Le jeudi 9 janvier 2014, la France est devenue un État-d’Exception !
L’état d’exception, qui traduit l’expression allemande Ausnahmezustand, se présente comme une notion relativement indéterminée, qu’il est peu aisé au premier abord de différencier d’une pluralité de termes proches : état d’urgence, état de nécessité ou Notstand, « cas de nécessité » ou Notfall, « circonstances exceptionnelles » ou Ausnahmefall, etc. On tente parfois, pour mieux cerner la notion, de distinguer l’état d’exception des législations d’exception. Néanmoins, on parle couramment d’état d’exception pour désigner des situations soumises à l’application de lois constitutionnelles (par exemple à l’application de l’article 16 de la Constitution française de 1958) ou de lois promulguées en vue de mettre un terme à un état de crise grave (ainsi, à la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, ou à l’USA Patriot Act voté par le Congrès américain le 25 octobre 2001).
Mais l’état d’exception permet également de désigner une situation de crise soumise à l’application de mesures illégales justifiées a posteriori par des théories doctrinales formulées pour donner un caractère juridique à de telles mesures, comme le fit la théorie française des circonstances exceptionnelles suite à la Première Guerre Mondiale (voir Saint-Bonnet, 2001 : 5-15).
Enfin, l’état d’exception dénote souvent une situation où de pures et simples violations du droit sont commises par l’exécutif et légitimées au nom de la sauvegarde de l’État, tel par exemple que la décision du Conseil d’État du jeudi 9 janvier 2014 concernant l’interdiction des spectacles de l’humoriste Dieudonné parce qu’ils ne plaisaient pas (ils seraient antisémites), à Manuel Valls ministre de l’intérieur qui n’hésita pas à bafouer la Constitution Française et la laïcité en se déclarant avant tout Juif…
Bien loin de constituer une notion juridique claire, l’état d’exception se présente donc davantage comme un outil qui permet de désigner un ensemble disparate de théories doctrinales, de règles juridiques et de théorie juridico-politiques formulées à différentes époques, et qui règlementent ou visent à encadrer les situations de crise. De manière très large, on peut pourtant bien définir l’état d’exception comme une situation de crise politique d’une extrême gravité, nécessitant la suspension ou la violation provisoire des règles normales qui régissent l’organisation juridico-politique d’une communauté dans le but de mettre un terme à la crise (voir Kervégan, 2003 : 252).
Dans le cadre de l’État constitutionnel, l’état d’exception consisterait donc en une suspension ou une dérogation des normes constitutionnelles ou légales, le plus souvent par l’exécutif, ayant pour finalité de rétablir l’ordre nécessaire à l’application normale du droit. Mais cette définition présente de nombreuses difficultés, notamment soulignées par la littérature juridique. Ainsi, faut-il admettre que le fait s’impose de lui-même comme exceptionnel ?
Pourtant, dans le champ juridique au moins, un fait ne présente de caractère juridique qu’à être qualifié comme tel, de telle sorte que la situation d’exception ne peut être qu’un fait juridiquement qualifié. Mais là encore, ce qu’il convient de qualifier juridiquement d’exceptionnel demeure obscur : s’agit-il de la situation, qui se distingue de la situation ordinaire, ou des règles elles-mêmes, qui dérogent aux règles ordinaires ?
Plus radicalement, on peut se demander si le droit, en tant qu’ordre de règles, peut bien déterminer par avance toute exception. L’état d’exception ne consiste-t-il pas, dans son essence propre, en une situation de crise radicale que le droit ne permet précisément ni de qualifier par avance, ni de résoudre, laissant ainsi apparaître la spécificité du politique, dont la fonction consiste précisément à sortir du droit lorsque la situation l’exige ?
L’histoire controversée de l’état d’exception…
L’indétermination de la notion d’état d’exception se traduit d’abord dans le caractère controversé de son origine. Parce qu’elle est une magistrature constitutionnelle qui autorise une concentration provisoire des pouvoirs dans les mains d’un homme en vue de permettre la résolution efficace d’une situation de crise, la dictature romaine demeure certainement l’une des références majeures de la littérature portant sur l’état d’exception (Manin, 2008).
