Le grand roman de ma vie…
ACTE 4
“Ah l’amour, qu’est ce qu’on en fait de l’amour quand c’est tout ce qu’il nous reste?” Ainsi s’exprimait un schizophrène assis de l’autre côté du bar. Il donnait l’impression de parler tout seul, mais si j’avais été dans son corps j’aurais pu vérifier avec certitude qu’il parlait avec quelqu’un d’autre. J’ai commandé au barman un verre de Dr Hyde (contrefaçon du Dr Pepper, inventée pendant la deuxième guerre mondiale par un pilote de la Royal Air Force, un breuvage spécialement recommandé au décollage). Au moment où le barman servit le verre, avec son sempiternel sourire commercial, j’eus une sensation de déjà vu extrêmement persistante. J’essayai par la pensée de percer ce mystère mais chacune de mes réflexions était comme absorbée par la sensation et, en quelque sorte, prévue. Une phrase de Kierkegaard sans intérêt se mit à glisser sur le flot de mes idées : “Les jours passent, et je n’en suis pas plus avancé“… Le Dr Hyde était bien frais et il picota le fond de ma gorge. Je réglai l’addition et sortis. La rue était déserte. Au travers d’une vitrine, éblouie par le halo d’un réverbère, j’aperçus mon reflet. C’était une boutique de prêt à porter féminin. Ma silhouette s’incrustait parfaitement entre les lignes du mannequin, de sorte qu’à travers mon reflet je me sentais autre…
Se réveiller à 6 heures du matin, la tête et le corps tout entier alourdis par onze nuits de stupre et l’amnésie. Sentir le long des murs un grondement. La gorge sèche, les yeux collés, partagé entre l’impossibilité de se rendormir et l’absence totale d’envie de se réveiller. Appeler et se faire raccrocher au nez. Essayer d’écrire, sur un bout de papier, les premières pensées du matin. Se sentir à peu près aussi utile qu’un mégot écrasé dans un cendrier. Allumer la télévision et se faire rire au nez par William Leymergie, apprendre que l’esclavage existe encore et que la guerre est loin d’être finie. Penser à tout ce qui reste à faire pour que la vie soit enfin satisfaite. S’engager dans une longue série de pensées pessimistes sur la fatalité de l’époque et l’inexorabilité du temps qui passe. Se répéter le mot échec jusqu’à ce qu’il ne veuille plus rien dire. Ouvrir les rideaux pour ne pas voir le soleil. Laisser le gris du ciel envahir ses pensées. Se dire que Baudelaire lui aussi a connu a galère. Ouvrir un livre et ne pas se sentir concerné. Considérer que les travailleurs aliénés sont des sacrés veinards. Songer que les premiers cafés du quartier ouvrent leurs portes. Se représenter les tristes figures des aficionados de bar, claquant leurs prestations sociales au zinc d’un vieux rade tenu par des Chinois. Fantasmer sur le Chinoise qui s’occupe du tabac et se masturber sans entrain. Essayer de rappeler et se faire raccrocher au nez. Se dire sans rire que l’amour est un chien de l’enfer.
Se remémorer le rêve idyllique surgi en plein sommeil paradoxal. Disserter en silence sur le principe de réalité. Tourner comme une chenille en mutation dans des draps bientôt sales. Penser à la lessive, au loyer et aux factures. Se dire que Kafka lui aussi a connu des réveils difficiles. Ecouter un peu de musique.
Se voir comme l’enfant qui vient de naître. Se dire que mourir est trop facile. Repenser à ses idéaux de jeunesse, engloutis comme des ruines de l’Antiquité.
Imaginer qu’on aurait pu naître au Rwanda, ou en Haïti. Se chanter une berceuse. Rire de sa propre connerie. Dessiner la femme idéale. L’homme de demain. Penser à son avenir. Eteindre la télévision. Rappeler et se rappeler tous les mauvais moments passés. Se laisser tournoyer dans le tourbillon de la mélancolie.
Faire des exercices de relaxation. Se connecter au flux cosmique malgré les grondements, de plus en plus fréquents à cette heure de la journée. Ne plus se mentir. Reconnaître l’erreur d’avoir cru, une fois de plus, que l’amour existait. Penser à de bonnes résolutions. Les trouver mauvaises. Fermer les yeux. Considérer que la vie est sublime.
Se réveiller tout habillé, chaussures au pied, la joue baignant dans le soleil de 16 heures… et le cerveau encore tout intoxiqué. Se remémorer l’odyssée de la veille, en spirale, les premières heures du jour, rose au loin comme une sucrerie féerique. L’atmosphère glauque et poisseuse des bars où les insomniaques finissent leur nuit, malgré le jour poignant. Le flirt improbable des Anglaises lourdes avec les videurs africains, les préservatifs usagés, mourant dans l’urinoir du sous-sol, les mélopées affolantes de Black Sabbath, les petits verres d’alcool qu’on siffle dionysiaques… Se lever, chanceler, boire un verre d’eau et battre la mesure des gargouillements de l’estomac. Sentir la faim primitive monter dans son cerveau. Enfiler une veste et choisir un chapeau. Sortir, dans le tumulte de l’avenue, à la recherche du manger. Opter pour le plus proche et le plus rapide, un fast-food d’angle avec vue sur la bouche d’égout. Chipoter le burger dégoulinant et apercevoir, de l’autre côté de la vitre, une jeune femme qui attend, cigarette aux lèvres. Des cheveux noirs légèrement décoiffés, la peau mate, un jean serré qui laisse voir l’arrondi vertueux de ses fesses, un T shirt bleu ciel, deux collines rebelles en dessous. La beauté. Son visage mi femme, mi enfant qui scrute, et la cigarette bleue…
Ne pas se précipiter. Laisser l’amour lentement remonter parmi les membres. Introduire une once de superstition dans l’instant, se dire que le temps de se lever, elle aura certainement disparu, mais que si elle est encore là, c’est un signe et qu’il faudra, alors, prendre son courage à deux mains et oser lui parler, tant il est vrai que de telles occasions sont rares et qu’il ne saurait être question de les manquer. Se rêver soudain héros d’un conte de Bukowski. Croiser son reflet dans la vitre d’un kiosque et se trouver beau comme un gitan de malheur, prêt pour la grande aventure. Prendre une grande bouffée et oser. Commencer par un bon mot. Parler vite et bien, jouer l’autodérision et le compliment involontaire. Recueillir un maximum d’informations en un minimum de temps, son prénom, les raisons de sa présence ici, son origine et sa destination. Transite en Europe via l’Australie. Repart demain. Sans doute pour l’éternité, sauf imprévu.
