Louis-Ferdinand Destouches… Céline
Rarement écrivain aura autant suscité les passions que Louis-Ferdinand Céline. Que l’on apprécie le style novateur de Voyage au bout de la nuit, où que l’on déteste le sulfureux pamphlétaire antisémite, nul ne peut rester indifférent. Si l’œuvre est relativement familière au plus grand nombre, la vie de l’écrivain est souvent méconnue du public, prompt à se satisfaire d’épithètes préfabriquées. Depuis une dizaine d’années, Louis-Ferdinand Céline est l’écrivain français le plus lu et le plus étudié à l’université. Les publications critiques ne sont pas en reste. Il ne se passe pas un mois sans qu’un livre sur Céline affronte les tables des libraires… Un record dans le genre. Cette profusion éditoriale permet de mieux comprendre une vie riche et complexe et d’appréhender l’œuvre loin des passions partisanes. Dans Rigodon, Céline avait écrit : « Nous vivons presque sept vies de chat, ça se voit, sept fois plus cons qu’eux… » Sept, c’est bien le nombre de vies qu’il a fallu à Louis-Ferdinand Céline pour atteindre son long voyage au bout de la nuit… Suivons-le dans ce long dédale littéraire.
Première vie : 1894-1911
La jeunesse de l’écrivain est assez classique pour l’époque. Louis-Ferdinand Destouches est né le 27 mai 1894 à Courbevoie, dans une famille de la petite bourgeoisie. Si, par la branche paternelle, les Destouches peuvent prétendre à une ascendance nobiliaire, la réalité quotidienne est plus prosaïque. Auguste Destouches, le père du futur écrivain, est gratte-papier dans une compagnie d’assurances tandis que Marguerite Guillou, sa mère, exerce la profession de commerçante. Rien de bien prestigieux pour ces déclassés qui ont de grandes ambitions pour leur fils unique. Le lieu de naissance de Louis Destouches est aussi un symbole. En cette année 1894, Courbevoie ce n’est pas tout à fait Paris, mais ce n’est plus tout à fait la campagne. De facto le futur Céline naît dans une sorte d’entre-deux social et géographique ; à cheval entre un passé disparu et un futur encore incertain. Six mois après la naissance de Louis Destouches éclate l’affaire Dreyfus. Cet événement ne sera pas sans conséquence. L’ordre, l’armée, le travail, et la patrie sont des valeurs de la famille Destouches. Auguste, son père, est un lecteur assidu de la presse antisémite de l’époque, et jusqu’à sa mort, en 1933, il refusera de croire en l’innocence du capitaine Dreyfus… Tous ces éléments participeront à l’éducation de Louis Destouches qui baignera dans une ambiance ultranationaliste et antisémite.
Au tournant du siècle, la famille Destouches s’installe à Paris, passage Choiseul, où Marguerite ouvre un commerce de dentelles et de bibelots. Contrairement à ce qu’il écrira plus tard dans Mort à crédit, la jeunesse de Céline est sans histoire. L’enfant est même trop choyé par ses parents… Seul souvenir douloureux, la mort, en 1904, de sa grand-mère, Céline Guillou, que Louis Destouches adorait. Quelques décennies plus tard, au moment de publier Voyage au bout de la nuit, Louis Destouches se souviendra de ces instants complices avec son aïeule et prendra son prénom pour pseudonyme. Après l’obtention du certificat d’études, les Destouches songent à l’avenir de leur rejeton. Sans grande originalité, l’enfant est promis au commerce moderne. Si l’on en croit Céline, Marguerite Destouches rêvait pour son fils d’un poste d’acheteur dans les grands magasins… À cet effet, Louis Destouches est envoyé en Allemagne, puis en Angleterre pour apprendre les langues étrangères. Retour à Paris, et c’est l’apprentissage de plusieurs métiers dans le quartier de l’Opéra. Mais un obstacle demeure avant de se lancer dans la vie ; le service militaire.
