Les USA, l’empire de l’illusion…
Chris Hedges, ex-grand reporter du New Tork Times, titulaire d’un prix Pulitzer (la plus haute récompense en journalisme), fait partie de ces intellectuels dont la parole porte de plus en plus loin. Il brosse ci-dessous un tableau très sombre d’une Amérique que Wall Street a mise en coupe réglée, seule lueur d’optimisme : la rébellion des gosses de la classe moyenne.
Après un discours bref mais passionné dénonçant à la fois le Black Block (un cancer) et l’État de surveillance et de sécurité aux États-Unis (pire que la Stasi), l’ancien correspondant de guerre du New York Times Chris Hedges, vite assailli par une horde d’admirateurs, donnait, le mercredi 18 avril 2012, en soirée, une conférence à l’Université Libre de Bruxelles, à l’invitation du Centre d’étude de la vie politique Belge, et du ministre-président de la Communauté française en Belgique, Rudy Demotte. Ce fut extraordinaire !
Des lecteurs lui tendaient un des ses best-sellers pour obtenir une dédicace.
Des journalistes militants l’interrogeaint sur le mouvement Occupy Wall Street.
D’autres encore lui prodiguaient des encouragements ou lui demandaient un autographe. Cette popularité s’étend en Europe, où paraît chez Lux Éditeur la traduction française d’un des essais du journaliste et auteur de 55 ans, intitulé : L’Empire de l’illusion, la mort de la culture et le triomphe du spectacle.
Avec son bonheur de façade et ses émotions fabriquées, la culture de l’illusion étend son emprise sur les États-Unis.
D’un salon de l’industrie de la pornographie à Las Vegas aux plateaux de la télé-réalité, en passant par les campus universitaires et les séminaires de développement personnel, Chris Hedges enquête sur les mécanismes qui empêchent de distinguer le réel des faux-semblants et détournent la population des enjeux politiques réels.
Le portrait qui s’en dégage est terrifiant : régie par les intérêts de la grande entreprise, la culture américaine se meurt aux mains d’un empire qui cherche à tirer un maximum de profit de l’appauvrissement moral, intellectuel et économique de ses sujets.
Mais pire, l’Empire Américain, qui s’avère être l’empire du mal et des illusions, entraine le monde occidental dans sa chute !
– Dans votre essai L’empire de l’illusion, qui vient d’être traduit en français chez Lux, vous vous montrez particulièrement dur envers votre pays, où régne “la culture de l’illusion” !
– Cette forme de pensée magique grâce à laquelle des prêts hypothécaires sans valeur se transforment en richesse…, la destruction de l’assise manufacturière se transforme en possibilité de croissance…, l’aliénation et l’anxiété se transforment en conformisme pétulant et un État qui mène des guerres illégales et administre des colonies pénitentiaires où l’on pratique ouvertement la torture à l’étranger…, se prétend la plus grande démocratie du monde !
– Publié aux États-Unis après la crise financière de 2008 et avant l’émergence du mouvement Occupy Wall Street, votre ouvrage se veut-il un constat impitoyable de la déchéance des États-Unis ?
– Mon pays a été détourné par les oligarques, les grandes entreprises et une élite politique et économique égoïste qui exerce son pouvoir en fonction des nantis. Au nom de la patrie, de la démocratie et de toutes les valeurs ayant façonné le régime politique américain et l’éthique protestante, cette élite a systématiquement ravagé le secteur manufacturier, pillé le trésor public, corrompu la démocratie et saccagé le système financier. Pendant qu’ils se livraient à cette déprédation, nous sommes restés passifs, fascinés par les jolies ombres projetées sur les parois de la caverne et certains d’avoir en main les clés de la réussite, de la prospérité et du bonheur.
– Dans des chapitres précédant ce cri d’alarme, vous vous livrez à une critique en règle de la culture populaire américaine, qui régurgite les valeurs psychopathiques de Wall Street, notamment par l’entremise de la lutte professionnelle, de la téléréalité et de l’industrie florissante de la pornographie. Quelles sont les valeurs mises de l’avant par la téléréalité ?
