Le journalisme numérique…
– Le payant paie-t-il ?
– Jusqu’où aller dans la couverture des “breaking news” ?
– Comment combiner instantanéité et temporalité plus longue ?
– Faut-il permettre les publicités déguisées en contenus journalistiques ?
Ces questions, pas vraiment nouvelles, animent toujours les rédactions !
Le payant paie-t-il ?
C’est l’obsession d’un nombre grandissant de rédactions influencées par l’expérience du New York Times (dont le paywall génère certes des revenus, mais qui ne compensent pas encore la perte des revenus publicitaires), les rédactions veulent faire payer les lecteurs en ligne.
“Comment faire en sorte que ce qui est payant sur le papier soit aussi payant sur le Web ?”… avait demandé à plusieurs reprises, il y a 10 ans d’ici, Jean-Michel Salvator, l’alors directeur délégué des rédactions du Figaro, lors d’un master class donné à l’Ecole de journalisme de Sciences Po. Face à à un étudiant en journalisme arguant que, même s’il gagnait un salaire, il ne lui viendrait pas à l’esprit de payer pour de l’information généraliste en ligne, Jean-Michel Salvator a concèdé que “l’idée de la gratuité de l’information est tellement ancrée dans les usages des internautes que cela va être compliqué”.
Le Figaro espérait atteindre 15.000 abonnés payants sur 4 millions de membres en misant sur son “produit d’appel” : la mise en ligne dès 22h du journal du lendemain. Lemonde.fr, lui, possédait 110.000 abonnés dont 50.000 étaient des “purs Web” (qui n’avaient pas souscrit à l’offre imprimée, donc). Objectif visé : 200.000 abonnés à l’offre purement numérique d’ici dans deux ans. Même idée fixe du côté du Point.fr qui comptait passer à un modèle mixant gratuit et payant. Sous la pression conjointe des actionnaires et de la direction de la rédaction, Lexpress.fr a installé, un “metered paywall” (mur payant dosé).
En quoi cela consiste-t-il ? Le lecteur a accès à un certain nombre de contenus gratuits… un clic de plus et il doit payer pour poursuivre ses lectures.
A partir de combien d’articles consultés devra-t-on payer ? La partie “Styles” fera-t-elle partie du dispositif ou restera-t-elle en accès gratuit ?
“On affinera au fur et à mesure. Au moins, cela va nous aider à obtenir une base qualifiée d’internautes enregistrés sur lexpress.fr et nous obliger à monter en qualité sur le site. Pour l’instant, la stratégie du paywall n’a pas vraiment fait ses preuves. Pour l’expérimenter, deux conditions sont nécessaires :
1. Avoir des contenus à haute valeur ajoutée qui justifient qu’ils soient payants (voilà pourquoi l’information économique et financière a plus de chance d’être monnayée que de l’information généraliste) …
2. Disposer d’un spécialiste des données et statistiques qui traque les itinéraires des utilisateurs, pour comprendre pourquoi, quand ils se heurtent au paywall, ils font machine arrière ou, à l’inverse, décident de s’abonner.
Jusqu’où aller dans la couverture des “breaking news” ?
Aux Etats-Unis les rédactions s’émeuvent des erreurs commises : “les gens à la TV, tout particulièrement, n’ont aucune idée, vraiment aucune, de ce qu’il se passe dans la réalité. Les blogueurs non plus, mais au moins ils ne sont pas coincés sur un plateau à devoir remplir le vide à l’antenne, face à une audience qui veut connaître les faits que l’on n’a pas, là tout de suite”. Et de conclure que l’information en temps réel est une vaste blague : “Personne ne sait rien, ignorez-nous !”. Pourtant, les journalistes n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour commettre des erreurs au moment des breaking news. Le 22 novembre 1963, jour de l’assassinat du président J.F. Kennedy à Dallas, alors que n’existaient ni Internet ni les réseaux sociaux, il est annoncé à la radio américaine que le vice-président Lyndon Jonhson a lui aussi été tué, et que plusieurs tireurs sont à l’origine de la tuerie. Rien de nouveau, donc, dans le chaos qui accompagne la couverture d’un événement inopiné, si ce n’est que ce chaos est désormais visible par tous, exposé via de multiples témoignages, vrais et faux, en ligne. Les discerner fait partie des compétences requises pour les journalistes d’aujourd’hui, lesquels doivent savoir à la fois joindre des sources officielles (policières, gouvernementales, etc.) le plus vite possible… ce pour quoi les médias traditionnels sont les mieux armés… et vérifier les témoignages glanés en ligne en pratiquant le crowdsourcing, une pratique que maîtrisent les utilisateurs de Reddit…
Comment faire du long format en ligne ?
