Les Nouvelles du Monde…
C’est comme ça que tout a commencé…
Avec un type appelé Ahmed el-Assad, le Lion, autrefois Jo Sienkeiwicz, natif de Vénissieux, région lyonnaise, chômeur retourné par des salafistes syriens, ayant fait ses classes en Afghanistan et désormais shahid, martyr, à preuve son torse bardé d’explosifs à commande manuelle (il suffit de tirer sur le truc qui pendouille) et les cris qu’il pousse “Allah akhbar ! Allah akhbar !“, en courant pieds nus, ça fait du bien quand ça fait mal, à la surface du désert brûlant.
Le lieu : Arabie Saoudite, pas très loin du terminal pétrolier de Doha, le plus important du pays, dont on voit à l’horizon onduler les tours en résille au-dessus d’une nappe de mercure.
Loin, trop loin, bien sûr.
Mais la ligne sombre de l’oléoduc qui rejoint la mer Rouge au bout de deux mille kilomètres est proche, toute proche.
Moins de cent mètres.
Il suffit de courir entre les balles qui, Allah soit loué, sifflent sans l’atteindre.
Il court.
Chtoff-chtoff-chtoff… la plante de ses pieds cornés dans le sable à 72 degrés.
A droite et à gauche du cylindre de bronze, chevauchant sa ligne de crête, des silhouettes en treillis cavalent, lâchant des rafales sporadiques dans sa direction.
Mais le martyr les ignore.
Il court.
Toploc-toploc-toploc fait son cœur.
Qu’il ignore.
Comme il ignore Abdelaziz, Mahmoud, Shérif, laissés raides derrière lui, avec de grands trous rouges dans les kamis.
Il ne pense même pas aux soi-disant vierges (soixante-dix ou soixante-et-onze ? Il n’a jamais su le chiffre exact…) qui l’attendent au paradis.
A supposer qu’il y ait réellement cru.
Il ne pense à rien.
Il court dans la chaleur à faire cuire une carpe.
La première balle à lui arracher un quart de livre de viande avec les débris de sa clavicule gauche ne l’arrête que le temps de faire un tour complet sur lui-même.
Un cri s’échappe de sa bouche, qui ressemble à un banal “Aïe !” suivi d’un “La pute !” qu’il n’a peut-être fait que penser.
De toute façon, c’est fini, il y est, il a atteint son objectif, la massive muraille vert sombre contre laquelle s’écrase un corps qu’il ne contrôle plus.
Sa joue s’aplatit contre le métal brûlant, son index réussit à crocheter la boucle fixée à la courroie détonateur.
D’autres balles hachent son corps.
Quelle importance ?
Même pas mal.
Le cercle de laiton s’enfonce dans la pliure de sa phalange, il tire, il a juste le temps de souffler “Allah akh…” avant que l’enfer ouvre grand ses portes de bruit et fureur, l’enfer, pas le paradis.
Mais là où il est, ça revient au même.
L’oléoduc s’est fracassé par le milieu, dégorgeant un geyser de feu qui déploie sa draperie contre le ciel blanc.
Dans le siphon, le pétrole raffiné avale les flammes qui se ruent vers l’amont, comme vers l’aval, à la vitesse d’un métro express dans son tunnel.
Il lui faut trois minutes vers l’amont pour atteindre une première cuve, autour de laquelle se dispersent des fourmis humaines.
La cuve, cent quarante mille barils de brut, saute comme un bouchon de champagne.
Et une seconde.
Et une troisième.
Le terminal en compte six mille.
Trois minutes et une poignée de secondes après le martyre d’Ahmed, dont il n’existe plus rien, il ne demeure pas grand-chose non plus de l’inhumaine cité pétrolifère.
Seulement une méduse pourpre entourée de flocons boursouflés d’encre noire, qui se déploie dans le ciel sur neuf kilomètres de hauteur, très semblable à un champignon nucléaire, et pour des résultats similaires.
Mais ce n’est pas tout.
La même chose vient de se passer, au même moment, au Bahreïn et dans tous les Emirats, en Irak, au Koweït, en Azerbaïdjan, au Turkménistan, en Angola, au large du Congo, ailleurs encore.
Trente-six attentats, minutieusement préparés des années durant, par les vrais Maîtres du monde.
Et pour la plus grande part réussis.
