Le mur !
Sans nier l’importance de ce qui s’est passé à Berlin le 9 novembre 1989, affirmer que ce jour-là, le mur est tombé, est un raccourci pour le moins audacieux. Certes, à une époque où on ne fait plus guère l’effort d’apprendre l’Histoire, ce type de raccourcis a de plus en plus cours.
Tel dirigeant ou homme politique sera catalogué une fois pour toutes en fonction d’un mot ou d’une expression, heureuse ou, le plus souvent, malheureuse : je ne parle même pas de de Gaulle qu’on ne connaît plus guère et que, récemment, lors d’un jeu télévisé, un candidat confondait avec… Hitler, mais, rien qu’en France, Chirac sera pour toujours “abracabrantesque”, Royal aura acquis la “bravitude”, Sarkozy sera toujours rattaché à “la racaille”, au “kärcher” et à “Casse-toi, pauv’ con !”.
Giscard, après avoir été “l’homme aux diamants de Bokassa” aurait bien aimé devenir “l’amour secret de Diana” mais c’est peu vraisemblable que ça marche car, une fois l’étiquette collée sur le personnage, il devient quasiment impossible de la retirer pour la remplacer par une autre. Dans la même logique, “le mur” de Berlin, en fait tout un dispositif militaire extrêmement complexe comportant deux murs de près de quatre mètres de haut avec chemin de ronde, plus de 300 miradors, et mesurant 111 km dont 43 intra muros…, va devenir le symbole, au delà de la simple séparation de la ville entre deux zones totalement étanches, de la guerre froide opposant le bloc soviétique aux puissances occidentales et, à la limite, de l’impitoyable surenchère entre l’URSS et les Etats-Unis, chacun des deux états accusant l’autre (mais était-ce faux ?) de vouloir dominer le monde !
(En rouge, le tracé du mur). Le 9 novembre 1989 fut, c’est sûr, à Berlin “une sacrée soirée” mais le mur ne tomba pas pour autant ce jour-là.
Ce qui fut ébranlé fut surtout le régime communiste au pouvoir depuis la fin de la guerre. Alors ne rêvons pas et ne faisons pas croire à ceux qui n’ont pas connu cette époque que, brusquement, la population de Berlin-Est, aurait pris des pioches pour abattre un mur dont la force symbolique était certes grande mais qui va pourtant subsister jusqu’en… 1992 !
Ci-dessus, la porte de Brandebourg, monument emblématique de Berlin, avant la construction du mur en 1961. Ci-dessous, la même porte telle qu’elle fut dessinée sur un pan du mur en 1980 :
Pourquoi “le mur” ? Depuis sa création en 1949, la RDA (DDR en allemand pour Deutsche Demokratische Republik) voyait fuir de plus en plus de ses ressortissants vers l’ouest.
On chiffrait ainsi entre 2,5 et 3,5 millions le nombre d’Allemands qui avaient fui la RDA par Berlin entre 1949 et 1961 privant ainsi le pays de main d’œuvre mais surtout montrant au monde entier qu’ils n’adhéraient pas au régime communiste en place. Le gouvernement est-allemand, pour mettre fin à cette situation intolérable va donc décider la construction d’un mur, les travaux débutant dans la nuit du 12 au 13 août 1961 par la pose de grillages et de barbelés autour de Berlin-Ouest. Au cours de cette nuit, dans le plus grand secret, 14.500 membres des forces armées vont bloquer les rues et les voies ferrées menant à Berlin-Ouest, des troupes soviétiques se tenant prêtes au combat aux postes frontières avec les “Alliés”. La construction du mur autour des trois secteurs occidentaux consistera d’abord en un rideau de fils barbelés.
Il sera ensuite complété par un mur de béton, puis muni de divers systèmes de sécurité qui le rendront pratiquement infranchissable. Le mur va donc séparer physiquement la cité en entourant complètement la partie occidentale de Berlin qui va devenir une île au milieu des pays de l’Est car, il ne faut pas l’oublier, Berlin, avec un statut particulier, était situé dans la zone occupée par les Soviétiques, la capitale de la RFA étant alors Bonn. Les réactions occidentales seront ambiguës, Kennedy trouvant la méthode “peu élégante” et Mc Millan ne voyant là rien d’illégal. Toutefois, le 27 octobre, on va en venir à une confrontation directe entre troupes américaines et soviétiques à Checkpoint Charlie, des gardes-frontières de RDA exigeant de contrôler des membres des forces alliées occidentales voulant se rendre en secteur soviétique.
Pendant trois jours, dix chars américains et dix soviétiques se posteront de part et d’autre de la Zimmerstrasse à proximité immédiate de Checkpoint Charlie, mais se retireront finalement, aucune des deux parties ne souhaitant une escalade qui pouvait se terminer en guerre nucléaire.