Deuxième vie : 1911-1931
En 1911, Louis Destouches devance l’appel, et s’engage au 12e Cuirassiers de Rambouillet pour trois ans. Incorporé, le Maréchal des logis Destouches découvre la morne vie de caserne et son cortège de brimades. Mais c’est pendant cette période qu’il commence à écrire ce qui deviendra les Carnets du cuirassier Destouches. Premier jalon littéraire. En juillet 1914, éclate la Grande Guerre. Comme des millions d’autres, Louis Destouches est mobilisé, et le 12e Cuirassiers se met rapidement en marche. On remarquera, au passage, que le futur Céline officie dans une arme, certes prestigieuse, mais quelque peu désuète en ce début de XXe siècle. Toujours cet entre-deux… Les premiers mois du conflit seront éprouvants. Avancées et retraites incessantes sous le feu de l’ennemi et sous une chaleur de plomb. Pendant ces longues marches, le jeune parisien découvre la violence de la guerre, la mort, et la triste réalité des combats. En octobre, au cours d’une mission où il s’est porté volontaire, le cuirassier Destouches est blessé au bras et renvoyé à l’arrière pour être soigné. Cet acte de bravoure lui vaudra la médaille militaire et une page entière dans L’Illustré national. Malgré une opération chirurgicale réussie, il est déclaré invalide et finalement, Louis Destouches sera réformé après quelques années passées au consulat de Londres. Au final, Louis Destouches ne connaîtra pas la guerre des tranchées, mais il ne sortira pas pour autant indemne du conflit. Rendu à la vie civile, Louis Destouches s’embarque pour le Cameroun, ancienne colonie allemande tout juste conquise par les Français. Pendant un an, il sera chargé de commercer avec les autochtones pour le plus grand profit d’une compagnie commerciale. Mais l’expérience ne dure pas longtemps. Le jeune homme est rapatrié en France pour des raisons sanitaires. De retour à Paris, Louis Destouches cherche une situation stable et, en attendant, s’occupe avec de petits boulots. Pendant quelques mois, il travaille dans une revue de vulgarisation scientifique qui ne sera pas sans rappeler le Génitron de Mort à crédit. Au détour d’une annonce, il découvre que la Fondation Rockefeller recherche des conférenciers pour sensibiliser la population bretonne aux méfaits de la tuberculose. Louis Destouches est embauché, et rapidement, il donne la mesure de ses talents d’orateur. Plutôt bel homme est beau parleur, le conférencier fait merveille auprès de la population. À Rennes, il séduit la fille du docteur Athanase Follet, médecin influent de la faculté de médecine. Ce dernier veut bien donner la main de sa fille au jeune homme, mais à condition qu’il ait une situation, si possible, avantageuse et respectable. Ce sera la médecine et Louis Destouches se lance dans les études. Athanase Follet aide son gendre, installe le couple dans un appartement confortable du centre de Rennes, et subvient à leurs besoins financiers. La situation est enviable, un mariage s’ensuit, et une fille unique, Colette Destouches, naît de cette union.
Les études terminées, Louis Destouches doit soutenir une thèse. Son choix se porte sur la vie du médecin hongrois Philippe-Ignace Semmelweis. La thèse écrite par Louis Destouches est plus littéraire que scientifique. Les informations biographiques sont fragmentaires, et Louis Destouches n’hésite pas à inventer si besoin est… Néanmoins, cette thèse laisse entrevoir un remarquable talent littéraire qui annonce les romans futurs. L’intérêt que porte le futur Céline à Semmelweis n’est pas non plus anodin. Médecin en avance sur son époque, Semmelweis n’en est pas moins persécuté par les « mandarins » de la faculté, qui voient d’un mauvais œil les nouvelles techniques de ce médecin qui bouscule les conventions établies… La thèse soutenue avec succès, il ne reste plus à son auteur qu’à se lancer dans la vie professionnelle. Mais laquelle ? Ouvrir un cabinet médical privé ? Travailler en hôpital ? Choisir la