Le pays imaginaire…
Vous commencez par être un poil blasé par tout et n’importe quoi, vous cherchez “quelque chose” qui saura raviver votre intérêt et vous faire revivre toutes vos déviances comme au premier jour ? Ne cherchez plus, GatsbyOnline est là… ce joyau de l’internet qui a profondément marqué ses lecteurs et lectrices, bascule depuis quelques mois dans un délire définitif et irrémédiable, une véritable folie furieuse qui saisit l’inconscient des gens et les plonge dans l’hystérie la plus totale, chaque article battant le précédent sur le terrain de l’extraordinaire !
Ce nouveau conte mettant en scène une nanana et une poupée géante, va faire s’agiter les lecteurs et lectrices en tous sens, comme s’ils participaient à un concours de pantomime destiné aux épileptiques. Si les photos relèvent de la mauvaise science-fiction enfantine dans un ridicule extrêmement profond, le texte accompagnateur n’est pas écrit pour donner l’impression d’avoir été torché par quelqu’un d’alcoolique, que nenni, c’est un feu d’artifice de photos burlesques propre à laisser pantois le crétin le plus endurci…, car que dire d’une telle œuvre sinon qu’elle est féériquement nulle mais intellectuellement jouissive… Depuis plusieurs mois que circulait le bruit que GatsbyOnline préparait en grand secret un article encore plus pété que les autres, la frustration ne faisait que croître à mesure que plus aucune nouvelle ne filtrait quant à une possible publication…, mais l’espoir, le ténu espoir, maintenait tout de même en vie les fidèles qui attendaient le moindre signe ! Et puis soudain : Pouf, pas d’anges soufflant dans leurs trompettes, pas de lumière surnaturelle éclairant soudain l’écran des ordinateurs…, il suffit d’un banal clic pour enfin accéder au Graal… et aussitôt s’en angoisser : Après avoir été tant désiré de toute notre âme, cet article pourra-t-il résister à nos attentes fantasmées les plus démesurées ? L’épreuve de réalité ne va-t-elle pas cruellement balayer nos pathétiques espoirs névrotiques, nous renvoyant à notre insignifiance dans ce vaste univers indifférent ?
Et bien pour vous, amis lecteurs, voici en exclusivité ma normande réponse : “P’têt bin qu’oui, p’têt bin qu’non, peuchère… Quel prétexte scénaristique ai-je cette fois employé pour déployer les fastes de mon talent ?” C’bin simple : je vais entamer la narration d’un récit moins féerique qu’introspectif… et vous montrer…, mais pour ça, il faut fermer les yeux, ou sans cela vous ne verrez rien du tout…, peut-être…, car, Le pays imaginaire recèle des méandres qui feront peut-être écho à vos propres cauchemars, dans une plongée dans votre inconscient ! Alice au pays des merveilles n’est pas un conte de fée, mais un cauchemar, loin des contes moraux délivrés au cinéma (celles de Disney notamment) qui confondent le monde imaginaire de Carroll Lewis avec une parenthèse onirique et libertaire dans l’existence rangée d’une jeune fille à l’ère victorienne…, je préfère laisser toute latitude à l’irrationnel et à la fantasmagorie.
Le cadre bucolique, laisse place ici à des pièces d’une maison de poupée géante aux airs de cabinet des curiosités : animaux empaillés, collections d’insectes, de boutons et de pelotes de laine, pièges à souris, visages peints de poupées de porcelaine s’y côtoient dans un tableau un peu morbide. Soudain, un lapin blanc naturalisé dans une cage de verre, s’anime, fait craquer ses coutures, ouvre un tiroir dissimulé dans le socle de sa cage, revêt un petit costume de velours rouge à jabot en dentelle, et s’enfuit, non sans avoir extrait une lourde montre de son thorax dont les aiguilles semblent peser sur son destin comme une épée de Damoclès.
