Les méandres de l’âme humaine…
J’ai aimé des femmes.
J’ai aimé des femmes lentes aux vêtements grenus des Flandres.
J’ai aimé des femmes sèches vêtues du cuir des Maîtresses de salons glauques.
J’ai aimé des femmes jeunes, fatiguées au matin, et des plus alertes en route vers la nuit.
J’ai aimé pour le plaisir des femmes apeurées qui pleuraient devant ma vie.
J’ai aimé des femmes qui me haïssaient, et je croyais alors embrasser un miroir.
J’ai aimé par plaisir des femmes surprises de voir leur corps trembler.
J’ai aimé presque sans raison des inconnues quelconques.
J’ai même aimé une femme qui m’aimait.
Je m’appelle Quelqu’un, et je suis tout et rien.
Je m’appelle Quelqu’un, et mon nom sera gravé peut-être un jour sur un bloc de ciment, ou de marbre si j’ai de la chance…, ce qui est de l’humour.
Je vis dans les recoins sombres et vieux du monde, et je connais l’étreinte mortelle de la danse et de l’amour.
Deux corps vacillants, enlacés, virevoltent dans l’ombre : rompre l’embrassement, c’est libérer mon sexe et sa promesse ; c’est aussi peut-être mourir.
Tous les soirs, dans des salles de fumées, autour des tables et des verres salis, je danse le prélude et l’enivrement de l’acte souverain et sublime.
Dans ma tête des envies d’amours.
Mes mains tremblent dans la lumière de ce quartier que je connais trop peu.
A cette heure insolite de la nuit, le sol encore chaud exhale d’étranges odeurs.
A cette heure, sur des parquets que je connais bien tournent des couples et se nouent les haines qui s’achèveront en combats d’amours.
Mais ici personne ne passe et seule une fenêtre éclairée me rassure : elle est là, et bientôt elle viendra à ma rencontre.
Elle va quitter cette maison de pierres et de livres, et prendre ce chemin qu’elle sait, et taper de ses talons les pavés rassurants.
A l’endroit le plus sombre – qu’elle ne redoute pas – je l’attendrai pour une accolade silencieuse.
La grande porte de bois sombre s’ouvre et j’entends le bruit sec de ses talons, je vois sa silhouette déformée par les lumières rares : elle marche sur une ligne courbe et connue d’elle seule.
La voici qui s’approche, et je vois sa main, le bracelet de sa montre, le grain de sa peau.
Je vois les lunettes opaques qui cachent ses yeux…
A deux mètres de moi, la femme ralentit et s’arrête.
Elle a un geste vague de la main, une crispation du visage.
” C’est toi, n’est-ce pas ? “.
La voix égale est à peine interrogative.
Un petit moment passe, je ne bouge pas plus que les pierres du renfoncement où je me suis caché, oscillant imperceptiblement sur mes pieds immobiles.
” Oui, tu es là…
J’entends le bruit de ton cœur qui bat trop fort.
J’ai lu tant de tes écrits que mes yeux en sont illuminés…
J’ai lu tant de tes livres que je crois parfois connaître l’avenir.
J’ai parfois l’impression de ne plus distinguer la réalité de ce que je vis ou de ce que le monde vit, et la réalité de tes écrits qui sont devenus ma seule lumière…
J’ai lu tant de confessions et de récits…
J’ai parfois l’illusion de connaître les ressorts de l’âme humaine, et d’en deviner sans me tromper les conséquences…
D’ailleurs, n’a-t-on pas écrit que tes mots jetés au hasard de tes écrits innombrables écriraient toutes les histoires du monde, les anciennes, les futures, celles que nous vivons, celles qui n’arriveront jamais et tant d’autres encore ?
Alors peut-être que chaque histoire à venir ou chaque passée est écrite dans un de tes livres, écrit par un quelqu’un ayant la conviction de l’originalité ?
Et peut-être que ton destin est écrit ou a été écrit par un autre quelqu’un, quelque part dans un livre peut être poussiéreux ? ”
Dans le recoin obscur de la porte où je me terre, j’écoute Lorenza parler depuis de longues minutes, je pense à cette femme à la voix rauque qui chantait l’autre soir le malheur et le destin, le grincement du bandonéon, les soupirs de la guitare, la voix qui me chantait maintenant à l’oreille une histoire de chemin, de chemin de la vie que l’on emprunte pour ne plus revenir, une histoire de choix que l’on fait à tout instant ou bien au moment la plus crucial, un carrefour ?
Je devine, je sais que je vais pouvoir continuer à explorer les méandres labyrinthiques des mythes et des livres qui nourrissent ma vie depuis bien des années.
Je sais même ce qui va arriver : je l’ai peut-être écrit voici quelques années dans une nouvelle.
Comme tous les quelqu’un du monde…, pour accomplir mon destin.