Les classes moyennes disparaissent…
Les petits commerces sympas (ou non) : bouchers-charcutiers, boulangers-pâtissiers, droguistes, libraires, fleuristes, garagistes et j’en oublie des centaines qu’on pouvait encore voir pathétiquement en publicités payantes dans les annuaires téléphoniques, pages jaunes… disparaissent peu à peu. Leur angoisse est fondée, mais avant de voir pourquoi et comment ils meurent, il est essentiel de préciser de quoi il est question. Définir donc, compter, expliquer… et prendre du recul historique car l’idée de la disparition des classes moyennes remonte à… 1837.
Les classes du progrès…
La définition des classes moyennes est un vieux problème. Un livre entier lui a déjà été consacré… il y a près d’un siècle.
L’expression n’a pas la même signification d’une langue à l’autre, d’une école de pensée à sa rivale, ni même au singulier et au pluriel.
Il en existerait deux cents définitions sérieuses.
Mieux vaut donc prendre un peu de champ.
Jusqu’à la fin du Moyen Age, les classes moyennes n’existaient pas.
La société était composée d’immenses foules en bas, quelques groupes intermédiaires de taille réduite et une toute petite pointe : le roi ou le seigneur, l’évêque, quelques hauts dignitaires et la cour.
La grande majorité de la population vivait à la campagne, dans une pauvreté plus ou moins grande.
Au milieu de la société, là où se situent les classes moyennes, il n’y avait pratiquement personne.
De nouvelles fonctions ont certes émergé au fil des siècles, avec les dirigeants politiques, les religieux, les artisans, les commerçants.
Ceux-là habitaient les villes, les bourgs… et furent donc appelés les bourgeois.
Leur montée en puissance a fait craquer les cadres anciens, progressivement comme en Angleterre ou violemment comme lors de la Révolution française.
Mais ces groupes ne constituaient encore qu’une petite fraction de la population et ne sauraient donc constituer de véritables classes moyennes.
Le parti pris ici est que les classes moyennes, pour être qualifiées ainsi, doivent avoir une grande ampleur (comme toujours, une définition est une convention).
Il existe des conceptions beaucoup plus restrictives qui les limitent encore aujourd’hui à 5 ou 10 % de la population, comme la vision classique de la “middle class” anglaise ou celle que retient l’économiste Thomas Piketty .
La révolution industrielle change la donne…
Elle fait venir les foules à la ville.
Sa formidable efficacité entraîne une création massive de richesses.
De larges fractions de la population bénéficient d’une forte hausse du niveau de vie.
L’organisation sociale s’enrichit elle aussi, avec l’émergence de grands groupes humains que racontent les romans de Balzac et Zola.
Les ouvriers, qui constituaient (ou auraient pu constituer) la classe ouvrière…, les employés, dans des activités de bureau en plein essor, pas seulement dans la finance…, les fonctionnaires…, les commerçants, au rayon d’action élargi par l’apparition du train et du bateau à vapeur.
Entre des élites à peine plus nombreuses qu’autrefois et toujours d’immenses foules de nécessiteux, il y a désormais des échelons intermédiaires de plus en plus abondants.
Mais ce qui fait vraiment les classes moyennes, c’est non seulement leur position entre des couches “populaires” et l’élite, mais aussi, comme l’explique le sociologue Louis Chauvel , un imaginaire commun de progrès et d’émancipation, le sentiment d’appartenance à une même société où celui qui est aujourd’hui à un certain niveau accédera demain au niveau supérieur, sauf en cas de malheur.
Ouvriers et employés ont longtemps été au-dessous des classes moyennes.
Mais la plupart d’entre eux ont fini par accéder à toute une série de produits et de services réservés du temps de leurs parents aux nantis, comme la voiture ou les vacances…
La pyramide sociale s’élève.
Non seulement il est possible de monter d’un étage à l’autre, mais tous les étages montent !
Ou plutôt montaient.
Car ce temps-là est révolu.
L’éternel déclin !
Certes, il n’est pas très original de prévoir la mort des classes moyennes.
Leur disparition n’est pas une idée neuve.
Après l’émergence de l’expression dans les débats de la Révolution française, l’historien Edouard Alletz prévenait dès 1837 : “Ne nous laissons pas abuser par ce mot : classes moyennes. Le terme demeure ; la chose s’est évanouie”…
En 1889, dans la lignée des réflexions de Karl Marx, Jean Jaurès écrivait que “le mouvement social, dans notre siècle, pourrait se résumer ainsi : abaissement continu du prolétariat, écrasement continu de la classe moyenne par la classe capitaliste”.
Et c’est vrai que la révolution industrielle avait provoqué une effroyable paupérisation de millions d’hommes et de femmes, dénoncée à juste titre par Marx ou Jaurès.
Mais elle a ensuite entraîné une ascension sociale à la fois très forte et très large, que ces théoriciens n’avaient pas pressentie.
Un demi-siècle plus tard, la crainte du laminage social revient.
Dans les années 1930, le sociologue allemand Theodor Geiger titre un article “Panique dans les classes moyennes” (Panik im Mittelstand).
