Le grand roman de ma vie…
ACTE 3
J’avais tout planifié, tout prévu. L’interminable attente, les promesses du printemps, la déception, l’errance, le danger, l’imprévu de l’amour… et la claque fatale de Madame Camarde. Moteur. Action.
Ma vie ressemble à un festin virtuel d’ivresses. Un désir, voilà ce que je suis et rien de plus. Toujours envie de tout, de n’importe quoi, de rien. Partir. Rester. Jouir. Boire jusqu’à plus soif. Et pleurer. Les soirs de fin de semaine, tous les ivrognes, tous les célibataires et toutes les femmes perdues se retrouvent en des endroits secrets, pour se mettre à l’envers le plus souvent, une fois périmé l’espoir de ne pas finir la nuit seul. Pourquoi donc vont-ils et elles s’enterrer dans ces “endroits” sordides ? Sans doute, pour ne pas rentrer seul. Le pire, c’est que le plus souvent, ça marche. Il y a une technique. D’abord, il faut afficher une décontraction sans failles. Juste un petit verre au bar, long drink de préférence. Un bacardi coca, par exemple, qui soûle et nourrit à la fois… (il faut insister pour que le barman, souvent un guignol replet qui passe son temps à jongler avec les bouteilles, y mette un bon coup de citron vert, pour la santé et pour acidifier l’haleine).
Il y a une dizaine d’année, j’avoue que j’allais de temps en temps me perdre dans ces lieux de débauche, je me souviens que je sirotais çà et là d’étranges breuvages alcooooooolisés, j’ai donc le vague souvenir de deux belles à deux (sic !) tabourets de moi. L’une sublime, l’autre à peine jolie, mais un regard de panthère. J’ai renoncé à la première, direct. Et j’ai joué mon rôle à fond. D’abord accrocher le regard. Pour ça, échanger deux mots avec le barman. Le faire rire, si possible. Par ricochet, un regard en direction des deux femmes. Les yeux se sont rencontrés. Repéré, la partie est alors presque gagnée.
Si ça vous arrive, il faut qu’elles se disent : “Ce mec seul a l’air un peu triste, il est sans doute venu ici pour boire un chagrin d’amour et peut-être se trouver une petite avec qui passer la nuit, il a plein d’énergie à revendre, il est encore amoureux ça se voit et au moins il ne va pas me prendre la tête après pour me revoir. Il a de beaux yeux, il n’a pas l’air trop mal foutu, et si ça se trouve il a une grosse bite“… Voilà ce qu’elles se disent, en sirotant leur long island. Du moins… je pense. Ensuite, c’est simple : un petit coup d’œil sur le côté, plus insistant cette fois. Une réplique simple, rapide, et efficace. Après tout vous êtes dans un bar de nuit, là pour faire des rencontres… et pourquoi pas goûter, du bout des lèvres, au doux miel de la tendresse humaine. Un “Ca va ?” suivi d’un “On boit un verre ensemble ?“… Puis translation, discussion. Sur ce coup-là c’est elle qui vous offrira un verre. Autant dire que c’est plié. Vous pourrez prendre votre temps (et le sien). Siroter.
Parler politique, drama, littérature fin de siècle. Elle assénera et vous lancera, charmante : “Tu vois, je suis une fille intelligente, mais je sais aussi être frivole. Alors est-ce que tu veux coucher avec moi ?“… Ca coûte pas si cher de se sentir vivre et mourir entre les cuisses d’une inconnue. Ca fait toutefois 10 ans que je n’y retourne plus souvent que je crois, à l’endroit, quand l’envie devient pressante (admirez la phrase volontairement mâle ficelée). Avec une belle surprise à la clé.
L’autre jour je me trouve en compagnie de mon pote Patrick Henderickx féru d’Emile Ajar et de son ami teuton, juste pour les souvenirs… et puis le naufrage habituel : “Je mange de la vache enragée, du cochon de lait, tellement j’ai envie de vivre” qu’il m’a dit… Merde, vivre, comme dans la chanson de Love “Que vida !”
Et il a continué : “Je trouve mon bonheur et même au-delà, un affamé comme moi, jusqu’à l’aube et même jusqu’au zénith, interminable, interminable, interminable va et vient des corps“… Le lendemain, ou le surlendemain je ne sais plus, je décide d’aller boire un café, un troquet pour RMIstes et artistes ratés. Ce matin-là dimanche, la porte est fermée, les clients passent par la fenêtre en pouffant de rire, comme des cambrioleurs de soif. Après mon café je m’assois sur le rebord de la fenêtre. Une douce langueur traverse mon corps. Le soleil tape mon front, c’est dimanche matin… et le bitume a des odeurs d’été. La voilà.