Néanmoins, le caractère souple de l’ordre constitutionnel romain et l’utilisation régulière de la dictature a conduit à une remise en cause d’un tel modèle pour penser la spécificité de l’état d’exception (Saint-Bonnet, 2001). L’état d’exception semble au contraire supposer une forme de discontinuité juridique, au sens où « la situation exceptionnelle conduit à un tel bouleversement de l’ordonnancement constitutionnel qu’une cloison presque étanche la sépare de la constitution normale » (Saint-Bonnet, 2001 : 54).
De ce point de vue, le modèle politique de la théorie de la Raison d’État, qui constitue certainement l’autre grande référence théorique des réflexions portant sur l’état d’exception, peut être également contesté (Schmitt (1921), 2000). En effet, la raison d’État engage la mise en œuvre d’une rationalité technique adéquate aux faits, et qui s’exerce au service de l’augmentation de la puissance du Prince ou de l’État. Ainsi, pour Machiavel, qui donne le coup d’envoi des théories de la raison d’État bien que la notion même ne lui soit pas due, la dictature est bien fondée sur la constitution ; néanmoins, à l’instar du droit lui-même, elle est avant tout un instrument de gouvernement qui s’inscrit dans le cadre d’une conception technique de la politique, qui brouille la distinction entre temps de guerre et temps de paix, situation normale et situation exceptionnelle (Senellart, 1989, chap. II).
L’institution juridique de la dictature romaine, pas plus que la théorie politique de la Raison d’État ne parviendraient donc à éclairer la spécificité de l’état d’exception qui réside précisément dans son caractère exceptionnel. C’est pourquoi, pour bien des auteurs, c’est avec la naissance de l’État constitutionnel, le mouvement de formalisation du droit qui se produit au cours du XIXè siècle en Allemagne et en France, puis la place dominante occupée par l’État de droit à la fois comme concept juridique et comme principe de légitimation idéologique, que l’état d’exception se serait véritablement développé (Delmas-Marty, 2009 : 467 ; Camus, 1965 : 27). L’état d’exception trouverait donc ses origines notamment dans l’introduction de la suspension de l’habeas corpus dans le cadre de la tradition constitutionnelle anglaise, ou encore dans la création l’état de siège sous la constitution républicaine en France (Manin, 2008).
Mais l’état d’exception constitue-t-il bien une telle rupture de l’ordre juridique ? N’est-il pas plutôt le fruit d’une conception technique du pouvoir qui accompagne la formation de l’État moderne, et qui témoigne en dernière instance de l’autonomie de la politique à l’égard du droit (Monod, 2007 : 89). Ainsi, l’état d’exception apparaît comme une notion problématique qui repose sur des conceptions du droit et du politique antagonistes, et engage assez généralement des lectures conflictuelles de l’histoire. Il convient donc dans ce qui suit de distinguer schématiquement les grandes positions théoriques qui ont été adoptées sur cette notion avant d’en examiner les enjeux, qui concernent la limitation des pouvoirs de crise d’une part et la question des conditions de la réalisation du droit d’autre part.
L’état d’exception : une notion problématique…
Le fondement juridique ou extra-juridique des pouvoirs de crise constitue l’un des principaux critères permettant de distinguer les diverses positions théoriques qui se sont développées autour de l’état d’exception. Toute une tradition non positiviste du droit admet l’existence d’un droit supra-positif de nécessité, généralement fondé sur l’existence même de l’État. Les premières formulations théoriques juridiques systématiques de ce droit supra-positif inhérent à l’existence même de l’État s’exposent dans la théorie allemande du Nothrecht, formulée au XIXè siècle (Gerber, 1880 ; Jhering, 1923), et elles trouvent ensuite un prolongement dans certaines théories plus tardives de l’état de nécessité (Hauriou, 1929 : 79 et suivantes ; Hoerni, 1917 ; Camus, 1965).
À côté de cette première approche, on voit également émerger une autre théorie juridique des pouvoirs exceptionnels qui, sans se revendiquer d’un droit de nécessité supérieur au droit positif, prétend cependant fonder juridiquement certains actes illégaux commis par l’exécutif sur une interprétation large et globale de la constitution. Cette approche trouve l’une de ses premières formulations dans l’ouvrage du juriste allemand Carl Schmitt, La dictature, et l’analyse plus spécifique du type de fondement constitutionnel dont elle se réclame est ensuite précisée dans la Théorie de la Constitution.
Pour Schmitt en effet, il n’est ni possible ni souhaitable de fixer le cadre légal des pouvoirs de crise. Un tel cadre n’est guère possible d’abord, car en vertu du caractère par définition imprévisible de l’état d’exception, une législation préalable risque toujours de ne pas pouvoir répondre à la situation particulière.