Recevoir une invitation dans un bar et l’accepter. Bien noter l’horaire et le lieu. Se quitter sur un sourire et un regard ; prometteurs. Se voir subitement comme un imprévu délicieux. Rentrer chez soi, souriant comme un enfant dupé, se déshabiller, se doucher, repasser sa plus belle chemise, se parfumer, se passer de la crème hydratante sur le visage, enfiler cette chemise et se dire qu’un petit verre avant le rendez-vous galant sera le bienvenu. Téléphoner à un ami gallois féru de houblon. Se tenir prêt pour le challenge. Lui demander des conseils. Se dire qu’un petit quart d’heure de retard est toujours le bienvenu pour un premier rendez-vous. Commander un autre verre. Le fameux dernier pour la route. La prendre vagabond prêt pour la grande aventure. Entrer.
Se dire : drôle d’endroit pour une rencontre. Comparer l’endroit au Brazil de Gilliam, phosphorescences, flux d’images, lumières tamisées, barmen body buildés. Trouver l’endroit effrayant. La chercher des yeux et se dire qu’elle a elle aussi, opté pour un petit retard à l’occasion du premier rendez-vous.
Constater que le bar est sur plusieurs niveaux. Commander un coca au comptoir pour temporiser, bien en évidence sous un néon fushia. Le boire à toute vitesse pour atténuer l’angoisse d’avoir été oublié. Faire un tour dans le bar, chercher son image mentale dans sa mémoire et ne plus être sûr de sa véritable apparence. Se dire qu’on s’est trompé de bar ou qu’on n’a pas bien entendu l’heure exacte du rendez-vous.
Continuer à la chercher de table en table. Accoster une inconnue et lui demander en désespoir de cause si à tout hasard elle ne serait pas une autre. Éveiller les soupçons de l’agent de sécurité. Retourner au bar et commander un autre coca. Le boire à toute vitesse. Sortir du bar, un dernier coup d’œil par-dessus l’épaule. Rendez-vous manqué avec la femme idéale…
Pour moi c’est bien simple l’histoire carbure à l’amour, j’entends par là que l’amour est mère de tous les arts ; elle inspire les écrivains, les peintres, les sculpteurs, les architectes… enfin tous les artistes, qui à leur tour inspirent, ou plutôt influencent, tentent d’influencer, les décideurs, les chefs d’entreprise, les grands communicants, les journalistes, les critiques, les hommes de pouvoir (ceux qui ont un accès privilégié à l’actualité et à la création contemporaine), lesquels, par l’intermédiaire des images “haut-débit“, influencent, ou plutôt hypnotisent, le grand public (c’est-à-dire moins hypocritement les masses, le troupeau). De belles images, des belles mélodies, et bientôt des odeurs agréables à tous les coins de rue, le tout relevé par une bonne psychose paranoïde (Al Qaeda en tête), constituent l’un des meilleurs ciments de la société actuelle.
On comprend mieux pourquoi Platon voulait virer les poètes, ces grands endormeurs. La civilisation c’est le progrès. Le contraire de la civilisation ce n’est pas la barbarie c’est l’immuable, c’est un Dieu qui n’existe pas. La civilisation c’est donc l’humain, debout sur sa planète. On a beaucoup progressé dans la barbarie, au XXème siècle. Il est temps maintenant de progresser dans l’amour, maintenant qu’on se connait tous un peu, que le commerce a rapproché tout le monde. Et cette fois-ci, please, sans prophète ni pape. Ce qu’il faut avoir à l’esprit c’est que les humains ont à leur disposition un nombre infini de possibilités qu’ils ne font qu’entrevoir, en songeant ; et que, à l’échelle de l’humanité, tout ce qu’on nous oblige à vivre et surtout, tout ce qu’on nous empêche de vivre aujourd’hui, ne représente qu’une seule de ces nombreuses, très nombreuses possibilités.
La fatalité n’existe pas ; si vous avez la faculté de voir ces autres possibilités, et si elles vous paraissent meilleures, saisissez-les, capturez-les… et vous deviendrez l’inventeur, le grand explorateur d’une voie nouvelle. Les loups voudront l’imposer par la force, les agneaux auront peur et l’oublieront. Nous autres, humains inoffensifs, nous contenterons de les montrer, nos possibles enchantés, sans politique ni révolution sanglante… et de les vendre, en bons marchands de tapis volants. Vous êtes encore là, à lire ? Fermez votre ordi, faites oeuvre utile, ouvrez un bon livre et lisez-le…