Ça y est. Elle a tourné à l’angle de rue et se dirige vers le café. Petite. Brune. Comme échappée d’un paradis. Je crie “LO“…, elle passe, je la regarde passer…
Il fait chaud c’est un fait. De ce côté-ci des latitudes, on crève généralement de froid, ne faut pas se plaindre. La ville transpire par tous les pores de sa peau de goudron. Bouches de métro, égouts, caniveaux, trottoirs lézardés où s’affairent des ouvriers… Ca fume, ça suinte, ça exsude. On s’en remet pas, du réchauffement climatique. Moi ça me convient assez, finalement. Qu’on crève tous asphyxiés, après tout pourquoi pas? Dans son “Précis de décomposition“, le bon Cioran se plaisait à imaginer une Terre débarrassée, une bonne fois pour toute, des êtres humains. Qu’on lui règle son compte, à cette humanité encombrante.On a découvert à des milliers d’années-lumière de nos bouches égouts l’existence d’une autre planète, en tous points semblables à la Terre, au niveau climatique, atmosphérique, etc. Où les humains pourront s’installer quand il commencera à pleuvoir du soufre ici-bas. J’espère qu’ils vont me garder une place.
Et si Dieu était un personnage de fiction ? Et si le paradis était une planète lointaine ? Voilà que me remets à croire. Cioran doit se retourner dans sa tombe. Fringale, fatalité du fast food. Difficile de se nourrir dans les grandes villes. Il faudrait écrire un livre là-dessus. Huysmans l’a très bien fait dans A Vau-l’eau, qui raconte les tribulations d’un commis aux écritures incapable de bien manger. Ça se passe au XIXème siècle, 130 ans plus tard rien n’a changé. Manger c’est une chose, bien manger en est une autre. Mais je m’égare. Me voilà dans un fast-food à une heure avancée, je m’attends déjà à faire la queue parmi les citadins branchés, les toxicos du cru et la marmaille affamée. J’appréhende les néons aveuglants, l’odeur de steak carbonisé, les Holo burgers qui vous foncent dessus et le beat binaire du R n’ B. Nenni. D’abord, le restaurant américain est vide, quasiment vide. Il n’y a que des noirs à l’intérieur. L’agent de sécurité est noir (comme tous les agents de sécurité, chacun sait que les noirs ne sont bons qu’à ça, de même que la cuisson des marrons ne concerne que les Pakistanais et les épiceries de nuit ne sont tenues que par des Arabes…). Les quelques clients attablés devant leurs patatoes ou leur sundae chocolat sont noirs. Le staff est noir. Et c’est Rokia Traoré qui résonne dans les enceintes. C’est une description, mais il en est qui vont juger cela raciste !
Il règne ici un calme étrange, comparé au vacarme de la place. L’équipier s’occupe de moi avec une gentillesse qui n’a rien à voir avec l’obséquiosité nerveuse et intéressée de la plupart des robots Mac Do, ce n’est pas de leur faute, un manager schizoïde les surveille de près et compte les sous derrière eux, parfois même il les chronomètres pour évaluer leur efficacité… ce n’est pas de leur faute non plus, aux managers, ils travaillent dur pour 1200 euros nets, avec une prime au lance pierre tous les six mois, ils ont des comptes à rendre tout le temps, sur l’hygiène, les salariés, le chiffre d’affaires, la qualité de la viande et les pertes de la journée… Finalement c’est de la faute à personne, ou alors à nous tous. Mais on dirait qu’ici, il n’y a pas de manager nerveux. Juste un type un peu plus âgé qui n’arrête pas de chambrer ses collègues en bambara, ou en Ouoloff que sais-je… et qui retourne dans son bureau pour lire le journal des courses hippiques. Jassana, c’est ce qui est écrit sur son badge agrafé de traviole, me sert avec un grand sourire et me demande si je préfère la sauce au curry ou barbecue, taille une bavette avec moi sans vagues, me souhaite une bonne soirée et s’empresse de servir la Japonaise égarée qui vient d’entrer. L’agent de sécurité mange un cheese avec un client. Ils ont l’air de tous se connaître et de tous s’apprécier. Des éboueurs fatigués sirotent un Sprite. D’autres types ont l’air d’avoir débarqué dans la nuit, pieds nus, cheveux poussiéreux, muscles hypertendus et yeux vitreux. Le big mac leur fera du bien.
Sur que la came périmée d’une minute, ici, ne finit pas à la poubelle. Je connais des étudiants fauchés qui se nourrissaient des pertes du Quick, une fois par semaine, le Giant était encore mou il suffisait de le passer au micro ondes 2 minutes pour avoir la sensation de s’envoyer un vrai Giant à 5,85€, en faisant abstraction de la salade gluante baignant dans la sauce cocktail. Je m’installe à une table et je savoure mon Mac Deluxe. Dérouté de me sentir en Afrique entre les quatre murs d’un Camod. Vomissez si vous voulez… Je vais dormir ! J’en ai marre, Je stoppe, il n’y aura pas de fin !