Je n’étais pas à Berlin le 9 novembre 1989.
En revanche, j’y étais bien en avril 1990 et ce que j’ai alors constaté ne manquait pas d’intérêt et justifie amplement cet article, qui en choquera sans doute plus d’un. Une chose est sûre : cinq mois après la soi-disant “chute du mur”, celui-ci était toujours là et bien là !
Il était devenu la principale attraction de la ville pour les touristes qui en profitaient pour se faire photographier devant le fameux mur qui était “tombé” en novembre 1989 ! En fait, le mur n’avait été que très légèrement égratigné et quelques trous y avaient été percés permettant de voir ce qui se passait de l’autre côté, c’est-à-dire finalement pas grand chose car, de l’autre côté, dans un no-man’s-land séparant deux murs, il ne se passait absolument rien.
Quant à la démolition du mur elle se limitait à des gens qui en prélevaient laborieusement des fragments destinés à être vendus aux touristes comme souvenirs ! Et ça marchait !
Mais où étaient donc passée la ferveur et l’enthousiasme de novembre ?
Les évènements ne s’étant pas limités au seul 9 car l’un des moments forts fut sans conteste la prestation de Rostropovitch, jouant du violoncelle devant le mur, mais le 11 novembre. A la place, nous nous retrouvions chez les marchands du temple…, tout étant bon pour faire un peu d’argent sur un mur dont la chute était finalement peu apparente cinq mois plus tard.
L’émotion se limitant à la vue de ce pauvre gamin, assis au pied du mur avec, devant lui, sur un morceau de papier, quelques fragments pour lesquels il espérait recevoir quelques petites pièces :
Derrière lui, un mur sur lequel apparaissent les fers à béton ce qui indiquait clairement qu’on s’était contenté de piocher en surface pour récupérer quelques morceaux de ciment. Donc, en avril 1990, le mur était toujours là, pas du tout tombé, à peine écorché par endroits. Mais, en admettant une fois pour toutes que cette “chute du mur” n’avait de valeur que purement symbolique, qu’en était-il alors de la libre circulation des Berlinois entre les différentes zones ? Car, après tout, le mur étant devenu un obstacle quasiment infranchissable, le mur tombé, tout le monde pouvait donc le traverser ? Justement non puisque le mur était toujours là.
Certes, on pouvait passer d’un secteur à l’autre mais en utilisant les points de passage existants et avec, tout de même, un minimum de contrôle.
Le Checkpoint Charlie était toujours en activité et, sur la photo ci-dessus, on peut voir que, côté allié, on contrôlait encore les véhicules !
Et, sur l’emplacement de l’ancienne “Zimmerstrasse”, le panneau indiquant qu’on quittait le secteur américain était toujours là !
Côté RDA, les flics étaient plutôt relax ayant sans doute perdu toutes illusions, mais le visa “DDR” (en vert) sur les passeports indiquait clairement que, cinq mois après la “chute du mur” on passait toujours une frontière pour aller à Berlin-Est ou en RDA même si, maintenant, chacun peut le faire sans risquer sa vie.
Et, contrairement à ce que je m’attendais à voir, les Berlinois utilisaient finalement peu cette nouvelle faculté qu’ils avaient d’aller librement d’un secteur à l’autre car, au retour, par le même Checkpoint Charlie, le moins qu’on puisse dire est qu’on ne se bousculait pas pour passer la frontière :
Une fois dans le secteur soviétique, il me sera donné de découvrir que le régime communiste avait encore ses adeptes.
Devant le musée, une grande manifestation de citoyens Est-Allemands brandissaient des drapeaux de la RDA ainsi que des banderoles indiquant leur appartenance au PDS, nouvelle appellation du Parti Communiste est-allemand, autrefois dénommé SED, la seule différence étant qu’on avait, compte tenu des évènements, préféré gommer le mot “communiste” le parti devenant “Social Démocrate”.
Et les soldats de la RDA étaient à leur poste, la relève étant effectuée au pas de l’oie à la grande joie des spectateurs qui n’en attendaient pas autant :
Dans les rues, on découvrait des voitures Russes et d’Allemagne de l’Est pas très à la mode pour le début des années ’90 mais que, maintenant, on s’arrache comme pièces de collection.
Finalement, après la réunification allemande intervenue le 3 octobre de cette même année 1990, la démolition du mur sera décidée et sera effective en 1992 :
Le mur a-t-il totalement disparu ?
