Le meurtre parfait n’est pas celui où l’on ne se fait pas prendre !
Un meurtre n’inclut absolument pas la notion d’être confronté un jour à sa responsabilité, de répondre de ses actes ou de réussir à échapper à quoi que ce soit.
La définition d’un meurtre est la suivante : action de tuer volontairement un être humain.
Il n’est nulle part question de la suite des événements.
Il s’ensuit qu’un meurtre parfait est l’action de tuer volontairement un être humain parfaitement.
Il est parfois question de ce qui précède le meurtre.
Si on le commet avec préméditation, il s’agit d’un assassinat.
Un assassinat peut aussi être parfait, s’il s’agit d’un meurtre à la fois parfait et prémédité.
La définition du meurtre parfait est une définition littéraire.
Pas celle du juriste et encore moins celle du meurtrier.
“Est considéré comme parfait tout meurtre qui n’a pas l’air d’en être un (c’est-à-dire qui passe pour un suicide ou un accident) ou dont l’auteur est mis absolument hors de cause suite à une enquête approfondie“.
C’est ainsi que pourrait être rédigée la notice du meurtre parfait dans un dictionnaire littéraire.
Hors, on devrait toujours laisser aux spécialistes concernés la responsabilité de définir leurs actes.
Anna n’écrivait pas de livres et ne s’intéressait que très peu à la définition de ses actes.
Anna ne s’intéressait qu’aux actes eux-mêmes.
Le fait qu’Anna veuille tuer volontairement et parfaitement sa victime, impliquait qu’elle voulait la tuer totalement, absolument, complètement.
En aucun cas qu’elle ne voulait pas se faire attraper ou qu’elle mettait tout en œuvre pour qu’on ne sache jamais qui, pourquoi ou comment.
Elle ne s’intéressait qu’à l’absolue certitude que sa victime était morte.
Anna allait commettre le meurtre parfait : sa victime serait parfaitement morte.
Elle prit conscience de cela, réminiscence d’un quelconque cours de français ou d’un épisode de Colombo, peu importe, en errant dans les allées colorées d’un détaillant en articles de bricolage.
Elle connaissait par cœur le magasin.
Elle était venue souvent, fascinée par la profusion d’outils, de systèmes de fixation, d’épaisseurs de bois, de pièces métalliques aux arrêtes tranchantes.
Tous ces éléments disparates pouvaient, une fois assemblés, former un imparable moyen d’éliminer quelqu’un.
Anna avait plus de jouissance à venir ici construire des pièges dans sa tête que n’importe quel militaire réformé pour déséquilibre mental à visiter une armurerie.
En vente libre et sans ordonnance, elle avait devant elle un milliard de manières d’en finir avec l’objet de son trouble, quel qu’il soit.
Tel modèle de vis pour fixer tel os sur tel type de contreplaqué afin d’être sûr que la force de compression de telle marque d’étau soit équitablement répartie sur l’ensemble de l’organe.
Elle déroulait dans sa petite tête des kilomètres de bâche plastique sur des dizaines de corps engloutis par des centaines de litres d’acides.
La vie d’Anna était en perpétuelle réfection.
Elle corrigeait les malfaçons à la bétonneuse et au chalumeau ; à coups de truelle et d’emmurement.
Mais ce n’était jusqu’ici que dans sa tête.
Jusqu’ici.
La seule fois où Anna avait acheté quelque chose dans le magasin avant aujourd’hui, c’était le fil de fer barbelé dont elle s’entourait l’avant-bras.
Aujourd’hui, elle était venue pour se procurer de quoi éliminer une personne enfermée dans un endroit qu’elle seule connaissait.
Elle pouvait parcourir le chemin dans sa tête, aussi clairement que si cette personne était coincée dans le coffre d’une voiture garée dans le parking souterrain d’un hôpital.
Endormie quelque part dans une boite métallique enfouie dans des entrailles aux parois de béton, il y avait l’Handicapée.
En fait, ce n’était pas si simple, mais il fallait faire comme si et se concentrer sur le bon gabarit de cordage et le parfait poids de lest pour extirper une fois pour toutes l’Handicapée de son terrier et se débarrasser d’elle.
Anna paya ses achats et prit la direction de la côte pour en finir avec l’Handicapée.
L’Handicapée ne l’avait pas toujours été.
Elle avait été une Petite Fille, une enfant, rien qu’une enfant.
Elle était devenue l’Handicapée sur le chantier d’une villa délabrée, perchée sur un pic face à la mer.
Elle était abandonnée depuis longtemps suite à un incendie criminel.
Quelqu’un avait brûlé l’édifice en construction.