Mais cela n’est guère souhaitable ensuite, car cela conduirait à brouiller la distinction de la situation normale et de la situation extraordinaire, au risque de fournir les outils d’une dictature légale permanente (Schmitt (1921), 2000 : 200-203).
Dans ce contexte, la très célèbre distinction de la dictature de commissaire, qui suspend la constitution en vue de son rétablissement, et de la dictature souveraine, qui abolit la constitution dans l’objectif d’en établir une nouvelle, vise à mettre en garde contre la confusion des deux dictatures en une dictature populaire permanente, engendrée par l’avènement de la souveraineté du peuple.
À l’encontre de toute réduction de la dictature à la simple application d’une règlementation juridique en vigueur, la dictature doit donc être conçue, selon Schmitt, comme une commission d’action de pouvoir absolu exclusivement limitée par son objectif concret, tant pour ce qui concerne les moyens employés que pour la durée de son exercice. La dictature bien comprise garantirait ainsi à la fois une stricte séparation de la situation normale et de la situation extraordinaire, et une claire distinction du dictateur et du souverain, ou de l’organe qui peut prétendre exercer le pouvoir souverain dans un État parlementaire, l’Assemblée. Mais en outre, le juriste prétend fonder juridiquement l’exercice d’un tel pouvoir sur la constitution, définie de manière très substantielle. Car la constitution ne peut être identifiée, selon Schmitt, à la somme des dispositions constitutionnelles : « Protection de la constitution et protection de toute disposition constitutionnelle ne sont pas plus identiques qu’inviolabilité de la constitution et inviolabilité de toute disposition légiconstitutionnelle. Si on accorde à toute disposition des lois constitutionnelles “l’inviolabilité” même face à des pouvoirs d’exception, cela a pour conséquence de sacrifier la protection de la constitution au sens positif et substantiel à la protection de la loi constitutionnelle au sens relatif et formel » (Schmitt (1928), 1993 : 250).
C’est pourquoi, même lorsqu’elle est illégale, la dictature demeure juridiquement fondée sur la constitution, définie comme mode concret de l’existence de l’État posé par la volonté instituante du peuple (Schmitt (1928), 1993, Première partie, chap. 1 et chap. 3). En retour, c’est cette teneur substantielle de la constitution que le dictateur a pour tâche de préserver en situation de crise grave. Les visées antiparlementaires et antilibérales d’une telle construction théorique ne sont plus à démontrer. Mais le juriste n’en pose pas moins, pour bien des politologues ou des juristes, une véritable question : celle de savoir si l’encadrement légal des pouvoirs exceptionnels n’est pas toujours à la fois périlleux pour la préservation de l’État et facteur potentiel d’une forme de dictature (permanente et donc despotique) légale.
Isolés de la théorie ultra-autoritaire de l’État formulée par le juriste, les éléments structurants de la théorie schmittienne de la dictature ont connu un immense succès, notamment par le biais de certains théoriciens allemands émigrés aux USA (voir Simard, 2008). Ainsi, Friedrich développe-t-il une première théorie de la dictature qui se réclame explicitement de Schmitt et adopte les principes structurants de son analyse, un fondement constitutionnel très large ; un pouvoir exceptionnel essentiellement limité par l’objectif à atteindre ; la garantie du caractère rigoureusement transitoire de la dictature (Friedrich, 1930). De même, Clinton Rossiter développe un peu plus tard une théorie de la dictature fondée sur la constitution, et qui propose d’encadrer l’exercice des pouvoirs exceptionnels au moyen de critères spécifiques, essentiellement déterminés par le lien de la dictature avec l’ordre constitutionnel qu’il s’agit de rétablir dans sa totalité (Rossiter (1948), 2009). Pour ces théoriciens de la dictature constitutionnelle, il s’agit certainement de relativiser le caractère illimité des pouvoirs dictatoriaux développés dans la théorie schmittienne, notamment en fondant la dictature sur des normes constitutionnelles (Rossiter (1948), 2009 : 300).