médecine sociale ? Succéder à son beau-père et obtenir un poste enviable ? Louis Destouches n’est pas homme de confort. Après ses études, il accepte un poste au service hygiène de la Société des Nations et s’installe à Genève, sans femme, ni enfant. Louis Destouches n’est pas fait pour les conventions, ni pour la vie de famille. Le divorce sera inévitable. À Genève, loin de toute contrainte familiale, Louis Destouches mène grand train. Le jeune médecin contracte des dettes, multiplie les aventures, mais donne satisfaction à l’organisation. Le travail du jeune médecin consiste à écrire des rapports et à préparer des voyages d’études à l’étranger. Dans un premier temps, ses supérieurs hiérarchiques ne tarissent pas d’éloge sur ce jeune médecin, aux opinions un peu originales, certes, mais compétent. À partir de 1927, le vent tourne. Les frasques de Louis Destouches détonnent de plus en plus auprès de l’élite genevoise, et sa liaison avec Elizabeth Craig (la future dédicataire de Voyage au bout de la nuit), une très belle et très jeune Américaine, passe mal. Circonstance aggravante, pendant son séjour genevois, Louis Destouches écrit une pièce de théâtre satirique, L’Église, ayant la S.D.N. pour cadre. Cette pièce, inachevée et inégale, est une sorte de matrice primitive de Voyage au bout de la nuit. On y découvre Bardamu, Molly, l’arrivée à New York… mais aussi des considérations racistes et antisémites. Louis Destouches aura l’audace de montrer le manuscrit de L’Église à son supérieur qui est d’origine juive… En 1927, le contrat du médecin n’est pas renouvelé et Louis Destouches et Elizabeth Craig quittent Genève pour s’installer à Clichy. Louis Destouches ouvre un cabinet de médecine privée qui n’aura pas grand succès. Finalement c’est au dispensaire de Clichy (la Garenne-Rancy de Voyage au bout de la nuit) que Louis Destouches trouve un emploi stable, qui lui permet de se consacrer à une passion qui ne l’a jamais quitté, l’écriture. À Clichy, sans que personne ne le sache, le docteur écrit le roman de sa vie.
Troisième vie : 1932-1937
Début 1932, Louis Destouches envoie le manuscrit de Voyage au bout de la nuit aux éditions Denoël et aux éditions Gallimard. Le premier est enthousiaste, le deuxième tergiverse… Finalement, Céline signe un contrat avec Robert Denoël qui souhaite rapidement publier le texte en vue d’obtenir le prix Goncourt pour le Voyage au bout de la nuit. Pour y parvenir, Robert Denoël ne ménage pas sa peine vis-à-vis des journalistes. Convaincu de publier un livre qui ne ressemble à aucun autre, l’éditeur croit en ses chances. La critique aussi d’ailleurs, qui loue les qualités du livre, malgré l’omniprésence du langage argotique. Au sein du jury Goncourt, Jean Ajalbert et Léon Daudet sont les plus chauds partisans de Céline, et entraînent avec eux une partie de leurs confrères. Le Goncourt 1932 semble promis au Voyage au bout de la nuit, mais le jour dit, c’est le bien terne roman de Guy Mazeline, Les Loups, qui rafle la mise… Le scandale qui s’ensuit est énorme. Les journalistes accusent le jury Goncourt d’être corrompu par Hachette (le distributeur de Gallimard), et certains jurés s’invectivent par voie de presse… Finalement la non-attribution du prix Goncourt aidera à la promotion du Voyage au bout de la nuit, qui s’écoulera à près de 100 000 exemplaires, score très enviable pour l’époque. En quelques mois, Céline devient la coqueluche du tout-Paris littéraire, et en fréquente certains salons. Mais malgré ce succès d’estime et commercial, l’écrivain masque à peine son ressentiment envers le monde de l’édition, et s’attèle à son deuxième roman. Mais en 1933, Elizabeth Craig quitte la France définitivement et ne reverra plus jamais Céline. Inconsolable de la perte de celle qu’il appelait sa « muse », Céline vivra d’expédients amoureux jusqu’à sa rencontre avec Lucette Almanzor en 1936, qui prendra une place importante dans sa vie, et qui deviendra sa femme.