Le feu avait saccagé le bâtiment et on ne s’était pas donné la peine de reprendre les travaux.
Isolée et battue par les vents, elle n’était plus qu’un fantôme, ouverte à tous les éléments.
Seule une clôture de crocs corrodés délimitait le terrain.
Plantée sur une falaise et enkystée dans les potentialités de ce qu’elle aurait pu devenir, elle pourrissait dans l’incertitude de l’inachèvement.
Peut être espérait-t-on que le temps se chargerait de réparer les dégâts et de démêler les fils.
Le temps ne s’en était pas chargé.
Il avait laissé le champ libre à l’érosion, à la pluie et au vent.
Elle n’était plus qu’une succession de trous remplis d’eau et de tiges métalliques rouillées sortant du sol, de vestiges de murs et de poutrelles, inutiles et anarchiques.
Et tout ceci était aussi l’exacte définition de la Petite Fille.
La Petite Fille s’était retrouvée là après avoir couru, beaucoup et très vite, sans s’arrêter.
Quand Anna était arrivée, la Petite Fille était penchée au dessus d’une fosse, à regarder son reflet dans l’eau boueuse.
Anna la déchiffra immédiatement.
Elle était aussi facile à lire qu’un magazine dans la salle d’attente d’un médecin.
Elle avait fui quelque chose pour se retrouver ici.
Quelque chose de sale, de violent.
Le genre de chose qui ne pourrait jamais arriver à Anna.
Elle était debout et elle attendait.
Elle attendait de trouver le courage de faire quelque chose.
D’où elle était, à la fois éloignée et proche, Anna regardait la Petite Fille.
De cette position centrale et éclatée, elle pouvait tout voir.
Mais elle ne pouvait pas agir, pas encore.
La Petite Fille plongea dans le trou.
Sa jambe s’enfila sur une tige métallique brune presque trop facilement.
Son tibia se démultiplia dans sa jambe comme un os de poulet dans la mâchoire d’un chien.
L’eau grise devint rouge et lui emplit rapidement la bouche du goût de son propre sang.
Face contre terre elle hurla.
Quand la Petite Fille s’évanouit, Anna disparut.
Anna ne sut jamais comment la Petite Fille parvint jusqu’à l’hôpital mais c’est là qu’elle la retrouva.
Quand elle l’avait quitté, elle n’était qu’une chrysalide de papillon clouée dans un trou d’eau salie et elle avait achevée sa mue entre temps.
Elle était devenue l’Handicapée.
Sa jambe droite démantibulée était emballée dans de la ferraille.
Un vrai petit hérisson avec des paratonnerres plein le tibia pour maintenir en ordre la bouillie osseuse.
Anna lui en voulut.
Elle lui en voulut d’abord d’avoir eu la faiblesse de sauter.
Ensuite elle lui en voulut de n’avoir réussi qu’à se disloquer la jambe et rien de plus.
Elle savait que la Petite Fille avait sauté pour mourir et qu’elle avait raté son coup.
Anna était forte, rien ne pouvait lui arriver, rien ne lui était arrivé.
L’autre était faible, petite et désormais brisée physiquement.
Normalement les enfants s’auto réparent plutôt bien.
Mais là, ce ne fut pas le cas.
L’os de la Petite Fille refusa de se ressouder correctement.
Jusqu’à la fin de ses jours, elle aurait besoin d’une attelle, d’un tube de plastique lui enserrant le mollet pour lui éviter de s’écrouler chaque fois qu’elle essayait d’avancer.
Son propre corps refusait de lui pardonner et de la laisser oublier.
Anna non plus ne lui pardonnerait jamais.
La Petite Fille n’était plus une Petite Fille.
Elle était dorénavant l’Handicapée.
Anna pouvait commencer.
Anna avait tout de suite compris les avantages d’avoir une Handicapée.
D’abord, on l’admirerait pour ça.
Ensuite, elle savait qu’elle pourrait avec un peu de travail obtenir l’exclusivité de son affection.
Devenir sa seule amie.
Dès qu’elles furent totalement, définitivement et indéniablement inséparables, Anna commença son travail d’infiltration.
Elle n’avait pas eu le temps de connaître la Petite Fille, mais elle s’occuperait de l’Handicapée.
Elle pourrait la maîtriser comme elle maîtrisait le reste du monde.
Anna était un personnage de roman, une héroïne gothique et secrète.
A ce titre, elle se devait de contrôler parfaitement ses élans, ses désirs et ses besoins.
Il était impératif qu’elle corresponde à l’idée qu’elle avait d’elle-même.
Idée qu’elle avait forgée à travers les autres, à l’aide des autres.