La jeune femme, Alice, abandonne sa poupée géante et s’élance à la poursuite du lapin blanc, sur le plancher de sa chambre, puis sans transition aucune, dans un champ labouré où le lapin disparaît dans un nouveau tiroir sans fond. Alice plonge à son tour dans le tiroir obscur, rampe le long d’un conduit de terre pour déboucher dans une cave où elle retrouve le lapin attablé au-dessus d’une gamelle de sciure… mais celui-ci s’enfuit à nouveau, et tandis qu’elle se jette sur ses pas, Alice trébuche et tombe à travers un seau dans un trou qui se révèle être un ascenseur. Tout au long de sa chute défilent les rayons d’un bestiaire baroque, prélude aux créatures fantastiques qu’elle va croiser durant son voyage… Traquée par tout un bestiaire monstrueux, Alice se retrouve poursuivie par une poupée géante sous un demi-jour blafard qui plante le décor de son cauchemar : une inquiétante étrangeté telle que Freud la soupçonnait dans le quotidien le plus banal : l’espace du quotidien portant en germes les indices de nos plus profondes angoisses. La poupée géante qui revient hanter Alice ressemble n’est dès-lors qu’un bricolage de l’esprit pour s’arranger d’une réalité parfois difficile à supporter, où la magie et le fantastique ont leur rôle à jouer… de chutes vertigineuses en ascensions essoufflées, la course d’Alice dessine un espace labyrinthique, dans lequel l’errance d’Alice, est comme le reflux d’une mémoire de l’enfance dont elle ne parvient pas à s’échapper.
Toutes les expériences d’Alice sont menées par cette thématique de la dévoration : manger ou être mangé pourrait être le fin mot de l’histoire, et la métaphore d’un pouvoir inique qui tranche le destin (et la tête) de ses sujets avant même de les avoir jugés : Alice l’a bien compris, qui dévore gloutonnement les pièces à conviction lors de son procès fantoche : symbole de cette justice expéditive, la paire de ciseaux dont use le lapin, tranchant à tout va pour satisfaire la volonté d’une reine sans cœur. Parabole de la difficulté de grandir, Alice raconte la difficulté d’accepter la mort comme seul horizon de l’existence…, Michel Foucault avait coutume de dire que deux expériences rappellent au corps sa condition humaine : le miroir, qui délimite sa forme et son reflet… et le cadavre, qui certifie son devenir. Apprendre à grandir, ce n’est pas toujours gagner en liberté comme Alice en fait l’expérience, c’est surtout faire l’expérience de la difficulté d’appartenir au monde. Un monde trop grand ou trop petit pour soi, à l’image du corps d’Alice qui grandit ou rapetisse à mesure de ses auto-expérimentations…
Voilà, c’est fini, du moins : presque…, reste la chute, toute en retenue, je joue dans l’écriture… et travaille la posture d’une Alice androgyne pour en signifier la maladresse et la gêne permanentes…, frêle et silencieuse, elle s’efface pour se soumettre aux sévices de sa poupée géante… et, pour se souvenir qu’elle est encore en vie, elle se dépense encore et toujours. Ses activités sexuelles fréquentes et compulsives disent l’urgence de vérifier son énergie, de se souvenir des contours de son propre corps, d’éloigner la morbidité ambiante.
Le vrai sujet, c’est bien elle : Alice, un fin visage pour seul masque, un regard vif pour seule protection, errant en silence aux portes de la mort sans pouvoir se confier à personne…, comme une éponge, elle absorbe les tourments, mais son glissement vers la fatigue morale se fait de manière presque imperceptible…, comme une statue de pierre fissurée, Alice craque à petit feu sous l’effet de la porosité de la douleur. Combien de temps l’être humain peut-il être hermétique à sa propre folie ? C’est là toute sa finesse que de suggérer une réflexion sans jamais la baliser, sans jamais lister les composantes de sa problématique… La beauté de la photographie, avec ses couleurs froides, ses jeux de reflets, son doux usage du flou, participe à la finesse de cette approche…, la sensibilité de l’ambiance est aussi portée par l’omniprésence de l’héroïne et par la poupée géante qui rend palpable la douleur de cet être au visage mélancolique, dont les émotions semblent contenues au risque de trop exploser…