Le lait c’est la santé, l’écho répond : Mort aux vaches !
Rosie, c’était la plus belle vache qui ait jamais brouté dans les champs.
Elle était formidable.
Elle chantait d’une voix pure lorsqu’on la trayait, elle me clignait de l’œil secrètement quand j’allais la voir, ce qui impliquait des tas de choses agréables…
Elle n’était pas comme les autres, Rosie.
Elle n’avait pas un air avachi comme ses camarades.
On sentait qu’elle pétillait de lyrisme.
C’était une vache poétesse.
Une naïade.
Mais c’était la vache de René.
Et René allait la balancer à l’abattoir parce que c’était la crise du lait, qu’il y avait trop de vaches, trop de lait… et ce dans le monde entier.
René et ses doigts boudinés, à la cime desquels d’épais ongles noirs de crasse accumulée s’élevaient fièrement, comme preuve de ses malaxations des pis de Rosie.
Usés par le travail des champs et les coups portés à sa femme, ses doigts formaient par quintette de courtes et épaisses mains, érodées par sa fausse vie à la manière d’une statue centenaire.
La nudité du reste de ses membres supérieurs, poisseux, recouverts d’une sauce supra-épidermique formée de sueur, de poussière et de poils d’animaux divers, parfois entremêlés et cimentés avec la pilosité anarchique locale, permettait d’observer une musculature naturellement puissante, contributoire de la forme torturée que prenaient les deux troncs lui servant de bras.
L’ensemble du thorax était recouvert d’un marcel jauni dont le tragique logo rouge vif “fête de la bière” se mêlait à la couleur du sang séché qui avait coulé jusqu’à la moitié de son sternum, recouvrant partiellement une représentation maladroite de chope de bière.
La flore s’échappant de ses aisselles pointait aux alentours en un plexus sinueux, garni de perles de sueur parfois assaisonnées de terre coagulée.
Plus bas coulait ce pantalon miteux qu’il portait depuis toujours, rapiécé çà et là avec plusieurs morceaux de tissus invariablement laids grâce aux mains malhabiles de sa femme microcéphale.
Trop courte d’une bonne vingtaine de centimètres, la mosaïque était rattachée au niveau du nombril, point culminant du relief sphérique dessiné par son ventre graisseux, à l’aide d’une ficelle bleue, du genre de celles utilisées pour maintenir les bottes de foin.
Je lui ai dit que Rosie était une vache extraordinaire et qu’il ne fallait pas la transformer en viandasse en la livrant à l’abattoir.
Au début il n’a pas bronché, il a bougé peut-être un sourcil, mais je ne voyais rien tellement il a la face entropique.
Et puis après il a fait mine de rentrer chez lui, tout en marmonnant des trucs étranges.
Il a ensuite fait demi-tour, m’a regardé et m’a dit : Va, prend la Rosie, donne-moi 100 euros pour ma survie et celle de Lucette, ma femme…
Une centaine de mètres à s’enfoncer dans la merde.
Même pas besoin de lever les yeux, je sais déjà qu’ils m’observent tous derrière leurs rideaux en lambeaux.
Des fantômes, tous fabriqués sur le même modèle, des enveloppes charnelles couturées de verrues qui sonnent creux, fonctions vitales minimales, moelle spinale tordue, absence de cortex cérébral…
Rosie me regardait tendrement.
On s’est observés comme ça un bon bout de temps, les yeux dans les yeux.
Avant de puiser dans ses profondeurs les derniers vestiges de sa puissance créative, j’ai bu un dernier verre de son lait, à sa santé et à la santé de toutes les vaches du monde…, tout en lui expliquant calmement la crise du lait…
Elle m’écoutait, les yeux humides…
– Tu sais Rosie, les cours internationaux du lait s’effondrent depuis l’été 2008 en raison d’une hausse de l’offre conjuguée à une baisse de la demande. Les producteurs de lait pâtissent directement de cette dégringolade puisque les industriels se basent sur les cours internationaux pour fixer leur prix d’achat aux agriculteurs. En mars 2009, un industriel pouvait acheter 29,7 centimes d’euros le litre de lait, contre 38,4 centimes en août 2008. Jusqu’à mi-2008, les prix du lait s’envolaient grâce à la hausse continue de la demande, en particulier dans les pays émergents et la baisse de la production en Océanie, selon des experts. À l’été 2008, la tendance s’est retournée. D’un côté, l’offre augmentait, grâce aux bonnes conditions climatiques, en Australie notamment, alors que l’Union européenne et les Etats-Unis disposaient de stocks relativement importants. De l’autre, la demande n’a pas suivi. Les ménages ont réduit leur consommation de produits laitiers face à la hausse des prix. Et la crise économique et le scandale du lait à la mélanine en Chine ont fini de restreindre la demande et précipiter la chute des cours. Les producteurs de lait sont ruinés, il leur faudrait plus de 20 ans de production sans crise pour pouvoir rembourser leurs emprunts, donc c’est foutu. C’est pour cela que René qui t’a tant aimé veut te vendre à l’abattoir. Mais moi qui t’aime aussi, je ne peux me résoudre à te voir finir en steack…
Elle a hoché la tête et fait : Meuhhhhhhhh !