– Ce sont les valeurs des psychopathes. L’autoglorification. L’incapacité d’éprouver du remords ou de la culpabilité. La traîtrise. Car le but est d’établir de fausses relations et de les trahir afin d’obtenir une gloire éphémère et de l’argent. Ce sont les valeurs de Wall Street. En tant que reporter, j’ai trouvé dans la téléréalité une très bonne fenêtre sur les maux de la société américaine.
– Avec vos lunettes rondes, votre front dégarni et votre veste conservatrice, vous avez davantage l’air du professeur d’université que vous avez été au cours de ces dernières années ; à Columbia, Princeton et Toronto, entre autres…, qu’au correspondant de guerre que vous étiez dans les années 1980 et 1990.
– Dans l’Empire de l’illusion, je ne suis pas plus indulgent à l’égard des médias d’information qu’à l’égard du milieu de l’enseignement supérieur. Selon moi, les deux servent les grandes entreprises, dont ils perpétuent les valeurs et défendent les intérêts.
– Lauréat d’un prix Pulitzer en 2002 pour votre contribution à des articles du New York Times sur le terrorisme, vous avez quitté ce journal dans la foulée de la parution de son premier best-seller, War Is a Force That Gives Us Meaning, et de ses critiques de la guerre en Irak. Pourquoi ?
– Je dénonçais la guerre et le Times m’a demandé d’arrêter de le faire. Et je ne pouvais pas le faire ! Me définissant comme un anarchiste chrétien dans la lignée de Dorothy Day, je ne suis pas de ceux qui ont vu en Barack Obama l’incarnation d’un changement véritable. Comme l’écrivait Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis, la question n’est pas de savoir comment porter au pouvoir de bonnes personnes – la plupart des personnes attirées par le pouvoir sont, au mieux, médiocres, comme Obama, ou, au pire, vénales, comme George W. Bush et (Stephen) Harper -, la question est de savoir comment nous pouvons arrêter le pouvoir de nous causer du mal autant que possible.
– N’est ce pas dans cet esprit que vous avez intenté des poursuites contre Barack Obama et le secrétaire à la Défense Leon Panetta concernant la loi NDAA (National Defense Authorization Act).
– Cette mesure pourrait permettre à l’armée américaine de détenir de manière illimitée et sans inculpation tout citoyen américain soupçonné d’être un terroriste ou un accessoire au terrorisme. Ma plaine a pour but de démontrer qui ils sont et ce qu’ils sont devenus.
– L’expression “culture de l’illusion” que vous utilisez en rappelle une autre : “rêve américain”. Au fond, ne s’agit-il pas d’une caractéristique pérenne de la sociologue américaine ?
– Bonne question. Ce n’est pas nouveau, c’est vrai. Mais la réalité politique et économique est nouvelle. Il y a toujours eu dans la culture américaine une forme d’infantilisation. Mais en même temps, par le passé, il y existait des possibilités de se réaliser, de toucher du doigt ce qu’on a pu appeler le rêve américain. Aujourd’hui, le système est calcifié. Pour les parents de la classe moyenne qui ont perdu leur travail – dans l’industrie par exemple : un job correct qui leur donnait droit à un plan-pension et à une sécurité sociale – il est devenu évident que non seulement ils ne retrouveront jamais une telle place mais que ce type de boulot sera inaccessible à leurs enfants. C’est ça la différence. Quand la béance s’agrandit trop entre ce que les gens pensent être (ou pouvoir devenir) et la réalité, les choses deviennent dangereuses, politiquement parlant. Ces gens qui sont murés dans cette illusion ne grandissent jamais.
– On a coutume de dire que les Américains sont de grands enfants…
– Et c’est vrai ! Quand ils se rendent comptent que leurs rêves ne se réaliseront jamais, ils se comportent comme des enfants. Ils en appellent à des solutions simples, démagogiques, à un retour aux traditions, à un sauveur… Ce qui explique le succès de la droite chrétienne aux Etas-Unis.