Quelque part, quelqu’un, et peu importe qu’il s’agisse ou non de Ben Laden (d’ailleurs, est-il seulement en vie et existe-t ‘il vraiment ?), se frotte les mains : le sang de la part d’humanité inhumaine, celle qui est irrécupérable dans le besoin d’une expansion sans limite, impossible…, est en train de partir en fumée.
Le 11 septembre 2001, à côté, c’est une flamme d’allumette…
C’est ainsi que ça a commencé, oui.
Mais on peut tout aussi bien considérer que les vrais débuts remontent à cette journée de 1859, en Pennsylvanie, près d’un misérable bled nommé Titusville, alors que le colonel Drake, moustaches en croc, gueule de pirate, grand chapeau gansé, deux pistolets de marine dans les fontes, regardait avec étonnement fuser la première éruption de l’or noir trouvé presque par hasard dans un gisement étalé à trente mètres seulement sous ses pieds bottés.
Ou, bien plus loin encore, en compagnie de ce paysan babylonien qui, de ses mains noires, récoltait les schistes bitumineux affleurant six mille ans avant l’hypothétique Jésus-Christ pour en sceller les briques de sa maison.
Bien vains calculs.
Il y a toujours un commencement aux commencements et, si ça vous amuse, on peut le faire remonter à la fracture de Gondwana, il y a cent quarante millions d’années, alors que, suite à une élévation de température, une biomasse considérable s’enfouissait dans des cavernes pauvres en oxygène comme en bactéries, se muait en vases répugnantes riches en macromolécules carbonées qui, sous la pression, finiraient par se casser pour se transformer en hydrocarbures.
En vérité, on ne sait jamais vraiment quand ça commence.
Par contre, comme pour les histoires d’amour, on sait très bien quand ça finit.
Le litre d’essence flambe encore
Avec un prix de 25 € le litre à la pompe, résultant du baril à 500 $, un cap que seuls quelques pessimistes croyaient pouvoir être atteint,
et encore pas avant 2015 à 2020, vient d’être franchi.
Pas le dernier ?
Tout porte à le croire car, outre le fait que la situation internationale a bloqué la totalité de l’exploitation moyen-orientale, il semble désormais avéré que les stocks mondiaux ont été de beaucoup et sciemment, surévalués.
Si l’on ajoute que le robinet du gaz russe…
Les Nouvelles du Monde, avril 2007
12 avril 2026, 7 h 30 : Un matin comme un autre…
Pierre Deydet saisit d’une main prudente les guides du cheval qui devait le transporter à l’autre bout de l’Europe.
Il ne lui faisait aucune confiance.
C’était un beauceron d’âge incertain, qu’il avait négocié à Jarod Valtard, surnommé Jarod de France, dont les haras mangeaient du terrain tout autour de Toulouse, à travers les rocades à l’abandon, les routes secondaires mangées par les herbes, les résidences pour la plupart abandonnées transformées en boxes. Pour ce cheval, Pierre avait presque tout cédé de ses maigres possessions, même son ordinateur, dont le contenu le plus précieux était à l’abri dans le bionodule enfoui dans le pli de son coude gauche.
Il frappa l’épaule de Luc Latâche, son ami de toujours, avec qui il partageait l’appartement de la rue Bouffon dont les fenêtres donnaient sur la galerie des dinosaures, et le sourire cruel du tyrannosaure qui ouvrait sa gueule à dix mètres à vol d’oiseau de leurs chambres.
– Tu es sûr ? fit Latâche en lorgnant d’un air circonspect le cheval qui, harcelé par les taons matinaux, ne cessait de frémir, de piaffer et de faire des écarts, ses sabots récemment ferrés martelant le parvis du Muséum d’histoire naturelle, où clapotaient les eaux montantes du fleuve dont le lit avait depuis longtemps pris ses aises avec les quais.
– Sûr de quoi ?
– Que tu arriveras…, il existe encore des transports en commun, tu sais, il y a même une ligne à peu près fiable, le train à copeaux, comme on dit. Tchouc-tchouc, tu pourrais…
A l’ombre du chapeau de paille qui lui piquetait le visage de têtes d’épingle lumineuses, Pierre sourit dans le vague en secouant la tête.
–Le train…, murmura-t-il en regardant Luc Latâche de biais.
Les deux quinquagénaires savaient bien qu’ils avaient peu de chances de se revoir.
Ainsi en allait-il du monde.
Mais ce ne sont pas des choses qui s’avouent.
