Les texticules d’Orang-outan…
Je crois que c’est le jour, où Orang-outan a failli y passer… que j’ai enfin compris que les belles histoires qu’il écrivait correspondaient effectivement à une réalité incontestable. Ne vous trompez pas, je n’ai jamais mis en doute la teneur de ses texticules.
Je les ai vu naître, même si je garde aujourd’hui un souvenir assez flou des circonstances de leur venue au monde.
J’ai été témoin de leur maturation, même si maintenant je suis dans l’incapacité d’en citer le moindre catalyseur, la moindre source d’inspiration, un quelconque facteur ayant provoqué des remises en cause profondes, indispensables à leur mûrissement.
A vrai dire, si je devais expliquer mes trous de mémoire, je dirais que c’est essentiellement parce que dès le départ, j’ai pris ses texticules pour des histoires, justement, quelque chose faisant partie de l’imaginaire pur, pas fondamental en résumé…
C’était fabuleux…, oui c’est le mot…, j’ai toujours envisagé sa réflexion comme celle d’un poète, d’un interprète à sensations, jamais comme une réelle étude d’un scientifique…
C’était d’une fable dont je venais m’abreuver tous les jours, pas d’une démonstration…
Je le laissais écrire et je le lisais, lui même ne m’a jamais demandé mon avis sur la question de toutes manières…
C’est le jour où je l’ai découvert à l’agonie…, que tout à basculé dans ma tête.
Ce jour là, bien évidemment j’ai compris que je devais devenir son éditeur.
On s’était engueulé deux semaines plus tôt, il prenait tout cela bien trop à cœur, aussi il avait fini par m’effrayer et nous avions rompu les ponts.
Peut être suis je un peu responsable de ce qu’il s’est passé alors ?
Pendant des décennies, les scientifiques ont défendu l’idée selon laquelle pour survivre, les espèces devaient s’adapter à leur environnement…
Cette idée c’est révélée éminemment fausse…, la survivance c’est plus une histoire d’individu que d’espèce !
Lorsque l’environnement vient à changer radicalement, seuls les individus adaptés survivent…, les autres n’ont pas de seconde chance, pas plus que de délais d’adaptation d’ailleurs…
Le processus de mutation en amont est essentiel à la survie…, je parle de survie volontairement, vous l’aurez compris, je ne crois pas à l’évolution des espèces…, il n’y a pas de but ultime à atteindre, il n’y a pas de course au perfectionnement…
“Nous sommes en guerre perpétuelle contre l’univers“, aimait à dire Orang-outan, “en permanence je ressens la pesanteur de sa main mise sur mon existence. Tous ces écologistes, ces défenseurs de la nature ne sont que des sots ! Ils encensent l’ennemi ! L’environnement n’a pas besoin que l’on s’occupe de lui ! Non mais qu’ils peuvent être vaniteux ! Ils suffirait qu’on pousse le bouchon un peu trop loin pour que la nature se déchaîne ! Elle pourrait nous éliminer comme un rien ! Nous rayer de la réalité… Piting !“…
J’ai enfin compris en quoi Orang-outan était différent…
Il ne s’est jamais senti faire partie de l’univers…
C’est vrai qu’il était plutôt solitaire, que j’étais son seul ami, mais ce n’est pas de cela dont je parle.
Voyez-vous, la plupart des gens se conçoivent comme compacts, des quanta de vie baignant librement dans leur environnement…
Je parle plus d’une façon d’implicitement se percevoir que d’une réelle prise de conscience de la chose…
Orang-outan se sentait prisonnier de son état…
Il souffrait profondément de son asservissement, de sa condition de prisonnier de l’univers : “Je ne suis pas connexe, je suisse anal ! Je suis un singe lubrique traversé sexuellement de part en part par l’univers…, Piting de piting !“…, répétait-il en permanence, “je suisse un tube, de la bouche à l’anus…, une sorte d’anneau allongé qui se laisse pénétrer par l’environnement dans lequel il coulisse…, dans cet interstice , en moi, que je sais ne pas faire partie de mon être, j’assimile une partie de l’univers…, je me nourris de lui…, il me donne l’illusion d’être, mais il n’en est rien car il m’entoure et me perce, il est le seul à être, alors que je crois prendre des forces, je ne fais que le filtrer…, mais bientôt nous ne seront plus…, mais bientôt nous ne seront plus…, il se joue bien de nous… piting, le con !“…
Les rapports d’Orang-outan à la mort se sont complexifiés avec le temps.
Pourtant il ne souffrait d’aucun type de maladie physique…
Il se savait simplement condamné par l’écriture.