La foule n’était qu’un média.
La planification précise de ses sentiments faisait partie du plan.
Elle avait envoyé un reflet déterminé d’elle-même à son entourage.
Les gens l’avaient digéré et elle n’avait plus maintenant qu’à se conformer à ce qu’elle voulait qu’on attende d’elle, en domestiquant complètement ses sentiments et son comportement.
Personne ne devait écrire sa vie à sa place.
Elle avait mis son existence entre crochets, autocitation permanente.
Elle avait fourni à tout le monde des éléments précis, des éléments qu’on lui recrachait tous les jours, ce qui lui permettait de ne jamais les perdre de vue.
Elle avait elle-même conçu les limites, les axes et les garde-fous de sa personnalité.
Tout passant dorénavant par son environnement, elle n’avait plus qu’à se laisser guider.
Elle avait mis son être en orbite dans la psyché collective et écoutait le bip bip écho qu’il lui renvoyait pour savoir ce qu’elle avait à faire.
C’était la partition qui lui permettait de jouer son personnage sans fausses notes.
Le reste du monde était son chef d’orchestre, mais c’est elle qui avait composé la symphonie.
Avec un tel système, impossible de décevoir, impossible de se tromper.
Anna avait construit les rails et laissait croire aux passagers qu’ils conduisaient le train.
Ils ne pouvaient de toute façon pas choisir la route.
Tout était parfait.
Anna était parfaite, parfaitement incorruptible à l’imprévisible et à l’incontrôlé.
A ce titre elle savait avoir le droit d’envahir l’Handicapée, d’en faire son bonzaï.
L’Handicapée avait bien un prénom, elle avait probablement aussi un nom.
Mais ce n’était qu’une étiquette, sans plus de valeur que celle d’un vêtement.
Ce n’était pas ce qui définissait sa nature profonde.
Pas plus qu’on emploie la marque d’un vêtement pour le désigner.
On l’utilise, on le porte, on ne fait pas d’anthropomorphisme.
L’Handicapée était une Handicapée, un jouet cassé, et cela la définissait bien plus qu’un prénom, un nom ou quoi que ce soit d’autre.
C’était la quintessence de son être, son identité profonde.
Un sceau générique figé dans sa chair et bien visible.
C’était pour toutes ces raisons qu’Anna refusait sciemment d’utiliser son prénom.
Cela faisait partie du processus.
Ne pas l’individualiser, lui confisquer totalement son identité et ne pas lui rendre.
Utiliser toutes les ressources classiques du tortionnaire, humilier pour mieux consoler, être le seul point de repère affectif de l’Handicapée, fragiliser l’édifice au point de devenir le seul pilier qui l’empêche de s’effondrer.
Pour cela, il fallait attaquer sur tous les fronts.
Ouvrir des brèches dehors et dedans.
Saper les fondations et rester le seul soutènement.
Il est évident que personne ne veut d’une Handicapée.
Et celui ou celle qui l’accepte ne peut être que l’objet d’admiration.
C’est comme d’adopter un enfant d’un pays pauvre, de recueillir un chien errant.
Un sale boulot affectif mais qu’il faut bien que quelqu’un fasse.
Pourtant c’est un statut qui se gagne, un combat quotidien.
Anna n’avait pas cessé de se battre pour investir tout le champ émotionnel de l’Handicapée.
Régulièrement des gens tentaient d’approcher l’Handicapée, de lui parler, d’être gentil, de faire ami-ami.
Mais Anna veillait au grain, bâtissant chaque jour un cordon sanitaire affectif et relationnel plus large.
C’était SON Handicapée.
Elle l’avait gagnée, elle l’avait méritée.
Personne d’autre n’y aurait accès.
Interdiction de l’approcher, de la toucher ou de l’aimer.
Elle avait lutté assez longtemps pour l’apprivoiser et se l’approprier.
Régulièrement elle montrait aux autres à quel point elle était insupportable, difficile à vivre, contraignante.
Ces piqûres de rappel avaient une double utilité.
La première était de bien leur signifier qu’ils n’avaient aucun intérêt à côtoyer l’Handicapée.
La seconde était que cela ne faisait qu’augmenter l’aura et le prestige d’Anna, valorisant son sacrifice quotidien à l’endurer.
Il était vrai que la douleur dans la jambe de l’Handicapée était insupportable et que le petit être chétif n’était pas conçu pour la supporter.
Il était vrai que la morphine n’en venait plus à bout depuis longtemps, mais ce n’était pas une raison.
Anna considérait que personne n’avait le droit d’être aussi faible et que le fait de l’être donnait aux forts le droit de les dominer.