Luc Latâche était paléontologue, il revenait d’un périple hasardeux en Afrique dont il avait décidé de ne rien dire et préférait pour l’instant continuer à étudier ses fossiles de créodontes.
Un fossile avec ses fossiles, ricanait-il.
Pierre Deydet, lui, avait opté pour le départ.
Je ne choisis pas, je dois, affirmait-il, un rien péremptoire.
Chacun son truc.
Il saisit fermement le pommeau de la selle, s’éleva d’une détente qui ne faisait pas son âge, atterrit sur le dos de la bête ; le cheval protesta par deux pas d’amble avant de baisser la tête, vaincu.
Déjà, le museau tordu par une pression des rênes, il faisait demi-tour.
– Comment tu l’appelles ? lança Luc.
– Je ne l’appelle pas. Il suffit qu’il trotte et la boucle…
Pierre Deydet avait répondu sans détourner la tête, sa monture clapotait déjà dans l’eau limoneuse qui avait envahi le Jardin aux platanes presque tous tronçonnés ; sur la gauche, les enclos vides témoignaient de la liberté rendue à leurs captifs.
Il agita la main, son grand corps dégingandé tressautait au pas capricieux de sa monture.
Puis un fourré l’avala.
Dans le ciel d’un bleu déjà féroce, des nuées de mouettes criardes saluaient le matin d’un jour comme un autre.
Le Moyen-Orient dans l’impasse
Situation bloquée et aucun espoir de déblocage, telle est résumée, dans son accablante simplicité, la situation sur le théâtre du Moyen-Orient.
La très étroite marge de mouvement du corps expéditionnaire américain de l’opération Ultimate Shield semble bel et bien compromise après les attaques nucléaires tactiques sur les centrales et les sites de lancements iraniens, consécutifs au tir de l’unique missile Tor-M1 qui s’est écrasé sans dommages dans le désert.
La Chine et la Russie ont clairement fait comprendre…
Les Nouvelles du Monde, juin 2007
12 avril 2026, midi : Un rêve impressionniste…
Après avoir parcouru un méandre de petites rues où s’accrochait un soupçon de fraîcheur à trente-sept degrés, Pierre traversa le fleuve sur le seul pont encore praticable bien que le cheval fût obligé d’avancer en quinconce au milieu des corps étendus…
Un des bienfaits douteux de l’élévation de la température était de pouvoir dormir à l’extérieur en toute saison.
Parfois un sabot heurtait un gisant qui protestait en kurde, “Hayaxwe pêdan !“, en ouzbek “Diqqat !“, en wolof “Nank !“, et en dix autres langues, mais il n’y pouvait rien.
Le cavalier longea les rizières communales ou des fonctionnaires étaient déjà à l’œuvre, dans l’eau jusqu’à la taille, le buste et la tête protégés par une cape translucide anti-UV qui les faisaient ressembler à des lucioles faisant du surplace au ras de l’eau turquoise.
L’aéroport, transformé en pisciculture par l’ancien maire Jim Lee Tong, fumait dans le soleil de midi, les barques nonchalantes qui s’y ancraient paraissaient sortir d’un rêve impressionniste.
Les voitures privées interdites
Le décret de loi est tombé ce matin, après un débat à la Chambre qui ne s’est achevé qu’aux environs de trois heures : comme prévisible, l’interdiction totale de circuler pour tout véhicule privé, a été promulguée, la gendarmerie et les milices privatives ayant ordre de faire respecter la loi, par tout moyen jugé nécessaire.
Seuls la police, l’armée et les services d’urgence, comme les ambulances ou les pompiers, pourront encore bénéficier des réserves nationales de brut qui se monteraient à 37 jours utiles.
Quant au coût sur le front industriel, et donc des emplois il est pour l’instant…
Les Nouvelles du Monde, août 2009
12 avril 2026, 16 h 20 : Une libellule solitaire en vadrouille…
Le cavalier solitaire longea l’avenue principale, dont un pâté sur deux avait été incendié lors des émeutes de septembre 2009 et pour la plupart jamais déblayés, faute de main d’oeuvre et surtout d’intérêt à court terme, leurs anciens habitants ayant depuis longtemps quitté la ville.
L’arête des décombres noircis, où des plantes vivaces avaient commencé à pousser, se détachait en ombre chinoise crénelée sur le fond lui aussi incendié du ciel.
Les sabots du cheval qui, malgré les efforts de Pierre, s’immobilisait périodiquement pour arracher de ses dents jaunes des pousses anarchiques, résonnaient entre les pans effondrés.