Il avait très tôt pris conscience que la partie était jouée d’avance…, qu’il ne s’en sortirait pas…
Le jour où nous nous sommes engueulé, je suis arrivé chez lui à l’improviste…
J’en garde la vision cauchemardesque d’un être au bord de la folie…
Il a failli échouer… : “Je dois avaler l’univers avant qu’il ne m’avale !“…, m’a-t-il lançé les yeux exorbités alors que je passais le seuil de sa porte, “j’ai enfin résolu l’énigme ! J’ai trouvé la porte de sortie ! C’était un casse tête, une épreuve unique sans deuxième chance… La réponse était en moi, j’en suis sûr maintenant…, je suis symétrique verticalement…, mon membre érectile est le fruit de mutations ayant anticipé une certaine forme d’optimalité de l’allongement, probablement pour corriger une mauvaise donne…, mes jouissances me servent à percevoir le monde, pour l’y noyer sous les évidences de mes spermatozoïdes par milliers, heureusement imparfaits… Un échec à chaque fois, mais une éjaculation au bout du compte…, une capitalisation, une gigantesque base de données en sommeil n’attendant que d’être consultée…, car ma symétrie verticale attire inévitablement vers la question de l’asymétrie horizontale…, cette dualité entre mon cerveau et mes testicules, ma mémoire vive et ma mémoire morte…, je n’en peux plus, j’y suffoque…, je dois avaler l’univers avant qu’il ne m’avale !“…
Il se jetait sur tout ce qu’il pouvait attraper, le découpait fébrilement en petits morceaux et l’ingurgitait avec empressement …
Je restais sous le choc, éberlué par cette conclusion inattendue : Quel gâchis !
Lorsque qu’une dame de l’armée du salut est entrée dans son antre pour lui apporter sa soupe quotidienne, il est devenu comme une bète féroce…, il s’était jeté sur elle avec la ferme intention de lui disloquer le visage en se servant de sa mâchoire comme d’un levier.
Il lui mordit le haut du nez alors que sa dentition inférieure venait s’encastrer dans son palais, lui arrachant au passage ses canines et incisives supérieures sous le violent impact.
Il l’avait projetée au sol où une fulgurante douleur l’avait pratiquement tétanisé.
Il remuait comme une bête féroce ayant saisi sa proie.
Sans états d’âme, je sentais bien qu’il allait la répandre dans toute la pièce, l’éviscérer, la dépecer et l’engloutir.
Son sang coulait à flots.
J’en garde un souvenir unique venant stimuler mes capteurs olfactifs et gustatifs jusqu’à saturation.
Je ne pense pas avoir tenté de l’empécher d’agir de la sorte, aussi je crois qu’à un moment Orang-outan à dû prendre conscience qu’il faisait fausse route et qu’il a lâché prise.
J’ai profité de ce moment de doute pour m’enfuir sans demander mon reste.
Je ne l’ai pas vu deux semaines durant.
Peut être que cette descente au plus profond de son animalité a-t-elle été la clef de tout ?
Je sais maintenant qu’Orang-outan a réussi à rompre le cycle de la survivance telle que nous l’avons connu…, la réponse était effectivement en lui, il avait raison depuis le début.
Au bout d’une quinzaine de jours, j’ai voulu savoir comment allait mon ami de toujours…, je ne lui en voulais plus…
Il n’y avait pas de raisons de lui en vouloir, tout cela était logique en définitive…
J’ai tenté vainement de l’appeler, il ne daignait décrocher ni sur son fixe ni sur son portable et encore moins par émail ou par messages sur GatsbyOnline…
Je me suis donc tout naturellement rendu chez lui…, là où je l’avais abandonné lâchement sans prendre le temps d’écouter la raison pour laquelle il avait subitement bifurqué…
Je l’ai trouvé à l’agonie dans sa chambre étendu sur son lit…
Une agonie anormale je vous le concède…, il avait transcendé sa condition d’être vivant.
Son cerveau avait doublé de volume avant que sa boîte crânienne n’ait cédé.
J’avais loupé l’éclosion, cet état de conscience auquel il avait aspiré depuis que je le connaissais.
“La tête est un œuf !“, avait-il conclu un jour alors que de toutes évidence cela ne pouvait être qu’une métaphore, “je ne sais pour quelle raison tout un pan de nos possibilités à survivre à été ligaturé…, la mitose aurait dû être un mécanisme de reproduction commun chez les plus gros organismes…, comme pour les virii par exemple…, je ne comprends pas qu’il y ait eu une terminaison dans l’exploration de cette voie, je ne pense pas qu’après des millions d’années de mutations, la mitose cellulaire aurait abouti au clonage volontaire de l’organisme ayant hérité de ce potentiel…, quelque chose agace l’univers…, la mitose c’est l’affirmation de soi…, les modes de survivance actuels sont majoritairement liés au groupe et cela l’univers s’en accommode très bien…, il tient les survivants à sa merci…”…
Orang-outan a su consulter la bibliothèque qu’il avait en lui, il a mené une enquête et il a trouvé ce qu’il cherchait…
Il n’a pas eu besoin d’une grosse artillerie de machines scientifiques pour cela…
Paradoxalement, à force de mutations et d’héritages, l’univers l’avait engendré dans ce but…, bien malgré lui sans doute, car maintenant je sais qu’il avait raison…, l’univers oeuvre contre le vivant, il conspire contre la vie…, son chancre…, jamais il n’aurait désiré l’existence d’un être capable d’accéder à sa mémoire morte…
Le soir où je l’ai découvert entre vie et trépas, en pleine lutte contre l’univers lui même, qui le reniait de toute évidence, qui voulait en avorter…, je me suis dit qu’il fallait agir.