Afin de se prouver que la douleur physique ne l’abattrait pas, elle, Anna s’était enroulé le bras dans du fil de fer barbelé.
Dissimulés sous ses vêtements, plusieurs tours de pointes traçaient des montagnes russes de mortification, le chemin de ronde de sa volonté inébranlable.
Personne ne connaissait cette symétrie bancale avec le corps de l’Handicapée, à part elle deux.
A l’Handicapée la jambe abîmée, à Anna le bras cisaillé.
Cela avait commencé il y a longtemps.
Les barbelés ne lui faisaient plus mal.
Elle assimilait le courant continu des dents métalliques dans sa chair comme une information nerveuse, rien de plus.
En tant que gauchère, elle avait mis un point d’honneur à placer le fil précisément autour de ce bras.
C’était celui dont elle se servait le plus, celui qu’il y avait le plus d’intérêt à faire souffrir.
A chaque mouvement, à chaque contraction musculaire les lames minuscules s’enfonçaient un peu plus, mordaient un endroit différent.
Prendre un verre, tenir un stylo, serrer le poing, chaque geste lui redonnait conscience d’une partie distincte de son bras.
Chaque jour Anna prouvait que la douleur physique ne pouvait pas l’atteindre.
Contrairement à l’Handicapée qui ne cessait de pleurnicher, Anna passait des journées entières à l’écouter se plaindre.
Dès qu’elles étaient seules, l’Handicapée s’épanchait sur sa condition, son enfance, son avenir.
Elle vomissait ses faiblesses et obligeait Anna à recompter avec elle les morceaux mal digérés de son passé.
Des dimanches perdus à écouter geindre cette presque humaine, cette demie personne.
Alors tant qu’à l’entendre gémir, autant que ce soit de son propre chef et pour une bonne raison.
Elle savait pertinemment qu’un jour ou l’autre elle devrait en arriver là.
C’était évident.
Leur premier rapport sexuel se déroula correctement.
C’était bien un rapport.
Anna y avait mis toute la planification méthodique dont elle était capable.
Durant tout l’échange, Anna ne quitta pas le miroir des yeux.
Les barbelés ceignant son bras frottaient le ventre.
Rien de grave, une griffure de chat.
Anna se rendait bien compte que cela augmentait le plaisir.
Elle, elle se contenta de rester froide et clinique, efficace et appliquée.
C’était à cet instant précis que les dernières défenses de l’Handicapée avait basculé.
Quand le plaisir avait explosé et crépité en elle, quand l’Handicapée avait tremblé.
Friture sensorielle sur la ligne, perception nouvelle pour ce corps habitué à ne ressentir d’habitude que de la douleur et profondément incapable de contrôler ses sensations, contrairement à Anna.
Anna sut à ce moment précis qu’elle avait définitivement réussi à s’immiscer dans l’Handicapée, à l’enfiler comme un gant.
Elle l’investissait depuis comme une armée d’occupation.
L’Handicapée n’était plus simplement un protectorat, mais une colonie.
Après avoir dominé la cervelle de l’Handicapée, elle contrôlait dorénavant son corps.
Il suffisait d’appuyer sur un bouton, de glisser sa main dans l’échancrure organique d’une manière précise et c’était fait.
Anna se sentait comme une ventriloque, se glissant dans une poupée de chiffon pour lui faire jouer son numéro.
Elle avait parachevé son travail de body snatcher avec pour seul public elle-même et le miroir ; elle, dans le miroir.
Anna rayonnait.
L’Handicapée n’était plus qu’une projection.
Une trace en orbite autour du noyau en expansion “Anna”, si proche qu’elle en était étouffée par la clarté.
Rien de plus qu’une silhouette vacillante qui se découpait sur les murs alentours.
Chaque seconde, Anna jouissait un peu plus de sa conquête absolue.
Elle oblitérait des parties entières de l’Handicapée, en reconstruisait d’autres.
Elle avait tout le loisir de refaire la décoration intérieure de l’Handicapée et cette liberté lui laissait plus de temps à accorder au monde.
Un jour, un homme voulut posséder Anna.
Elle refusa mais ne voulut pas perdre l’occasion de s’amuser un peu, d’utiliser son nouveau territoire.
Ce serait comme d’exciter un rat avec une femelle en chaleur et de lui fournir un animal détérioré pour assouvir ses pulsions.
Elle lui donna le corps de l’Handicapée, pas le sien.
Le rat eut l’air de s’en satisfaire et elle aussi.
Mais Anna ne fut pas satisfaite.
Elle eut mal.
Anna éprouva un sentiment incontrôlé.
Anna fut jalouse.