Mort à crédit, le deuxième roman de Céline, est publié en 1936, en plein Front populaire… L’accueil sera beaucoup moins enthousiaste, et le contexte politique est pour le moins difficile pour la vente des livres. La crudité des situations, la violence des termes argotiques font hurler les critiques. Pire, des passages du texte ont été laissés en blanc. Effrayé par certains propos, Robert Denoël veut couper certains passages. Céline refuse. Finalement, ils seront laissés en blanc. Pendant des décennies, le public fantasmera sur ces paragraphes mystérieux ; il faudra attendre 1981, pour lire Mort à crédit dans sa version originale et découvrir les passages « licencieux ». Mais au moment de la sortie du livre, personne ne comprend l’aspect novateur du deuxième roman de Céline qui, d’un point de vue stylistique, surpasse Voyage au bout de la nuit. Dans l’immédiat, l’opinion publique considère Céline comme un écrivain pornographe, et le livre est un échec commercial. Céline est déçu de cet accueil, mais loin de ce tumulte, il embarque pour l’URSS et visite Leningrad. Rien d’idéologique dans ce voyage de quelques semaines, mais juste l’envie de voir par lui-même ce qui était présenté alors comme le « paradis des ouvriers ». Plus prosaïquement, Céline espère aussi récupérer une partie de ses droits d’auteurs sur la traduction russe (tronquée) de Voyage au bout de la nuit, réalisée par Elsa Triolet. Le moins que l’on puisse dire c’est que les charmes de l’Union soviétique laisseront Céline de marbre. À peine revenu en France, Céline couche sur le papier ce qu’il a vu et donne son point de vue sur ce qu’il a visité. Le livre est publié à la fin de l’année 1936 et révèle un talent insoupçonné de Céline ; celui d’un redoutable pamphlétaire…
Quatrième vie : 1937-1940
Mea culpa est une charge d’une rare violence contre le système soviétique. Tout y passe. Sous la plume de Céline, il n’y a rien à sauver du régime des soviets. Avec ce texte, Céline rejoint la longue cohorte d’écrivains anticommunistes ; en plein Front populaire, il fallait une certaine dose de courage (ou d’inconscience c’est selon…) pour le faire. La publication de Mea culpa lève aussi une ambiguïté. Depuis la publication de Voyage au bout de la nuit, une grande partie de l’intelligentsia, Louis Aragon et Elsa Triolet en tête, considérait Céline comme un écrivain « prolétaire ». Trotski lui-même n’avait-il pas couvert Voyage au bout de la nuit d’éloge ? En publiant Mea culpa, Céline lève l’ambiguïté. Non il n’est pas communiste et affirme haut et fort sa liberté vis-à-vis des organisations politiques. Certains ne lui pardonneront jamais. À peine mis en place, le livre est un succès de librairie. Cette réussite commerciale encourage Céline à persévérer dans cette voie. Depuis quelque temps déjà il pressent un nouveau conflit entre la France et l’Allemagne et veut l’éviter à tout prix. À cet effet il écrit un nouveau pamphlet et prend parti contre ceux qui poussent à la guerre. Céline n’est pas homme de compromis et son pamphlet sera d’une rare violence. Dans son texte, il nomme le coupable, l’éternel coupable de toutes les sociétés occidentales, le bouc émissaire facile et convenu ; le juif. Quand Bagatelles pour un massacre (puisque c’est de lui qu’il s’agit), est mis en vente, fin 1937, le livre est plutôt bien accueilli par la critique, et le succès commercial est au rendez-vous. À droite, on salue la publication d’un texte plein de verve qui dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. À gauche, on apprécie cette attaque en règle contre les juifs, considérés comme une caste connivente du monde patronal et financier… À noter, pour comprendre le contexte politique de l’époque, qu’avant la Deuxième Guerre mondiale, on pouvait être de gauche et antisémite, cela ne posait aucun problème idéologique. Au final seule l’extrême droite est réservée. Si elle salue le combat antisémite, elle est plus réservée sur l’apport « scientifique » du pamphlet…