A la même époque, Léon Trotski théorise “le déclin des classes moyennes” ruinées par “la prépondérance croissante de la machine sur la force de travail”.
Ce déclin détruit le mouvement syndical, qui ressemble “à l’homme qui s’accroche désespérément à la rampe, cependant qu’un escalier roulant l’emporte rapidement vers le bas”.
Et c’est vrai que la terrible crise économique et financière a bien écrasé les groupes qui étaient au milieu de la société, comme on l’a vu en d’autres temps et d’autres lieux, en Argentine par exemple au début des années 2000 ou chez les artisans et les petits commerçants de l’Empire romain au début de notre ère.
Mais la Grande Dépression était une crise.
Une fois qu’elle a été surmontée, les classes moyennes se sont épanouies comme jamais.
Au point que la société tout entière des pays développés semblait être devenue pendant la seconde moitié du XXe siècle une immense classe moyenne, à l’exception de quelques dizaines de millions de marginaux et de quelques millions de millionnaires.
Une classe qui regroupait donc la majorité des ouvriers et des employés, les artisans et les commerçants, les professions libérales et les fonctionnaires, les petits patrons et les cadres supérieurs.
Aujourd’hui, c’est différent, les classes moyennes sont remises en cause dans leur existence même par un changement fondamental : nous produisons autrement.
Et cette autre façon de produire chamboule la société dans toutes ses dimensions.
Les chercheurs s’efforcent de décrire cette nouvelle réalité sous des appellations comme la “société post-industrielle” ou “de services”, le “capitalisme informationnel” ou encore “économie de la connaissance”. Elle a commencé à poindre dans les années 1960, au moment de l’apogée de la production de masse et des classes moyennes.
Elle s’affirme dans les années 1980 avec l’avènement de la micro-informatique qui fait arriver l’ordinateur dans toutes les entreprises.
Elle s’accélère dans les années 1990 avec Internet qui fait rentrer l’ordinateur dans la majorité des foyers et dans les téléphones au cours des années 2000.
En organisant une production de masse, la révolution industrielle avait engendré une société pyramidale.
En organisant une production de plus en plus immatérielle ou de plus en plus sur mesure, la révolution de l’information débouche sur une organisation radicalement différente, à la fois du travail et de la société.
Au cœur, il n’y a plus l’usine, mais le projet.
Il n’y a plus la matière, mais l’information.
Le travail central n’est plus exécuté par des ouvriers de l’entreprise répétant indéfiniment le même geste sous la tutelle de maints échelons de surveillance, d’encadrement et de gestion, mais par une équipe regroupant des compétences autonomes venant à la fois de l’entreprise et de son environnement et qui se disperse une fois le projet mené à bien (un projet qui peut être aussi bien la conception d’un nouveau téléphone que l’édition d’un livre d’art, une opération chirurgicale, le lancement commercial d’une nouvelle ligne de vêtements, un festival musical ou la construction d’un bâtiment).
La propriété du capital des entreprises n’est plus réservée à quelques-uns, mais largement diffusée dans la population à travers différents outils financiers comme les sicav, les fonds de pension et les dispositifs d’actionnariat salarié.
C’est le passage d’une économie de reproduction (toujours la même chose) à une économie de production (chaque fois une chose nouvelle).
C’est aussi le passage d’une logique de hiérarchie à une logique de réseau.
C’est ici que meurent les classes moyennes.
La fin du milieu…
Dans ce nouveau monde, le “milieu” a de plus en plus de mal à trouver sa place.
Les entreprises suppriment les échelons intermédiaires, elles écrasent les hiérarchies.
A la fois parce que les échelons freinent la circulation de l’information, et parce que la base est beaucoup mieux formée.
Les cadres encadrent de moins en moins.
Les employeurs sélectionnent aussi de plus en plus leurs salariés.
Dans l’usine, l’uniformisation des tâches masquait la diversité des talents et des envies.
Des tire-au-flanc peuvent travailler avec des bûcheurs sans que la qualité d’une production très encadrée en pâtisse.
Dans le projet, c’est l’inverse : la diversité des tâches pousse à l’uniformisation des talents (seuls les plus talentueux, dans chaque domaine, sont retenus) et des envies.
Le paresseux est éjecté du projet suivant.
Le maillon faible est éliminé.
De petites différences initiales entre deux salariés (minutie, capacité à communiquer, ou même simplement bonne humeur), qui étaient gommées par le travail à l’usine, peuvent déboucher sur des carrières professionnelles très divergentes.
Les “moyens” ne trouvent plus leur place.
Certains parviennent à monter.
Les autres descendent.
Et comme souvent, les crises économiques accélèrent les mutations.
Les chiffres ont du mal à représenter cette nouvelle réalité.
Les statisticiens ont pris l’habitude de travailler sur des moyennes depuis le XIXe siècle.
Ils marchent dans les pas d’Adolphe Quételet, ce mathématicien belge, qui créa des sociétés, des journaux, un institut et un congrès international tous consacrés à la statistique, était un obsédé de la moyenne.