Orang-outan était sur le point de perdre…
Si son cerveau avait éclos, qu’il avait triplé de volume, il n’avait cependant pas happé assez de matière organique pour poursuivre sa croissance.
Il avait puisé tant bien que mal dans les ressources de son ancienne enveloppe comme s’il s’agissait d’un bulbe : ses membres avaient fondus, ses os s’étaient décalcifiés puis liquéfiés, le cerveau s’était nourri de leur sucs.
Le reste du corps s’était atrophié, rabougri puis asséché.
Le circuit sanguin s’était profondément modifié pour se recroqueviller dans le cou.
Le cœur qui y avait migré, battait toujours avec peine, mais pour combien de temps encore ?
Orang-outan ne pouvait plus s’alimenter.
Il était devenu connexe.
Son tube digestif avait disparu pour le rendre imperméable à l’univers.
Il ne respirait plus, son nez et sa bouche s ‘étaient obturés, ses poumons finissaient d’être digérés.
Il avait survécu en apnée prolongée…
La survivance a toujours hanté l’esprit d’Orang-outan, il se savait éphémère et souhaitait par dessus tout subsister après sa mort.
Pendant de longues années, isolé du monde, il s’est mis à écrire.
Même moi, son seul et unique ami, n’avais pas accès à ses dizaines d’ouvrages qu’il conservait secrètement.
J’ai cru au début qu’il constituait un lègue à l’humanité, un lègue où il parlait de lui comme c’était la seule chose qui l’intéressait.
Je pensais qu’il voyait en cela une forme de survivance mais aujourd’hui que j’ai enfin pu les parcourir, aujourd’hui qu’il ne peut plus m’en interdire l’accès, j’ai compris que je me trompais.
Il était lucide dès le début de son action : “Je ne survivrais pas au travers de mes écrits“, écrivait-il en préambule, “cet agglomérat linéaire et imparfait de pensées multidimensionnelles n’en n’est qu’une banale projection, une simplification sujette aux erreurs d’appréciation, aux désirs d’interprétation, de récupération et de détournement…, ma pensée n’est pas figée…, sa force réside dans son extraordinaire pouvoir de remise en cause…, écrire c’est cristalliser du faux…, une photographie de la réflexion…, en quoi pourrais-je aider les autres naufragés et qu’est ce qu’une pensée sans pouvoir en contrôler l’usage et l’impact, car les manuscrits de morts ne sont que de la poussière, en aucune façon une survivance“…
A la fin du préambule d’une vingtaine de lignes, il ne faisait aucun doute que les dix tomes imposants ne constituaient en rien un héritage, d’ailleurs en dehors de ce préambule il n’y avait plus rien de cohérent, juste des mots épars semblant choisis au hasard qui me firent croire l’espace d’un instant qu’il s’agissait d’un message codé.
Au début j’étais assez réfractaire à leur lecture, puis par curiosité j’entamais une tentative de déchiffrage à voix haute.
Ils eurent un effet immédiat.
La première phrase en avait donné la clef à mon subconscient, le reste du premier chapitre m’enseignait la façon d’utiliser les 10 tomes.
Il s’agissait du mode d’emploi.
C’est alors que l’univers était sur le point de triompher, que chaque battement du cœur d’Orang-outan, espacé du précédent d’un intervalle de temps de plus en plus long, semblait en être le dernier, que je me mis à opérer tel que les écrits me le dictaient.
Pour la première fois, un long échange s’instaura entre Orang-outan et moi.
Chaque fois que je lisais un passage, Orang-outan me renvoyait à un chapitre d’un autre tome.
C’était vraiment bizarre, comme si un dialogue sans fin s’était engagé entre la mémoire vive d’Orang-outan et sa mémoire morte à travers moi, une sorte de confrontation, de procès…, cela semblait redonner des forces à Orang-outan…, la croissance de son cerveau était repartie de plus belle, comme s’il n’avait plus besoin de l’univers pour croître, comme s’il avait trouvé son propre moteur, sa propre énergie…
Son cerveau autonome grandissait par à-coups, à chaque fois qu’il franchissait une étape dans la confrontation.
Cela dura des semaines.
Inconsciemment il finit par mourir de faim, écrasé par le cerveau qui occupait en fin de compte la totalité de sa chambre dont les murs commençaient à s’effriter.
J’avais accompli ma mission : faire d’Orang-outan un univers à part entière…