Bagatelles pour un massacre est un jalon important dans la vie de Céline. C’est aussi une « curiosité » éditoriale pour l’époque. Certes, le contenu n’apporte rien de nouveau par rapport à ce qui se publiait à l’époque. Le juif est l’ennemi, il est partout, il est riche, etc. Plus curieux, la taille du livre. Normalement, un pamphlet est un texte court. Ce n’est pas le cas de Bagatelles pour un massacre, qui fait près de 300 pages, et qui s’ouvre sur un… ballet ! Ce qui est nouveau en revanche, c’est la notoriété de l’auteur. Pour la première fois, un écrivain de premier plan publie un pamphlet antisémite, genre qui était plutôt réservé à de pseudos-scientifiques et à des ethnologues au rabais, plus habitués à éditer leurs fascicules dans d’obscures officines que dans les grandes maisons d’édition du Quartier Latin. C’est probablement là le grand crime de Céline, celui d’avoir mis son talent d’écrivain au service d’une « cause » antisémite qui n’en avait pas besoin et qui ne le méritait pas. Et cet « apport » a malheureusement dû conforter, voire encourager, certaines personnes dans le combat antisémite. Mais ce succès commercial aura un revers matériel pour son auteur. Employé jusqu’à présent par la municipalité communiste de Clichy, Céline devient indésirable au dispensaire où il travaille, et doit démissionner. Déjà que la mairie avait été indisposée par Mea culpa… Bagatelles pour un massacre sera la goutte de trop. Désormais sans emploi stable, Céline ne peut compter que sur ses livres pour vivre. Mais encouragé par le succès de Bagatelles pour un massacre, et satisfait des droits d’auteur générés par ce livre, Céline entreprend la rédaction d’un deuxième pamphlet, L’École des cadavres, qui sera publié en 1938 par les éditions Denoël. Le livre sera un demi-succès. Le livre est une redite du précédent, et le contexte politique a changé. Depuis les accords de Munich, l’opinion sait qu’une guerre avec l’Allemagne est désormais inévitable, et les élucubrations antisémites de Céline passionnent moins l’opinion qui s’attend au pire.
Cinquième vie : 1940-1944
L’apocalypse sera pour mai 1940. En quelques semaines, l’armée française est écrasée par la Wehrmacht, et Céline sera le témoin de ces évènements dramatiques. Employé depuis 1939 au dispensaire de Sartrouville en remplacement d’un confrère mobilisé, Céline, épaulé par Lucette Almanzor promue infirmière, doit évacuer une partie des malades loin des combats. Cet exode de quelques semaines, sous le feu de l’ennemi, les conduira jusqu’à Saint-Jean-d’Angély. À peine rentrés à Paris, Céline et sa compagne découvrent une France coupée en deux. Au nord, la France est occupée par les Allemands, et au sud, un régime d’inspiration fasciste se met en place autour du maréchal Pétain. Seule consolation, Céline peut compter sur de fervents admirateurs des deux côtés de la barrière… Profitant (modestement) de la situation, Céline intrigue pour qu’on lui attribue un poste de médecin-chef au dispensaire de Bezons, qu’il obtiendra très rapidement d’ailleurs. L’obtention de ce poste lui permettra d’avoir un salaire régulier sans trop de contraintes horaires. Reste une étrangeté, le choix de travailler au dispensaire de Bezons… Ville communiste depuis 1920, Bezons fait partie la « ceinture rouge » de Paris… Autant dire que Céline n’est pas forcément le bienvenu ! Mais l’écrivain fera de son mieux pour aider les pauvres de Bezons en négociant quelques surplus auprès de ses amis allemands. Comme on peut s’en douter, l’Occupation est une période assez particulière dans la vie de Céline. L’écrivain est au faîte de sa notoriété. Il est l’écrivain de génie, le grand prophète, celui qui a tout prévu. Et ce ne sont ni Drieu La Rochelle, ni Brasillach qui pourront lui disputer ce magistère moral. Et pourtant, il ne profite pas de la situation pour demander et obtenir les honneurs auxquels il pourrait prétendre… A contrario, c’est à partir des années 1940 que la tenue vestimentaire de Céline commence à s’effilocher sérieusement. Cette débandade vestimentaire ira crescendo jusqu’à Meudon, où l’auteur de Voyage au bout de la nuit, naguère séduisant, offrira le spectacle de sa déchéance physique. Dès juillet 1940, Céline s’attèle à la rédaction des Beaux Draps, son dernier pamphlet, qui sera publié début 1941. Dans ce texte, nettement moins antisémite que les précédents, Céline donne son avis sur la « Révolution nationale » qui doit régénérer la France, et sur son Maréchal que Céline qualifie aimablement de « Prétartarin des nécropoles ».