Si les rédactions en ligne se sont beaucoup concentrées sur les breaking news, les “lives” et les billets de blogs très anglés, elles cherchent désormais à juxtaposer au temps réel une autre temporalité, celle des longs formats… qui sont la caractéristique de GatsbyOnline.com… Il s’éloigne le temps ou on prétendait que l’Internet était fait pour des news de quelques lignes, maintenant, de plus en plus les gens veulent des textes qui analysent les faits ! “Comment j’ai fini Grand Theft Auto en 38h”, sur Buzzfeed, “Snowfall“, le reportage interactif du New York Times, ou l’enquête en cinq volets de Reuters sur le “child exchange”, ces contenus nécessitent parfois jusqu’à 15 minutes de lecture. Une tendance encouragée par l’essor du mobile… depuis un canapé… le lit… le métro… la salle d’attente du médecin… on consomme de plus en plus de longs formats sur smartphones ou tablettes. Fini le temps où l’on pensait le Web dédié au picorage d’informations vite préparées et vite avalées. Fini aussi de croire que la lecture sur écran empêcherait la consommation de longs formats.
Slate.com a redessiné son interface pour les mettre en majesté… Buzzfeed a une section intitulée “Buzzreads” qui comporte des longs formats, faits maison ou agrégés, distribués chaque dimanche, jour où la frénésie est moindre : “C’est un Buzzfeed pour ceux qui ont peur de Buzzfeed”, a souri Steve Kandell, qui coordonne cette partie : “Le pure-player Politico, qui publie des infos plus vite que son ombre et commence aux aurores, a embauché des journalistes provenant de la presse magazine, capables d’utiliser des ressorts narratifs et des figures de style dans l’écriture, pour “embrasser un nouveau défi, faire renaître les longs formats journalistiques, alors que les lecteurs cherchent des contenus originaux qui ne peuvent être ni cannibalisés ni copiés facilement”.
En France, Lemonde.fr a doté son application d’une section “morceaux choisis” et permet en outre à ses abonnés d’opter pour le “mode zen”, une fonctionnalité qui fait le vide autour de l’article choisi pour faciliter le confort de lecture… et bénéficier d’une durée de consultation allongée. La même “lecture zen” est disponible sur liberation.fr. “Attention néanmoins à ne pas confondre long format et mise en ligne de papiers de 30.000 signes édités pour l’imprimé. L’erreur serait de simplement balancer ces articles en ligne sans prendre en compte la nature du réseau. Une narration palpitante doit aller de pair avec une construction qui mélange vidéos, photos, sons, graphiques interactifs pour une expérience à couper le souffle en ligne”… Rappelle le journaliste Rem Rieder sur USA Today !
Faut-il laisser la publicité s’incruster davantage ?
Avant, c’était simple, il y avait, sur les applications et les sites d’informations, bannières et pavés publicitaires aux couleurs criardes d’un côté et contenus journalistiques édités sur fond blanc de l’autre. Désormais, on voit fleurir ce que les Anglo-saxons appellent l’advertorial (advertising + editorial), ou “native advertising”, c’est-à-dire des publicités qui singent le journalisme. Leur ton, leur format et même leur angle ressemblent à s’y méprendre à ceux utilisés par des journalistes… et pour cause, les annonceurs ont parfois accès au système de publication pour insérer, dans les gabarits éditoriaux utilisés par les journalistes, leurs publicités. Il n’y a pas pour autant tromperie sur la marchandise pour qui sait lire : sur les sites qui s’y adonnent, du New Yorker à The Atlantic en passant par Quartz.com, le nom de la marque est indiqué dans la signature et l’intitulé “contenu sponsorisé” écrit en toutes lettres. Choquant ?
A ce stade, on ignore quelle en est la réception des lecteurs. Nombre de journalistes ont, eux, du mal à avaler la pilule. Pourtant, ils savent la tentation grande alors que le marché publicitaire est moribond pour les médias. Quant aux marques, elles n’attendent que ça : explorer des nouveaux formats pour communiquer. Dans un message adressé aux plus de 300 employés de Buzzfeed, Jonah Peretti, le fondateur, dévoile les grandes directions stratégiques à venir, publicité comprise : “Nous devons être un must buy pour les annonceurs. Nous devons leur donner l’accès total à notre système, à nos données, notre équipe de créatifs, et notre technologie. Mieux, une Université Buzzfeed va être lancée pour former marques et agences à la façon de faire de Buzzfeed. La rançon du succès est que nous avons commencé il y a quatre ans avec zéro revenu et nous sommes désormais une entreprise profitable”…
Il n’y a qu’une façon de répondre à ces questions : tester des réponses, voir comment l’audience réagit et en tirer des enseignements.
A contrario, rappelle le journaliste Matthew Ingram, la posture qui consiste à ruminer que Google nous vole des contenus est stérile !