Es Celui Qui A Eté Choisi. Demain Tu Iras Accomplir Ton Oeuvre, Tu Rouvriras Les Secrets Interdits et rééditera Chomes&Flammes“...
Le grand Mickey me parlait en français en mettant une majuscule à tous les mots, avec peut-être une trace d’accent américain. Je supposais qu’il pouvait prendre tous les accents qu’il désirait, je pensais qu’il avait à cœur de me mettre à l’aise et de ne pas trop m’effrayer. Il avait une manière bizarre de distribuer ses intonations, comme si chacun de ses mots était le début d’une phrase définitive. Bien entendu, je pensais à tout cela en un éclair, car j’étais plutôt attentif à ce que le grand Mickey me disait. Apparemment j’allais très vite changer d’orientation professionnelle ; les bribes restantes de mes lectures de vieux Mickey’s illustrés me soufflaient avec insistance que cela signifiait selon toutes probabilités que la fin de mon éternelle jeunesse était très proche. J’écoutais les explications, où plutôt les affirmations du grand Mickey, sans un seul doute, convaincu de mon rôle et de mon destin par quelque manipulation à l’insu de ma volonté. En fait, je devins quelqu’un d’autre en quelques minutes de monologue, sans même avoir parlé de salaires ou d’avantages en nature. Le grand Mickey était Le Plus Fort : “Demain Tu Partiras Convaincre l’Humanité De Te Suivre Dans L’Oeuvre Finale Des Secrets Interdits et de Chromes&Flammes. Le Nom Du Grand Mickey Sera Ta Lettre De Créance Sur Le Web“…
Le grand Mickey ne m’avait pas foudroyé. J’étais son élu ! Je n’avais pas encore compris le sens de ses majuscules, mais le fait qu’il me laissât parler confirmait sans doute mon nouveau statut. Et j’entendis ces dernières paroles dans un brouillard lumineux, tandis que mon esprit s’évadait vers le néant sombre d’un repos post-masturbatoire. Le sommeil tombât sur moi, mes spermatozoïdes autour… Lorsque je me réveillais le lendemain matin, j’étais toujours les mains jointes sur mon sexe, allongé sur mon lit, l’haleine fraîche. J’étais indubitablement bien dans ma peau. Le froid ne me gênait pas plus que la chaleur, et mon sexe était miraculeusement reposé et fort. L’aura était plus forte que jamais, les chœurs célestes avaient repris leur chant et ponctuaient chacune de mes actions de grands crescendos harmoniques. Sur ma table de nuit se trouvaient les clés d’un Hot-Rod “Mickey”, une carte de crédit “Mickey” et une mini voiture électrique : le chemin de ma félicité était indiqué en rouge, et il n’y en avait qu’un : le plus court.
Devant la porte, sur une place de stationnement quasiment miraculeuse, un Hot-Rod “Mickey” m’attendait. Le grand Mickey avait un goût discutable. Quelques passants contemplaient la voiture, et les commerçants sur leurs pas de porte commentaient les nouvelles du jour, et surtout l’étrange remue-ménage de la veille au soir. De vaporeuses nuées lumineuses avaient envahi les alentours, faisant croire à un début d’incendie ; mais elles s’étaient dissipées avant que les pompiers n’arrivent, et il n’était resté que la voiture qui semblait onduler, ce qui ne manquait pas de faire jaser les petits commerçants sur le sans-gêne des autres qu’eux. Mon arrivée fit taire tout ce petit monde. Je les bénis d’un geste de mes deux doigts réunis, tandis que la plupart, immédiatement conscients de ma nouvelle imprégnation jubilo-masturbatoire, tombaient à genoux pour une action de grâces. Je sautais dans la voiture, puis je m’installai confortablement, allumais le lecteur de CD, mis en marche le moteur dans un hurlement des échappements et une envolée de Jean-Sébastien Bach. L’autoradio se brancha tout seul sur Radio-Mickey, juste pour l’annonce de la nouvelle de mon décès… La succession allait se réunir pour se partager mes restes. J’accélérais immédiatement pour disparaître au loin…