C’était le signe que j’attendais…, j’ai décapité Rosie, au son des grenouilles du ruisseau crépitant, en bordure de son pré favori.
C’était romantique.
Je lui ai donné une mort comme on en donne aux grands poètes, à minuit, sous la lune.
C’était la fin d’un combat que Rosie menait à mes côtés contre la puanteur inculte de notre environnement, au nom de toutes mes plus grandes sources d’inspiration : Goethe, Plutarque, Miyamoto, Maupassant, Gogol, Werber.
Mais je n’avais pas le choix.
Mon objectif était pur, ma voix était claire.
Sauver le lait des laids…, Bob Dylan le chantait : “Lait, lait dit lait…” !
Enfin, je m’égare.
Amplifié par la puissance céleste des génies foulant au pied les larves castratrices de la poésie universelle, j’ai hurlé : Le lait c’est la santé…
L’écho m’a répondu : Mort aux vaches…
C’était une belle journée.
Un peu de soleil mais pas trop.
Des nuages comme il en faut, assez de vent pour rafraichir la peau sans trop remuer les éléments du décor.
Le murmure stable de la nature ambiante contribuait à donner à l’ensemble une impression d’équilibre parfait, sorte d’homéostasie rare qui n’est atteinte que pour disparaître.
Il y avait le bleu du ciel, le vert des arbres, le jaune du blé et le rouge de Rosie, décapitée !
La guerre est déclarée, il est temps de renouveler le sang, faire jaillir la beauté et la grâce de nos vallées fertiles.
Un coup d’oeil par la fenêtre me permet d’apercevoir la horde des producteurs de lait approcher avec leurs tracteurs agricoles, lentement, dans un chaos de cris et d’entrechoquements, de raclements ferrailleux, fourches clinquantes, masses grondantes enveloppées dans un nuage de poussière noire qui remonte la rue comme une colonie d’insectes contre nature.
Les jambes écartées, fermement posées sur le seuil, j’attends !
La finesse cérébrale triomphera pour Rosie.
Le sort des laitiers doit nous sensibiliser à l’enjeu que constitue le maintien d’une production agroalimentaire intégrée à son tissu économique et social.
Les opinions publiques sont à ce jour peu conscientes de ce que, au travers des complexes négociations à l’Organisation mondiale du commerce, il y a une machinerie qui avance de façon apparemment inexorable vers une libéralisation accrue, que l’on présentait il y a peu comme la meilleure garantie de plus de bien-être pour les consommateurs comme les producteurs.
Force est de constater que la possibilité pour le consommateur Français, Belge, Hollandais, Allemand, Espagnol, Italien… d’acheter à prix cassé du lait provenant de Roumanie…, ou du ketchup produit avec des tomates de Chine… tandis que le petit producteur local crève la misère, cela n’a pas beaucoup de sens…
Alors, si la mort virtuelle de Rosie vous a un peu ému, prenez conscience que jeter le lait, c’est quasi pareil que tuer les vaches…et que vos votes européens, contribuent à l’avènement d’une dictatucratie qui se moque des individualités…
N’oubliez pas, également, que des enfants, des femmes, des hommes, meurent de faim partout dans le monde, que ça doit leur paraître obcène de voir ce lait de vie jeté aux orties…
L’humanité, la vraie, pas les pantomimes grotesques de Madame Mariann Fischer Boel dont le salaire annuel sauverait des centaines d’exploitations laitières de la ruine…, serait que la Communauté Européenne achète les surplus de lait Européens à un prix honnète et les offre à ceux qui meurent de faim…
Bien à vous…