Non pas de l’Handicapée, mais de celui qui la pénétrait.
Quelqu’un pouvait lui donner de la joie, du plaisir, quelqu’un d’autre qu’Anna.
Elle était trop intelligente et trop habituée à analyser tout ce qu’elle pouvait ressentir pour ne pas voir ce qui se passait : elle était amoureuse de l’Handicapée.
Elle le comprit quand l’odeur écœurante de l’émoi lui perça l’estomac.
Ce n’était pas possible.
Anna acceptait de vivre avec elle, mais elle refusait de vivre sous sa coupe, d’inverser la relation de dépendance.
Elle ne savait que trop bien dans quel état pouvait mettre la dépendance d’un être à un autre.
Elle le voyait tous les jours dans les yeux de l’Handicapée, chaque fois qu’elle regardait Anna.
Anna ne voulait pas d’une servitude dont elle ne puisse être la cause.
Ses sentiments commençaient à lui échapper, alors qu’elle maîtrisait tout depuis si longtemps, de son corps à son âme.
Tout ce temps passé à prendre le contrôle de l’Handicapée serait perdu si Anna faisait preuve du moindre sentiment envers elle.
Se laisser aller à éprouver quoi que ce soit à son encontre serait une preuve de fragilité, un aveu d’échec.
Surtout s’il s’agissait d’aimer cette chose si faible, inutile et fragile.
Il fallait régler le problème.
Il n’y avait qu’une solution : éradiquer le mal, extirper l’Handicapée de sa vie comme on arrache un gastéropode de sa coquille avec une pince à escargot.
Penchée au dessus de l’eau, perdue au milieu du chantier d’une villa délabrée, Anna imagine l’état de l’appareil orthopédique après un séjour prolongé au fond de l’eau.
On retrouvera le corps dans deux cents ans.
Pas avant.
Anna sait comment lester un corps pour qu’il ne crève pas la surface au bout de trois semaines et se retrouve sur une plage ou dans un port de plaisance entre deux voiliers.
Elle l’a déjà fait avec le rat qui avait pénétré l’Handicapée et il n’est jamais reparu.
Dans deux cents ans, des plongeurs remonteront les os blanchis de l’Handicapée et cette espèce de tube de métal et de plastique recouvert de plaques de rouille, de concrétions brunes, une pelade de fer que masqueraient peut-être quelques mollusques.
Ils pourront bâtir une histoire sur ces éléments, les mettre dans un musée, les exposer comme un vestige de parcours particulier dans cet amas de destins parallèles qu’on appelait l’Histoire.
Les os comme des runes et l’harnachement en totem.
Squelette et exosquelette raconteront enfin la même chose.
L’Handicapée ne peut pas fuir.
Il lui est physiquement impossible d’échapper à Anna.
Et dans le fond, elle ne le veut sûrement pas.
Anna a entouré la taille de l’Handicapée d’un fil de fer assez épais et solide pour qu’il ne cède pas quand le corps se gonflera de gaz et tirera vers la surface.
Elle a lesté tout son corps de matériaux dont la friabilité réduite lui garantie qu’ils ne se seront pas pulvérulents avant longtemps.
L’Handicapée lui dit que ce n’est pas de leur faute, qu’elles ont essayé mais que c’était trop dur.
Qu’Anna voulait juste la protéger mais que même à deux, elles n’ont pas pu faire face.
Qu’invoquer un génie protecteur au creux de sa tête ne lui aura pas épargné d’avoir à vivre.
Elle ne lui en veut pas pour ce qu’elle va faire et Anna la déteste pour ça.
Et soudain l’Handicapée saute.
Parce qu’elle sait comment faire, parce que c’est ce qu’elle était en train de faire quand Anna est arrivée dans son crâne.
Pour prouver à Anna à quel point elle l’aime.
Elles percutent la surface de l’eau et s’enfoncent.
Le froid leur plante ses crocs dans la moelle et serre.
Anna ne veut pas respirer mais l’Handicapée l’oblige à ouvrir ses bronches.
Pour la première fois c’est l’Handicapée qui décide à sa place et Anna trouve ça agréable, apaisant.
Le sel leur brûle les poumons.
L’Handicapée meurt, Anna ferme les yeux.
Son cœur cesse de battre.
Elle vient de commettre le meurtre parfait, celui qu’on appelle le suicide.
Quelqu’un, quelque part, bientôt, dira que c’est du gâchis et qu’elles commençaient juste à s’aimer, Anna et l’Handicapée.
Dans deux cent ans les plongeurs ne remonteront qu’un seul corps et il n’y aura qu’une seule histoire à raconter…