A part quelques vélos ou tricycles à deux ou trois places, couronnés d’une ombrelle ondulante, l’avenue était déserte, à l’image de la ville, vidée en moins d’une décennie des trois quarts de ses résidents, à cause des troubles populaires, du H5N3, de l’incident d’Airbus, du subit effondrement des ressources alimentaires de masse.
Du passage abrupt à cette économie de guerre, Pierre Deydet, étant de ceux qui l’avaient attendue de longue date, s’en était comme d’autres accommodé.
Avec les deux heures d’électricité quotidienne et tout ce qui s’en suivait, l’essentiel étant que son ordinateur ne lui fit pas faux bond pour communiquer avec ses amis d’avant, ce à quoi l’énergie mixte de la communauté avait pourvu.
A un bourdonnement à peine perceptible au-dessus de sa tête, il leva les yeux.
Un ULM à piles solaires, dont les ailes de cormoran en fibres de carbone ultralégères étaient ocellées de jaune et de brun, suivait le tracé de l’avenue à moins de cent mètres d’altitude.
Pierre sourit pour lui-même à ce voyageur des airs, libellule solitaire en vadrouille.
Nouvelles émeutes sociales
Il apparaît maintenant, et ce n’est une surprise pour personne, que le gouvernement de coalition, malgré ses gesticulations, est incapable de faire face aux émeutes entraînées par le chômage technique (sic) dû à la fermeture de la majorité des entreprises nationales, la situation dans l’Hexagone n’étant que le reflet de ce qui se passe en Europe et dans tous les pays industrialisés.
Ce qu’on n’appelle plus que le Vendredi jaune a jeté dans les rues des millions de chômeurs sans ressources dont les manifestations, comme il était à prévoir, ont tourné à l’émeute, souvent sanglante, comme en témoigne la seule journée du 18, où l’on comptabilise plus de 550.000 morts sur le territoire.
L’état d’urgence…
Les Nouvelles du Monde, octobre 2009
Nuit du 12 au 13 avril 2026 : Splendeurs nocturnes…
Le cavalier ne s’arrêta à la nuit tombée une fois qu’il eut atteint la forèt, ou ce qu’il en restait, la troisième, puis la quatrième tempête, qu’on n’avait plus osé appeler “du siècle“, ayant jeté bas la plus grande partie des arbres.
Mais, la forèt étant redevenu la matière première la plus précieuse, les lieux bourdonnaient du crissement incessant des tronçonneuses au colza et du ahanement des scies à main maniées par de robustes bûcherons ukrainiens ou polonais qui chantaient en travaillant, comme les nains de Blanche-Neige multipliés par mille.
Le labeur ne s’arrêterait pas de la nuit, l’emploi en forêt étant trop rare et apprécié pour qu’on risquât de le perdre.
Pierre s’était appuyé à un troène encore debout, auquel il avait attaché son cheval sans nom, qui semblait s’être habitué à sa présence.
Il mangea d’une salade de pommes de terre, d’un peu de purée de betteraves avec une demi-galette de froment.
Il croqua une pomme ayant traversé l’absence d’hiver.
Les oranges d’Israël, les fraises espagnoles, les bananes d’Afrique du Sud… fini, tout ça.
Les produits bourrés dans ses fontes venaient de la ferme d’Adrienne Malaguine qui, avec des centaines d’autres, avaient grignoté le périmètre résidentiel autour de sa maison.
Rassasié, Pierre cala sa nuque contre une couverture et laissa son regard errer dans le ciel que la taie des pollutions ne voilait plus.
Il dormit malaisément, sentant peser sur ses paupières le poids de toutes ces étoiles indifférentes dont il ne connaissait pas le nom, splendeurs nocturnes offertes autant qu’inaccessibles.
Epidémie de grippe aviaire !
Il est encore trop tôt pour dénombrer le nombre de victimes européennes du virus variant H5N3.
Des millions, mais encore ?
Aucune comparaison avec l’hécatombe de la grippe espagnole de 1918, assure le Commission européenne de la santé.
Vraiment ?
Cela reste à voir et nous administre en tout cas la preuve que le dicton voulant qu’un malheur n’arrive jamais seul garde toute sa pertinence.