Au fond de lui-même, Céline ne croit pas au régime de Vichy, dirigé par un vieillard octogénaire et une clique d’arrivistes. Pour Céline, la reconstruction nationale passe par une pédagogie épanouissante pour l’enfant, une sécurité de l’emploi pour les travailleurs (tous fonctionnaires !) et l’instauration d’un « communisme à la française » qui ferait des Français un pays de propriétaires… L’on est très loin du « Travail Famille Patrie » des hiérarques de Vichy, et le pamphlet de Céline est interdit de vente en zone Libre. Cette déconvenue sera sans grande conséquence pour Céline. Protégé par ses relations, Céline peut vivre et écrire comme bon lui semble. Certes on pourra lui reprocher une attitude prudente ou ambiguë vis-à-vis des autorités allemandes. Si Céline fréquente quelques hiérarques nazis, il ne partage ni leur cause, ni leur combat. Céline se considère comme le seul véritable antisémite au détriment de tous les autres. Pire, il n’hésite pas à se montrer défaitiste. Céline annonce (dès 1941) la victoire des Russes et prédit l’arrivée des chars soviétiques à Paris… Mais s’il n’aime pas particulièrement les Allemands, Céline ne s’engage pas pour autant dans la Résistance, même s’il soigne quelques résistants qui sortent amochés des interrogatoires de la Gestapo. Avec les collaborateurs, Céline adopte également une attitude ambiguë. Céline connaît la plupart des journalistes pro-allemands, et entretient des relations épistolaires avec eux. Certaines de ces lettres seront publiées en « une » de leur journal. Céline laisse faire, mais refuse de toucher un centime de leur part… Au final Céline traverse sans encombre l’Occupation, soigne ses malades à Bezons, et rentre chez lui, à Montmartre, pour écrire ses romans. De cette époque troublée naîtront deux textes, Guignol’s band qui relate ses années à Londres en 1915, et une magnifique préface à Bezons à travers les âges, un livre écrit par Albert Serouille, historien de Bezons, que Céline prit en amitié. Seuls changements notables dans la vie privée de l’écrivain, son mariage avec Lucette Almanzor, et sa relation amicale avec Arletty, sa « payse » de Courbevoie.
Sixième vie : 1944-1951
Dès l’annonce du débarquement alliée en juin 1944, Céline, accompagné de sa femme et du chat Bébert, prennent la direction de l’Allemagne. Céline sait bien ce qu’il risque si les armées alliées libèrent Paris, et préfère prendre les devants… L’objectif de Céline est de rejoindre le Danemark, où il avait caché son or avant la guerre. Ce voyage à travers le Troisième Reich sera épique. D’abord réfugié à Baden-Baden (« Bains-Bains » ironisera-t-il plus tard) avec le gotha de la collaboration en déroute, Céline intrigue pour se rapprocher de la frontière danoise. Les Destouches échoueront en Prusse, dans un manoir occupé par des aristocrates allemands hostiles… L’expérience durera peu, et Les Destouches migrent pour Sigmaringen, ou les Allemands ont regroupé le gouvernement de Vichy et leurs obligés qui ont préféré fuir avant l’arrivée des armées alliées. De la fin 1944 jusqu’en mars 1945, les Destouches croupissent à Sigmaringen dans l’attente d’un visa pour le Danemark qui arrivera in extremis. Profitant du passage d’un train (où de ce qu’il en reste), ils s’embarquent pour le nord. Après un voyage apocalyptique de trois jours, les Destouches arrivent à Flensburg, dernier poste frontière avant le Danemark. Quelques heures plus tard, ils débarquent à Copenhague. Arrivés sains et saufs dans la capitale danoise, Céline et Lucette s’installent dans un appartement mis à disposition par une amie danoise de l’écrivain et mènent une vie très discrète. Mais en France, l’Épuration bat son plein et l’auteur de Bagatelles pour un massacre est activement recherché pour être traduit devant la justice. Fin 1945, c’est presque par hasard que Céline est découvert par les autorités françaises. À la demande de l’ambassadeur de France à Copenhague, Céline est arrêté et est menacé d’extradition.