– Longtemps, on a expliqué le fait que le socialisme n’a jamais véritablement pris racine aux USA précisément par cette perspective offerte par le système de voir son sort individuel s’améliorer, de devenir petit propriétaire, de grimper l’échelle sociale, etc.
-Avant la Première Guerre mondiale, le socialisme a été une force dans la vie politique américaine ! Eugene V. Debs, candidat du Socialist Party of America aux élections présidentielles de 1912 a recueilli 900.000 voix, soit 6 % de l’électorat. Mais cette gauche américaine a été détruite par le pouvoir. Et ce fut un appauvrissement tragique pour la démocratie américaine. Dans les années 70, quand a commencé à se développer le corporate capitalism (capitalisme régi par les intérêts de la grande entreprise, par opposition au capitalisme “familial”), dont on subit les effets tragiques aujourd’hui, il ne s’est trouvé aucun contre-pouvoir. Tout ce qui avait été mis en place par le New Deal sur le plan social – à l’époque, pour sauver le capitalisme – a été détruit.
– En Amérique, aujourd’hui, quand vous trébuchez, personne ne vous rattrape : vous tombez !
– La dégénérescence de la vie politique américaine est beaucoup plus sévère que dans n’importe quel pays industrialisé du monde. Les signes sont tangibles, comme dans tous les empires en déclin : routes, ponts, réseau ferroviaire, système scolaire… tout est déglingué. Et comme dans tous les empires déclinants, cette situation fait le nid des forces antidémocratiques et même totalitaires. Même la Cour Suprême n’est plus un contre-pouvoir. La semaine dernière, elle a autorisé la police à effectuer des fouilles corporelles, et à mettre nu toute personne arrêtée, et ce pour n’importe quel motif. Les autorités peuvent abuser de leur pouvoir : c’est une inversion complète de l’esprit du droit, et vous citoyen vous n’avez aucune voie de recours. C’est un retournement complet de l’esprit du droit. C’est juste un petit exemple pour vous montrer à quel point le système américain s’est perverti.
– Le capitalisme y est pourtant contesté : pensons au mouvement Occupy Wall Street…
– Occupy Wall Street est le mouvement de fils et de filles de la classe moyenne qui se retrouvent déclassés. Ils sont allés dans les bonnes universités, ils ont cru que s’ils respectaient les règles du jeu, s’ils travaillaient dur, il y aurait une place pour eux. Mais ils ont pris la réalité en pleine figure. C’est ce qui a donné naissance à ce mouvement. Le pouvoir a essayé de le casser et y est en partie parvenu. Mais toute cette désespérance, cette aigreur, cette frustration, cette rage sont toujours là. Elles se sont même accrues.
– Comment vont-elles se manifester désormais ?
– Personne ne le sait. J’ai couvert les révolutions dans les pays de l’Est, j’ai passé sept ans au Moyen-Orient, où j’ai suivi l’Intifada palestinienne, et je peux dire que chaque mouvement de ce type a une vie propre et est mu par des forces mystérieuses. Vous ne savez jamais comment il peut évoluer et jusqu’où il peut aller.
– Vous avez perdu espoir en Barack Obama ?
– Barack Obama est un avocat et il sert ses clients. Et il suffit de voir qui sont les donateurs de sa campagne électorale pour comprendre qui sont ses clients. Obama travaille pour le Corporate State (l’Etat régi par les intérêts de la grande entreprise). Rappelez-vous en 2008, quand le capitalisme était dans le coma, Wall Street avait vraiment très peur. Obama fut en quelque sorte le sauveur du système. Il a promis à maintes reprises d’introduire de la régulation à Wall Street, que des procédures criminelles seraient lancées contre certains, etc.
– Rien de tout cela n’a été fait !
– Exact, rien n’a été fait ! Donc, je n’ai aucun espoir en Barack Obama !
– Pourtant, la situation est extrêmement grave ; il faut un changement radical.
– C’est la raison pour laquelle le mouvement Occupy Wall Street est si important. Sociologiquement – des enfants de la classe moyenne, des banlieues plutôt aisées, je l’ai dit – il peut devenir un mouvement dominant. Et cette perspective terrifie le Corporate State.