Car il est d’une ironie certaine que, peu de temps après le crash pétrolier, la grippe aviaire, dont on croyait la menace écartée après avoir été pendant tant d’années agitée dans le vide…
Les Nouvelles du Monde, avril 2007, janvier 2010
19 avril 2026, au crépuscule : Les délices d’un nectar oublié…
Il fallut près d’un mois au cavalier pour atteindre les environs de Bruxelles.
La plupart du temps, il suivait les nationales craquelées, parfois des tronçons autoroutiers où s’alignaient d’innombrables véhicules à l’abandon, voitures particulières ressemblant à des scarabées desséchés en train de cuire au soleil, conglomérats de camions avec leurs remorques réunis en conclaves dinosauriens sur des aires de repos ou les parkings de stations-service pillées et désossées, leur précieux fluide autrefois sucé jusqu’à la moelle par les derniers résistants automobiles.
Des familles venues d’un peu partout dans le monde avaient en certains cas élu domicile dans une carcasse encore hospitalière, en particulier des autocars, transformés en véritables HLM horizontaux autour desquels s’éparpillaient des hordes de gosses en quête de nourriture.
Ses provisions étant arrivées à leur fin prévisible, c’est auprès d’un ensemble de bus et de caravanes assemblés en cercle comme des chariots attendant l’assaut des Indiens, que Pierre décida de faire halte.
Les migrants, des Kurdes irakiens, lui firent bon accueil après s’être assurés qu’il ne portait pas d’arme.
Alors qu’il palabrait auprès d’un vieillard à barbe blanche sans doute pas plus âgé que lui, il aperçut, au centre de l’espace formant une cour intérieure, un spectacle qu’il ne lui avait pas été donné de voir depuis…
Combien ?
Quinze ans ?
Des poules.
Des poules !
Une douzaine, qui caquetait en battant des ailes.
D’où venaient-elles, ces rescapées ?
Sans doute avaient-elles suivi la même filière secrète que les humains qui les couvaient.
Le chef kurde se mit à rire alors que, dans un geste machinal, Pierre tendait le bras vers les volatiles.
Un quart d’heure plus tard, après s’être délesté de son unique casserole, son interlocuteur avait dédaigné les 500 euros tirés de la liasse roulée sous sa ceinture, il perçait le petit bout d’un oeuf de la pointe de son couteau et, au diable la prudence, en absorbait,les yeux fermés, avec de discrets “flurp“, le jaune tiédi, plus délicieux qu’un nectar oublié.
Tir de missile sur boat-people
Dans la lutte contre les filières sans cesse grossissantes d’une immigration que l’on n’ose même plus appeler clandestine, un nouveau pas vient d’être franchi.
Selon le capitaine d’un bateau de pêche qui affirme avoir assisté à la scène, un cargo chargé d’immigrés en provenance de l’Afrique de l’Ouest aurait été coulé par un tir de missile dans le golfe du Lion par un Mirage F1 de la base d’Istres.
Impossible pour l’instant de dénombrer les victimes, plusieurs milliers sans aucun doute.
La Ligue des droits de l’homme…
Les Nouvelles du Monde, avril 2007, janvier 2010
21 avril 2026 : Ne pas penser au cheval…
Touché par la marée violette du crépuscule, le camp s’étendait sous ses yeux aux limites du regard.
Noir de monde et c’était bien le cas de dire, avec ou sans humour.
Combien y avait-il ici de personnes rejetées par une Afrique subsaharienne qui rôtissait aussi sûrement qu’un bifteck oublié dans une poêle ?
Cinquante mille immigrants, cent mille, le double ou le triple, le Darfour transplanté.
Et comment avaient-ils fait pour arriver jusqu’ici, c’était une autre histoire.
Alors qu’il longeait un bric-à-brac insensé de tentes et de baraques, un hélicoptère furtif de la Sécurité territoriale à l’allure de rapace en chasse frôla l’ensemble disparate.
L’appareil disparut derrière une ondulation de terrain sous des “you-you !” et quelques rafales inopérantes de kalachnikovs artisanales.
Il y a encore du pétrole quelque part et des gens pour le brûler, pensa Pierre deydet avant de devoir se débattre au milieu d’une horde de gosses brusquement matérialisés autour de son cheval, qui le saisissant par les brides, qui lui palpant les flancs, qui tentant d’en escalader la croupe.
Assailli par une houle de questions lancées dans le pidgin sans cesse réinventé en usage chez les réfugiés, Pierre, de guerre lasse, abandonna sa monture à quelques douzaines de mains qu’il avait auparavant engraissées de pièces jetées à la volée.