Pour les avocats danois de Céline, une course contre la montre est engagée. Si, sur le principe, le Danemark ne s’oppose pas à l’extradition de l’écrivain, les juristes danois demandent des précisions sur les faits reprochés. Le but des avocats de Céline est de garder Céline le plus possible au Danemark et attendre que les passions s’apaisent en France. Cette stratégie s’avèrera payante. L’ambassade de France se heurte au pointillisme juridique des Danois, et finalement, les accusations s’étiolent, battues en brèche pas les avocats de l’écrivain. Pendant ce temps-là, Céline croupit en prison et clame son innocence. En 1947, il est libéré, mais reste prisonnier sur parole et ne doit pas quitter le Danemark. Les Destouches s’installent alors à Korsør, petit village à une centaine de kilomètres à l’ouest de Copenhague, où leur avocat met à leur disposition sa résidence secondaire. De 1947 à 1951 c’est dans ce cadre bucolique que Céline poursuivra la rédaction de son œuvre, préparera à distance sa défense, et ne cessera de correspondre avec ses amis parisiens pour ne pas être oublié. En 1950 le procès par contumace de Céline s’ouvre à Paris. L’écrivain est condamné à 1 an de prison, à la confiscation de la moitié de ses biens, et à l’indignité nationale. D’un point de vue strictement juridique, Céline s’en sort plutôt bien. Mais il n’en demeure pas moins condamné. Aux yeux de Céline, qui clame toujours son innocence et qui ne comprend pas ce qu’on peut lui reprocher, c’est l’amnistie ou rien. Dès lors, l’écrivain change d’avocat et confie son dossier au sulfureux Jean-Louis Tixier-Vignacourt, le spécialiste des causes perdues… L’avocat béarnais va bénéficier d’une nouvelle disposition juridique destinée à solder les derniers contentieux liés à l’Épuration, et présente son client sous le nom de « Louis Destouches ». Officiellement, personne ne fait le rapprochement entre « Louis Destouches » et l’écrivain Louis-Ferdinand Céline. Après ce tour de passe-passe juridique, Céline est amnistié, à la grande fureur d’une partie du gouvernement et de l’opinion publique. Nous sommes en 1951, Céline peut désormais rentrer en France. Libre.
Dernière vie : 1951-1961
Après un court passage par Menton, Céline, Lucette, trois chats et le berger allemand Bessy s’installent chez Paul Marteau, riche industriel admirateur de l’écrivain, qui l’héberge dans son luxueux hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine. Un changement radical par rapport au Danemark… Au même moment, la situation matérielle de Céline s’arrange. À peine rentré en France, Céline signe un contrat avantageux avec Gaston Gallimard, qui souhaite réparer l’erreur de 1932. À partir de cette date, toute l’œuvre de Céline, à l’exception des pamphlets, sera rééditée par les éditions Gallimard, ainsi que les prochains romans. Une originale relation se nouera entre le puissant éditeur parisien et l’anachorète misanthrope, qui sera scandée par une correspondance pour le moins inhabituelle dans le milieu de l’édition… À la fin de l’année, les Destouches se portent acquéreurs d’un pavillon à Meudon, en banlieue parisienne, et peuvent commencer à vivre normalement. Céline se remet à l’écriture, reprend son activité de médecin, tandis que sa femme donne des leçons de danse. En 1952 Céline opère son retour en littérature avec la publication de Féerie pour une autre fois. Un roman assez extraordinaire, très curieux pour l’époque, sans début ni fin, et qui sera un retentissant échec commercial… Deux ans plus tard, en 1954 c’est au tour de Normance (la suite de Féerie pour une autre fois) d’être publié par les éditions Gallimard, et de subir le même sort. Malgré ces déboires, Céline poursuit la rédaction de son œuvre.