Néanmoins, pour les deux auteurs comme pour Schmitt, l’état d’exception demeure une institution extraordinaire qui se définit par une discontinuité ou une rupture dans l’ordre constitutionnel, soit qu’il s’agisse d’une suspension provisoire de la constitution (Schmitt), soit que la dictature constitutionnelle engage provisoirement une réorganisation complète des pouvoirs (Rossiter). Et de ce point de vue, la thèse de Bruce Ackerman, qui invite à la création d’une « constitution de l’urgence » (emergency constitution), s’inscrit dans ce courant théorique qui considère l’état d’exception comme une situation de rupture dans l’ordre constitutionnel, bien qu’une telle emergency constitution ne requière qu’un amendement formel de la Constitution (Ackerman, 2006, p. 4).
Et c’est bien le principe d’une telle rupture que le positivisme juridique remet en cause, en rejetant l’intérêt juridique de la notion même d’état d’exception.
En effet, en dépit des divergences que recouvre la notion même de positivisme, toutes les théories positivistes s’accordent sur la thèse d’après laquelle le droit n’est pas autre chose que les règles qui sont « posées » par l’autorité légale conformément aux procédures requises. C’est pourquoi d’une part, à l’encontre des théories juridico-politiques de l’état d’exception qui se fondent sur une conception non-positiviste du droit, les auteurs positivistes et normativistes rejettent le principe d’un droit supra-positif ainsi que toute définition substantielle de la constitution, supposés fonder l’exercice illégal du pouvoir en situation de crise.
Mais d’autre part, précisément parce qu’il ne saurait être une situation de rupture de l’ordre juridique sans tomber hors des questions juridiques, l’état d’exception ne peut être, du point de vue du droit, que la situation juridiquement qualifiée par des normes de droit. Ainsi, pour Michel Troper, « Il n’y a pas d’abord un état d’exception, puis des règles pour le régir, mais l’état d’exception est la situation qui fait l’objet de règles sur l’état d’exception. En d’autres termes encore, l’état d’exception est une situation qu’une autorité compétente décide de qualifier d’état d’exception » (Troper, 2007 : 167).
Dès l’entre-deux guerres, cette position théorique, notamment assumée par Kelsen, fait l’objet de nombreuses critiques, qui se prolongent suite à la Seconde Guerre Mondiale. Des juristes ou des politistes ont ainsi dénoncé l’aveuglement positiviste à l’égard du véritable cas d’exception, où l’existence même de l’État constitutionnel nécessite l’application de mesures extra-légales dictées par un souci d’efficacité. Mais la question consiste précisément à savoir s’il s’agit bien d’une question juridique à proprement parler. Car bien des auteurs rejettent l’existence d’un droit supra-positif tout comme le principe d’un fondement constitutionnel trop large et admettent néanmoins la nécessité politique pour un gouvernement de sortir de la légalité dans certaines circonstances exceptionnelles. Ce courant, généralement qualifié dans la théorie anglo-saxonne de doctrine des extra-legal measures s’illustre dans la théorie lockéenne de la prérogative (cf. Gross et Ní Aoláin, 2007 : 9-12).
Celle-ci consiste dans le « pouvoir d’agir avec discrétion pour le bien public, lorsque les lois n’ont rien prescrit sur de certains cas qui se présentent » ou lorsqu’on ne peut l’appliquer « sans nuire fort à l’État » (Locke (1690), 1992 : 263-264).
La réflexion sur la prérogative s’inscrit dans le cadre plus général d’une analyse portant sur les droits respectifs du Prince (qui exerce les pouvoirs de prérogative), et du peuple (qui détient le pouvoir d’autoriser la prérogative) au sein d’un bon gouvernement (Locke (1690), 1992 : 266). Néanmoins, elle introduit certainement une analyse portant sur l’éthique de la responsabilité politique en situation de crise. Cette définition politique de l’état d’exception trouve divers prolongements dans la pensée contemporaine, notamment chez Oren Gross, pour lequel la conception de l’état d’exception comme extra-legal measures produites par un exécutif assumant une éthique politique de la responsabilité constitue un moyen de préserver l’ordre constitutionnel intact (Gross, 2007 : 111).