Aujourd’hui, je l’ignore mais, revenu à Berlin en 2006, donc 16 ans plus tard, j’ai pu constater qu’il était toujours bien présent mais pas précisément à son avantage :
Un long fragment du mur avait en effet été conservé avec, pour vocation théorique, de rappeler son histoire, mais les images confinaient au grotesque et ne reflétaient en rien la tragédie que fut, pendant 28 ans, ce mur coupant une ville et parfois, des rues ou des appartements en deux, un mur qui fit 286 victimes parmi ceux qui essayèrent de le franchir.
Rebaptisé “East side gallery”, ce fragment du mur est en fait un attrape-couillons pour touristes, les illustrations étant du plus parfait mauvais goût :
Et, pour confirmer la réputation des hommes politiques, Erich Honecker, restera pour l’éternité celui qui a roulé une pelle à Leonid Brejnev.
Évidemment, depuis 16 ans, la ville a bien changé.
Ainsi, la Potsdamer Platz a-t-elle retrouvé son lustre d’antan :
Une sacrée différence avec la place coupée autrefois en deux par le mur :
Le “checkpoint Charlie” avait évidemment disparu, lui aussi, en même temps que les troupes alliées.
Mais, sinistre farce, on avait reconstitué un faux point de passage gardé par de faux soldats américains :
Le comble du grotesque étant atteint lorsque des imbéciles se font photographier devant ce faux vestige :
Derrière, on a improvisé un soi-disant “Musée du mur” dans lequel on était en droit d’espérer trouver d’authentiques reliques, un endroit totalement dénué d’intérêt puisque n’exposant en fait que… des photographies !
Et, bien entendu, les marchands du temple sont toujours là !
Avec toutefois cette énorme différence avec 1990 : Ce qu’ils proposent est tout neuf et fabriqué exprès pour l’occasion… en Chine et au Viêt-Nam !
Mais le mur a presque entièrement disparu et n’est plus évoqué maintenant que par un tracé au sol :
Également, notamment derrière la Porte de Brandebourg, par des petits monuments rappelant le sacrifice de ceux qui ont trouvé la mort alors qu’ils ne recherchaient que la liberté :
On peut raisonnablement penser que les autorités allemandes auront maintenant à cœur de faire autant disparaître les traces de cette sinistre période que cela a été fait pour les vestiges du IIIème Reich dont il ne reste rien.
En 2006, existait encore une partie du no-man’s-land qui séparait les deux murailles derrière Warschauerplatz :
Et c’était au bord de ce vaste terrain vague qu’il était encore possible de voir une partie du mur dans son état d’origine.
Mais je maintiens que, non, le mur de Berlin n’est pas tombé le 9 novembre 1989 !
D’ailleurs, cette date et les évènements qui y eurent lieu ne s’expliquent que par ce qui s’était passé quelques jours plus tôt :
– le 7 octobre, à l’occasion du 40ème anniversaire de la RDA, il y eu d’importantes manifestations, violemment réprimées par les forces de l’ordre;
– le 18 octobre, Erich Honecker démissionnait “pour raison de santé”, son successeur, Egon Krenz, prononçant alors le mot de “changement”;
– le 21 octobre, les manifestations s’étendent à l’ensemble du pays mais elles sont encore réprimées avec une grande violence. A l’évidence, le changement n’est pas d’actualité;
– le 29 octobre, la police présente des excuses pour ses interventions brutales;
– le 31 octobre, Margot Honecker, épouse de l’ancien chef de l’État, démissionne de son poste de ministre de l’enseignement;
– le 4 novembre, en RDA, un million de personnes descendent dans la rue dont la moitié à Berlin-Est;
– le 6 novembre, à l’occasion du 72ème anniversaire de la Révolution russe, des artistes appellent la population à manifester en masse;
– le 8 novembre, la tête du parti SED (le parti communiste) démissionne collectivement et “Neues Forum”, une coalition de divers mouvements de résistance, est reconnu comme nouveau parti politique;
– le 9 novembre, Günter Schabowski, membre du Politburo, annonce lors d’une conférence de presse que tous les citoyens de RDA sont libres de quitter le pays.De nombreux Berlinois, qui suivent cette déclaration à la télévision, se ruent aussitôt vers les postes frontières. Mais ceux-ci sont très peu nombreux et, totalement dépassés, ce sont les gardes-frontières eux-mêmes qui pratiqueront alors des ouvertures dans le mur de Berlin.
Le mur n’était pas “tombé”, il n’était alors qu’entrouvert !
Ce qui était “tombé”, c’était le régime Communiste !
Et ce régime – il ne faut pas l’oublier – est alors tombé parce que Mikhaïl Gorbatchev a refusé de faire intervenir les troupes soviétiques pour aider les dirigeants de la RDA en grande difficulté comme ont pu le faire ses prédécesseurs, notamment en juin 1953, déjà à Berlin (bilan : 153 morts), ou à Prague le 12 août 1968.