“Nada aranô choval you !”
“Hisan très very gut with nou !”
“Sini toi ritrouve tuk !”
D’accord, d’accord.
Il mangea du bout des lèvres deux merguez trop pimentées qu’il espéra, sans s’en convaincre, qu’elles ne fussent pas de rat ou de chat, but un tord-boyaux qui le laissa sur le flanc.
Lorsqu’il sortit du sommeil, les tempes lancinantes sous un soleil déjà haut, il ne reconnut aucune des faces hilares qui lui avaient tenu compagnie la veille.
Où est mon cheval ? My Horse ? Hisan ? Dove ? On ne lui avait pas seulement volé sa monture, mais aussi son précieux couteau.
Les chapardeurs lui avaient laissé les livres qui ne l’abandonnaient pas et qui étaient ses bibles, ses raisons d’encore espérer, son espoir : “Quelqu’un“, “Liens d’Amour“, “Tuez-les tous, dieu reconnaîtra les siens“, “Dictatucratie” et “Les Protocoles de Sion“…, tous écrits par son ami.
Ils lui avaient aussi laissé sa carte Michelin, son argent qu’ils n’avaient pas su trouver et, ô merveille, son ticket d’embarquement pour le Transatlantic.
Il abandonna le camp en essayant d’étouffer sa colère, et surtout de ne pas penser au cheval.
Ni comment il avait fini.
Accident nucléaire à Saint-Laurent-les-Eaux
Malgré les réfutations officielles, où le nom Tchernobyl semble avoir disparu du vocabulaire, l’incident survenu à la centrale de Saint-Laurent-les-Eaux a jeté sur les routes européennes un nouveau flot de fuyards, en ce compris énormément d’immigrés Kurdes et Irakiens, tandis que la contestation a pris un tour d’une extrême violence.
Après la fin du pétrole, doit-on envisager pour le pays la fin du nucléaire ?
Ce serait un nouveau tournant dans…
Les Nouvelles du Monde, mars 2010
29 avril 2026 : ce que sera le futur…
Ce fut en empruntant un coche régulier tiré par deux paires de chevaux laissant sur leurs erres une quantité impressionnante de crottin qu’il termina son voyage.
Et alors ?
Stendhal ne voyageait pas autrement.
Il avait cependant compté large, et parvint en vue de Zeebrugge à temps, la veille du grand départ.
Le dirigeable se voyait de loin, fixé perpendiculairement à son mât d’amarrage, ondulant dans le fort courant aérien venu de la côte à la manière d’un gros poisson orange cherchant à se libérer de l’hameçon. De près, en surplomb, le DSS 2026, conçu par les techniciens d’Airbus Industries nouvelles en collaboration avec Zeiss Inc., tous émigré en Belgique, seul pays d’Europe préservé des aléas du monde parce que le centre de commandement des Maîtres du monde s’y trouvait sous l’apparence de l’OTAN…, aurait plutôt ressemblé à une baleine cosmique, du genre de celles hantant les romans de science-fiction de T.J. Bass ou Robert Young que Pierre avait lus dans son insouciante jeunesse, sans se douter qu’un jour il les rejoindrait.
Des filins pendaient du ventre renflé, en toile de carbone, contenant vingt ballons remplis d’hélium, les douze moteurs en lignes à turbine méthanol semblaient autant d’insectes parasites accrochés à sa panse lisse, la vaste cabine aux larges baies aurait pu faire partie du Nautilus.
Ses vertèbres cervicales craquèrent, un étourdissement surprit Pierre Deydet.
Il se laissa tomber dans l’herbe jaunie.
Le Transatlantic le surplombait.
C’était le premier.
Le premier, pour la première traversée sans escale jusqu’à New York, depuis 1937.
Presque un siècle, qui avait défilé en rond à la vitesse de l’éclair pour revenir se mordre la queue.
Et lui, Pierre Deydet, ferait partie du voyage.
L’embarquement eut lieu comme prévu à 8 heures, après une nuit où le voyageur ne trouva pas le sommeil.
Il escalada l’échelle de coupée, son coeur battait, deux poignes solides l’aidèrent à prendre pied dans la cabine, tout en cuivre et bois lustré, à l’image d’un fumoir à l’ancienne.