Mais l’on peut également se demander si la deuxième théorie de l’état d’exception défendue par Friedrich, après qu’il eut pris ses distances avec la théorie schmittienne de la dictature, ne constitue pas également une théorie politique de l’état d’exception, moins issue de Locke que de Machiavel. En effet, après sa première théorie de la dictature, Friedrich développe une théorie de la Raison d’État constitutionnelle dont l’objectif consiste d’abord à se démarquer du juriste par un effort visant à garantir le caractère républicain et moralement acceptable des pouvoirs exceptionnels. La Raison d’État émerge, selon Friedrich, lorsqu’un conflit existe entre les normes éthiques et la nécessité de sauver l’État constitutionnel (Friedrich, 1957) : elle engage la « compatibilité de la ratio status, non plus seulement avec les seules normes de l’éthique religieuse, mais avec les fins mêmes de la communauté politique en tant que communauté “symbiotique” de citoyens, fondée sur la raison et la justice » (Senellart, 2010 : 20). Une telle conception de la raison d’État repose donc bien sur une exigence de responsabilité des dirigeants politiques, qui implique de prendre des « risques calculés » pour sauver la liberté ; mais en insistant sur la nécessaire proportion des moyens de la défense de l’État constitutionnel démocratique avec les valeurs de la communauté politique, elle invite à penser les limites des pouvoirs dictatoriaux sur un terrain plus politique et moral que juridique. Ce qui nous conduit au premier enjeu des conflits juridico-politiques portant sur l’état d’exception, qui concerne les limites des pouvoirs de crise.
La question des limites de l’état d’exception…
Toute réflexion portant sur les limites de l’état d’exception suppose d’interroger le critère ou le principe d’une telle limitation (légal, moral ou politique), mais également de déterminer les organes auxquels il incombe d’assurer le contrôle des pouvoirs de crise. Concernant d’abord le principe de limitation des pouvoirs de crise, il est certain que la défense du maintien de la légalité en situation de crise entend écarter tous les abus qui pourraient être commis au nom du caractère exceptionnel de la situation. Et une puissante tradition politique libérale défend, à l’instar de Benjamin Constant, le strict respect de la Constitution en situation de crise grave. Néanmoins, pour bien des auteurs, il est impossible de produire une réglementation juridique précise qui soit adaptée à n’importe quelle situation d’exception, et plus radicalement, certaines situations pourraient même échapper entièrement à toute régulation normative, de telle sorte que le véritable principe de limitation des pouvoirs de crise ne devrait pas être cherché dans la légalité.
Ainsi pour Schmitt, une fois admis la nécessité de pouvoirs illimités juridiquement en situation de mise en péril de l’État, seule la finalité des pouvoirs de crise, le rétablissement de l’ordre nécessaire à l’application de la constitution – constitue le véritable principe de limitation de ces pouvoirs (Schmitt (1921), 2000). Une telle thèse, qui n’offre évidemment aucune garantie concernant le contrôle des pouvoirs de crise et les atteintes qui pourraient être faites aux droits fondamentaux, fait généralement l’objet de fermes critiques.
Pour un important courant de la théorie juridique, l’affirmation d’après laquelle le véritable cas d’exception doit échapper à toute règlementation normative repose sur une conception rigide erronée du droit. Ainsi, pour Michel Troper, le droit possède une souplesse qui lui permet de s’adapter aux situations les plus diverses, ce qui ne présume évidemment pas de la justice des mesures prises d’un point de vue moral : « En réalité, la plasticité du droit et l’autonomie dont disposent les autorités d’interprétation permettent de donner un fondement juridique à n’importe quel type de décision, même un coup d’État militaire » (Troper, 2007 : 175). Mais l’on peut également penser que la théorie de Herbert L. A. Hart portant sur la « texture ouverte du droit », et d’après laquelle les normes de droit formulées dans des énoncés linguistiques généraux relativement indéterminés laisse aux tribunaux ou à l’administration un large pouvoir d’adaptation aux circonstances (Cf. Hart, 2005, chap.VII), engage une position relativement proche sur cette question. Mais c’est précisément cette plasticité du droit qui fait question pour d’autres auteurs, pour lesquels le modèle de la plasticité du droit justifie la transformation insensible de la constitution en situation de crise (Gross et Ní Aoláin, 2007 : 17 et suivantes, et 86 et suivantes). De ce point de vue, un exercice extra-légal des pouvoirs de crise sous le contrôle de l’opinion publique peut sembler plus à même d’assurer à la fois la sauvegarde de l’État et une forme de contrôle démocratique de leur exercice (Saint-Bonnet, 2000 : 43). Ce qui nous conduit ensuite à interroger les organes ou pouvoirs auxquels il incombe d’assurer le contrôle des pouvoirs de crise.