Il avait théorisé “l’homme moyen”.
Mais si la moyenne était un outil précieux pour saisir la réalité à l’ère de la production de masse, à l’époque de la naissance puis de l’ascension des classes moyennes, elle perd de son utilité quand les moyennes sont étranglées, quand la dispersion devient beaucoup plus grande.
Or avec le passage de la pyramide au sablier, les parcours deviennent de plus en plus individuels, différenciés, éclatés même.
A revenu identique, les conditions de vie peuvent être infiniment plus variées qu’autrefois, si par exemple l’individu a pu devenir propriétaire de son logement ou non.
Science des grands nombres, la statistique n’a pas été bâtie pour appréhender cette réalité multiforme (revenu, patrimoine, gloire et pouvoir, capital culturel, précarité de l’emploi…), ce qui ne signifie pas que cette diversité est inobservable.
Les statisticiens s’efforcent de la saisir en multipliant des enquêtes plus fines de “cohortes” ou de “trajectoires”.
Des chiffres et des images…
Difficile, donc, de dessiner précisément les contours de cette nouvelle société…, comme il était déjà difficile de définir le périmètre des classes moyennes.
Un ordre de grandeur peut donner une idée du changement.
A leur apogée, dans les années 1960, les classes moyennes formaient sans doute les deux tiers ou les trois quarts de la pyramide.
Aujourd’hui, la partie inférieure du sablier, que deux spécialistes italiens appellent “la classe de masse”, comprend sans doute au moins les deux tiers de la population.
La partie supérieure en ferait donc au plus un tiers.
Pas étonnant que l’impression de subir un déclassement social devienne aussi répandue : beaucoup de ceux qui vivaient dans la stabilité réconfortante des classes moyennes de la pyramide se retrouvent comprimés et poussés vers le bas.
L’un des enjeux essentiels de cette nouvelle société est d’ailleurs la taille de la partie supérieure du sablier.
Autre façon de donner une idée du changement : les images.
D’abord bien sûr la pyramide et le sablier.
La pyramide reflète une société de couches superposées, de moins en moins fournies au fur et à mesure que l’on s’élève.
Les “couches moyennes”, entre la base et le sommet, constituent l’essentiel.
Le sablier reflète au contraire une société avec deux grands pôles.
Les couches moyennes sont écrasées, les individus qui les constituaient montent ou descendent.
Une autre image pourrait être le carreau et le pique.
Le carreau du jeu de cartes a une base étroite (relativement peu d’exclus), un sommet étroit (une petite élite) et il est très large au milieu.
Le pique aurait une base plus large que celui du jeu de cartes, puis sa forme classique en montant : rétrécissement, puis à nouveau élargissement et rétrécissement.
La réalité est évidemment plus complexe.
Dans cette nouvelle société, les deux pôles sont eux-mêmes composés chacun de deux groupes principaux.
En bas du sablier, il y a les exclus du système, les marginaux, mais aussi les précaires, une bonne partie des immigrés récents… et les inclus…, les “petits” salaires du privé aux revenus comprimés par l’étranglement de la pyramide, les “petits” fonctionnaires, les “petits” commerçants, la “petite” bourgeoisie.
En haut, il y a d’abord une “grande bourgeoisie” qui s’est beaucoup développée au cours des dernières décennies, composée notamment de ceux qui sont aux premières loges de la révolution de l’information.
Et ensuite une petite élite encore plus riche qu’autrefois, avec ceux qui profitent du “star system” à l’œuvre dans le monde du spectacle et du sport, mais aussi dans les banques et les entreprises.
Les “en haut de en haut”, comme on les appelle parfois en Afrique.
Cette révolution touche le monde entier…
Elle est cependant bien plus avancée dans les pays anciennement industrialisés de l’Europe, de l’Amérique du Nord et du Japon.
Dans les pays émergents ou récemment émergés, l’apparition des classes moyennes est encore récente et joue un rôle essentiel dans les mutations de ces pays : démocratisation, croissance, progrès de l’éducation. A en croire une estimation de la Banque mondiale , ces classes moyennes du Sud dépasseraient… le milliard d’individus.
Elles sont toutefois vulnérables et pourraient subir en accéléré le même sort que dans les pays industrialisés, une hypothèse qui reste évidemment à confirmer.
Les premiers coupables : l’ordinateur et Internet.
Puis la logique du sablier a peu à peu détruit la pyramide dans l’organisation des entreprises dans leur production, dans notre consommation et dans la société tout entière.
Chaque fois, les rouages sont les mêmes : la “base” s’améliore, les salariés sont mieux formés, les citoyens aussi, les produits d’entrée de gamme sont de meilleure qualité, le “sommet” devient beaucoup plus large, le “milieu” est pris en sandwich, avec des pressions à la baisse et à la hausse.
Les mouvements du sommet à la base, et aussi de la base au sommet, peuvent être brutaux, mais si la mécanique de l’écrasement des classes moyennes est irrésistible, l’avenir n’est pas écrit pour autant.
La seule certitude, c’est que plus rien ne sera comme avant…