En 1957, Céline abandonne le roman pour se faire « chroniqueur » en publiant D’un château l’autre. Le sujet central du livre (les mois passés à Sigmaringen) fait scandale, et Céline lui-même, en rajoute une couche. Discret lors du lancement des deux précédents romans, Céline s’investit dans la promotion et accepte de recevoir des journalistes qui ne seront pas déçus du voyage à Meudon. Ceux qui espèrent une repentance, des excuses, pour ses écrits passés, en seront pour leurs frais. Au mieux, Céline reconnaît qu’il aurait dû se taire. Au pire, il n’hésite pas à dire que les juifs devraient le remercier pour le mal qu’il aurait pu leur faire… En 1957, Céline fait scandale, mais les ventes et la critique suivent. Sur sa lancée, Céline poursuit la rédaction de son œuvre et publie Nord, en 1960, qui relate sa fuite à travers un IIIe Reich déliquescent. La critique, enthousiaste, salue un très grand roman et le retour de Céline au sommet de la littérature. Mais la santé de Céline se dégrade rapidement. Loin de se ménager, l’écrivain travaille à parachever sa « trilogie allemande » en rédigeant Rigodon. Céline achève son manuscrit le 30 juin 1961 et prévient Gaston Gallimard. Le 1er juillet, Louis-Ferdinand Destouches, plus connu en littérature sous le nom de Louis-Ferdinand Céline, meurt, suite à une rupture d’anévrisme. Pour éviter des débordements, Lucette Destouches annoncera le décès trois jours plus tard, une fois son mari enterré au cimetière des Longs Réages de Meudon, où il repose toujours.
8 commentaires
La misère, la déchéance, la confrontation à la bêtise humaine furent-elles dans sa vie une injustice eu égard à son talent, ou bien son talent ne se serait-il jamais exprimé en dehors de l’adversité ? Il y a un côté romantique à considérer l’artiste maudit, pauvre et vivant chichement de son art, pour son art… mais l’artiste n’aurait pas non plus craché sur la reconnaissance et l’aisance matérielle !
C’est pour cela que j’ai loué votre généreuse générosité de m’avoir fait don d’un montant, ma foi, fort coquet, qui m’a ragaillardi et rendu joyeux pour le reste de la semaine.
La vie de cet Homme pose plein de questions… à qui appartient son œuvre ? A lui ? Aux lecteurs pour qui il l’a écrite ? Qui était-il ? Personne ne le sait, car tout le monde l’a lu et s’est approprié mentalement un personnage fantasmé. Ceux qui jugent gravement n’ont-ils pas compris que ce type d’individu est suffisamment agile intellectuellement pour se moquer de tout le monde ?
J’ai cru que votre commentaire me concernait… Du coup j’ai vidé un Pétrus 1949 avec Valérie, à votre santé !
Je n’y étais pas mais j’ai lu qu’il s’est fait dérober ses manuscrits en 1944 par des hommes à la probité incontestable puisqu’ils agissaient dans le sens de l’histoire. Un vol de Gatsbyonline par des hommes de mains à la solde d’un virtuose du piano jouant avec son pénis est-il un scénario envisageable ?
Quelle tristesse qu’un sot, vraisemblablement Juif, a été voler divers manuscrits de Céline. Il ne les a pas détruit, c’est déjà un début de rédemption, il ne les a pas restitué à la veuve ce qui est assez retord et à précisé qu’il ne voulait pas qu’elle puisse tirer finance de manuscrit de son mari (Céline) décédé… Vu ce que ces gens font aux Palestiniens, faire la morale pour des textes, dénote une perversion maladive… Céline n’a tué personne ! J’imagine en suite de votre commentaire que des Ukrainiens débouleraient à mon décès pour voler mes biens… Tout est possible !
Ses écrits sur la médecine sont d’une justesse et d’une franchise rare. Il est vrai qu’il a eu le loisir d’en écrire une partie avant que le gouvernement de Vichy n’instaure l’Ordre des Médecins, institution survivante à Vichy qui impose faute de poursuites à tout médecin de s’abstenir, même en dehors de l’exercice de sa profession, de tout acte ou propos de nature à déconsidérer celle-ci. Il doit exister d’autres Céline pro-russe ou pro-Ukrainiens qui finiront tout aussi mal aux yeux de l’opinion publique pour avoir choisi de dire ce qu’ils pensaient être juste…
Comme moi ? Finirais-je comme le Céline des aventures textuelles automobiles ? Je note avec consternation que l’Ordre des Médecins a été instauré par le Gouvernement de Vichy…
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