À l’intérieur du cadre légal, les législations de crise déterminent généralement par avance quels sont les organes chargés de contrôler l’exercice des pouvoirs de crise : ainsi, l’article 48 de la Constitution de Weimar autorise-t-il le Reichstag à abroger n’importe quelle mesure prise par le Président du Reich en vertu de ses pouvoirs dictatoriaux. Néanmoins, l’usage extensif et abusif de ce même article 48 sous Weimar a conduit bien des auteurs à défendre la nécessité d’un contrôle de la conformité des mesures dites exceptionnelles avec les principes fondamentaux de l’État, en particulier avec les valeurs de l’État de droit (rule of law), impliquant une nette valorisation du pouvoir du juge. D. Dyzenhaus cède ainsi aux juges le pouvoir de contrôler les abus de pouvoir des organes destinés à exercer les pouvoirs exceptionnels – le parlement et le gouvernement – en se fondant pour cette mission sur la « constitution du droit », c’est-à-dire, sur un ensemble de principes et de valeurs inhérents au droit comme ordre légal idéal. Pour Dyzenhaus, seule « l’idée que tout ordre égal doit aspirer à réaliser des principes de “moralité inhérents au droit” » (Dyzenhaus, 2006 : 10 ) peut véritablement constituer un rempart contre les dérives potentielles liées à l’exercice des pouvoirs exceptionnels. Et, bien que chaque organe soit également chargé d’assurer la préservation de l’État de droit (rule of law), c’est pour l’essentiel au juge que Dyzenhaus cède le pouvoir de contrôler l’exercice des pouvoirs de crise, en se fondant sur une interprétation des principes et valeurs inhérents au droit.
Mais pour le juriste Richard Posner, si le juge reçoit effectivement un pouvoir de contrôle essentiel en situation de crise, la surévaluation des intérêts de la liberté au détriment de ceux de la sécurité par les juges doit conduire, notamment avec l’émergence du terrorisme, à mettre en péril l’existence même de l’État. Pour Posner, les juges méconnaissent les besoins réels de la sécurité nationale, de telle sorte que c’est au contraire à la responsabilité du président qu’il faut céder le pouvoir de mettre en balance la liberté et la sécurité (Posner, 2006 : 31). La radicalité des vues défendues par Posner, qui défend l’autorisation de la torture à des fins de renseignement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (Posner, 2006 : 86), a fait l’objet de nombreuses critiques. Elle permet néanmoins d’interroger de manière assez générale la pertinence de toute théorie cédant à un organe la charge de veiller sur la conformité des pouvoirs de crise avec les valeurs de l’État et de la démocratie. Car, outre le problème de savoir quelle légitimité il faut attribuer à de telles valeurs d’un point de vue juridique, qu’une telle fonction soit accordée aux juges ou au président interroge nécessairement le caractère démocratique d’un tel contrôle, sauf à identifier la démocratie avec la seule sauvegarde des valeurs de l’État de droit ou de la démocratie elle-même.
De ce point de vue, la théorie politique défendue par Raymond Carré de Malberg présente un intérêt certain. En effet, outre les diverses règlementations juridiques produites en vue de résoudre une situation de crise, le juriste positiviste admet qu’un gouvernement peut être contraint en situation exceptionnelle de prendre des mesures illégales dans l’objectif de sauver l’État constitutionnel. Néanmoins le gouvernement ne peut prendre de telles mesures que sous sa propre responsabilité, de telle sorte que le Parlement doit par la suite examiner la légitimité de ces mesures, et accepter ou au contraire refuser de les valider a posteriori. Par ce contrôle a posteriori, le Parlement garantirait, au regard du juriste, le maintien de la démocratie en vertu du caractère représentatif de l’organe législatif (Carré de Malberg, 1920 : 620). Or, la question du caractère démocratique du contrôle des pouvoirs de crise laisse émerger une autre interrogation, qui porte moins sur le nécessaire soutien politique de la population à l’égard de l’exercice extraordinaire du pouvoir, que sur le fait que l’ensemble de ces théories de l’état d’exception adopte exclusivement le point de vue de l’État.