Le prix du voyage inaugural, que son ami écrivain lui avait offert, représentait une vie de travail ; aussi les trente-six passagers ne comptaient-ils que des hommes et femmes très importants, pour une bonne part russes, indiens ou japonais.
Il ne leur adressa pas la parole, ne quittant guère sa minuscule cabine où il se contentait d’observer, nez écrasé contre le hublot, l’eau écumeuse qui défilait à cinquante milles marins de l’heure, deux mille pieds sous le ventre du Léviathan dont l’ombre se fragmentait sur les vagues.
L’alerte au cyclone fut lancée au soir du troisième jour d’une traversée qui devait en compter cinq, alors que les passagers dînaient dans la salle commune.
Le ciel à l’horizon s’était bouché en quelques minutes, barré d’une muraille indigo où se dessinait une sorte d’arbre colossal coiffé d’un chapeau nucléaire.
L’agitation subite des quinze membres de l’équipage, en uniforme impeccable, témoignait de la gravité de la situation, ce que confirma la voix du commandant, ordonnant à tous les passagers de regagner leurs cabines.
Pierre se leva en vacillant, un mouvement de foule jeta contre lui une femme qu’il avait déjà remarquée, une brune élégante qu’il lui semblait reconnaître…
Ce visage, mais oui, bien sur, Lady Lo…, l’amante de son ami…
Tant de temps avait passé depuis leur dernière rencontre en mai 2007 à Monaco, peu avant les grands évènements mondiaux et la super crise pétrolière.
Que faisait-elle ici ?
Il s’excusa gauchement, plutôt que d’oser une conversation.
Les femmes, depuis la mort de Jeanne, la secrétaire du site SecretsInterdits, lors des émeutes du Septembre jaune, il n’avait plus trop l’habitude.
A ce moment-là, une main géante secoua le DSS 2026.
– C’est moi…, Lorenza, dit la femme d’une voix précipitée, Pierre, tu ne me reconnais pas ? Ais-je changée à ce point ? Je dois rejoindre à New York mon Quelqu’un, c’est lui le Maître du monde, Al Duaïda, les actes terroristes, tout… il avait tout appris dans “Les Protocoles des Sages de Sion” et a tout repris à son compte…. Il est installé à New-York maintenant… Excuse mon sans-gêne, Pierre, mais j’ai peur ! Je préférerais ne pas rester seule…
Ses yeux très clairs, plantés dans les siens, ne cillaient pas.
A cet instant, les lumières s’éteignirent dans un concert de couinements.
Pierre entraîna la jeune femme dans sa cabine dont la porte, poussée par la gîte exagérée du dirigeable, se referma sur eux.
– Je ne veux pas voir, souffla Lorenza.
– Fermez les yeux, dit-il, refermant la main sur sa nuque.
Alors seulement il parla de la raison de son voyage, sa découverte, il savait que le “quelqu’un” dont on parlait partout, c’était son ami…
Il avait mis toutes ces années pour s’en rendre compte, son ami c’était Quelqu’un, c’était lui…
Il lui avait envoyé un message et avait finalement reçu une réponse…
Il parlait dans le hurlement assourdissant de la bourrasque, sans être sûr d’être compris de Lorenza, qui avait enfoui son visage au creux de son cou, dont il respirait le parfum floral, dont il sentait, sur sa poitrine, s’aplatir les seins malléables.
Il parlait et le Transatlantic dansait de plus en plus fort.
A travers le hublot obscurci, il voyait la silhouette du gigantesque cyclone se tordre tel un cobra prêt à frapper, se rapprochant sans cesse.
A son tour il ferma les yeux.
L’homme et la femme finirent par basculer sur l’étroite couchette où ils n’eurent plus qu’à se serrer, deux blocs de vie en attente au sein de l’obscurité battante.
Pierre se sentait étonnamment calme, il avait rêvé cela toute sa piting de vie, et au moment ultime…. il ne savait plus, lui le priapiste restait de marbre…
Il avait conscience d’être suspendu au bord d’un gouffre.
Il pouvait aussi bien y basculer que le traverser sur les ailes du vent.
Même quand il ne s’agit que de brèves secondes en suspens, on ne peut jamais savoir ce que sera le futur…
Un pan de ciel bleu
Pour la première fois depuis 1900, la température moyenne mondiale, qui n’avait cessé de croître, a enregistré, pour 2025, une baisse certes minime mais significative de 1,3 dixième de degré.
Tout porte à croire…
Les Nouvelles du Monde, mai 2026