L’état d’exception et la question de la réalisation du droit : une interrogation théorique et une position politique…
L’état d’exception se situe à la lisière du juridique et du politique, mais également à la lisière du droit et du fait. Car, quelle que soit la définition qu’on lui accorde, l’état d’exception vient toujours désigner une situation de crise politique d’une ampleur telle que l’application régulière et normale du droit se voit fragilisée, sinon radicalement remise en cause. C’est pourquoi pour Carl Schmitt, l’état d’exception manifeste d’abord l’impuissance fondamentale du droit : le droit a besoin, pour pouvoir s’appliquer normalement, que certaines conditions concrètes soient réunies, conditions qu’il ne peut produire lui-même et qu’un pouvoir supra-légal, absolu – le pouvoir souverain – a précisément pour tâche de réaliser (Schmitt (1922), 1988 : 15 et suivantes). Certes, un auteur positiviste comme Kelsen admet très volontiers que pour que le droit soit effectif, il ne faut pas seulement qu’il soit valide, mais également qu’il soit généralement obéi. Mais pour Kelsen, cette question relève du fait, et non du droit, de la sociologie du droit, et non de la théorie du droit.
Pour Schmitt en revanche, l’état d’exception invite à penser l’articulation du droit et du fait, et à faire de la réalisation du droit, c’est-à-dire des conditions sociologico-politiques qui rendent possible l’application régulière de normes légales, une question juridique à part entière. Un constat analogue à celui de Schmitt fonde l’importante analyse de l’état d’exception formulée par Giorgio Agamben, qui n’entend pas décrire un phénomène juridico-politique circonscrit, mais bien un dispositif général qui permet d’articuler le droit au fait.
Pour le philosophe italien en effet, l’état d’exception consiste dans la création d’un espace anomique, né de la suspension du droit, qui soumet les individus à une violence illimitée – la violence souveraine – dans l’objectif de permettre l’application ultérieure du droit. Le droit serait donc intrinsèquement fondé sur l’exercice d’une violence illimitée s’exerçant sur la vie nue. En outre, parce que ce dispositif s’est progressivement intégré au sein du souverain même dans l’État moderne, l’état d’exception serait progressivement devenu le paradigme des gouvernements contemporains (Agamben, 2003 : 11). Pour Schmitt comme pour Agamben, la question de la réalisation du droit constitue donc le cœur de l’interrogation portant sur l’état d’exception. Autrement dit, au-delà de la question de savoir si les pouvoirs exceptionnels peuvent être limités, s’ils portent atteinte aux libertés individuelles et à la séparation des pouvoirs, les deux auteurs interrogent l’articulation nécessaire du droit et de la violence (ou pouvoir absolu) comme condition indépassable de la réalisation du droit. Une interrogation déterminante, mais qui présuppose une certaine conception très unilatérale du pouvoir, où celui-ci n’est jamais pensé que comme pouvoir souverain s’exerçant sur des individus passifs. Car, en dépit de leur divergences politiques, les théories de l’exception formulées par Giorgio Agamben et par Schmitt ont effectivement pour point commun de neutraliser la société comme ensemble de mobilisations et de médiations politiques (Huysmans, 2008 : 165).
Or, si le processus de réalisation effective du droit ne réside pas dans l’application unilatérale d’une puissance souveraine sur la vie nue, s’il repose au contraire sur la pluralité des croyances et des pratiques sociales, l’état d’exception ne peut plus être appréhendé du seul point de vue de l’État et de son droit, mais il doit l’être également du point de vue des pratiques sociales.
Ce qui conduit à une double interrogation. D’une part, si l’état d’exception peut être défini par une instance étatique (qu’il s’agisse d’une décision politique ou d’une norme légale), on peut également concevoir une autre définition de l’état d’exception, où c’est l’activité politique coordonnée des individus dans la sphère sociale qui, par subversion ou par désobéissance, ne permet plus au droit de s’appliquer.
Un tel état d’exception qui vient du bas manifesterait ainsi les conditions empiriques de la réalisation du droit, liées à l’ensemble des pratiques individuelles qui, par obéissance, par résistance, par contournement, par détournement, etc., permettent ou non la réalisation du droit. D’autre part, la théorie de l’état d’exception ne joue-t-elle pas alors un rôle important dans la localisation du politique. Non pas seulement parce que certaines théories pourraient disposer d’une fonction de légitimation politique, voire d’outil d’interprétation doctrinal, mais plus profondément parce qu’elles permettent de nier, ou tout au moins de minimiser le rôle des pratiques sociales dans le processus de réalisation du droit. Et, sous cet angle, l’importance actuelle de la théorie schmittienne pour penser l’état d’exception témoigne au minimum de l’aspiration progressive de l’état d’exception par l’État, et de la victoire relative d’une telle dépolitisation (Sauvêtre, 2011 : 107).
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Liens : Dictature – État de droit – État de nécessité – Positivisme juridique – Pouvoir constituant – Souverain – Violence.
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