Meilleurs vœux pour l’avenir…
L’être humain a toujours cherché à l’aveuglette, une porte de sortie, une échappée vers autre chose…, des milliers, des millions d’années de rêveries fiévreuses, de fantasmes, de délires, d’extrapolations, de poursuites mentales et physiques… Les Anciens dessinaient des cartes pour tenter de localiser le Paradis terrestre, ils rêvaient d’odyssées vers des îles merveilleuses, de batifolages au jardin des plaisirs.
Dans beaucoup de religions, le paradis est le lieu où l’on croit que les âmes justes jouiront après leur mort d’un parfait repos, qui sera la récompense de leurs vertus… Le mot paradis se retrouve dans la plupart des langues de l’Asie occidentale (en sanscrit paradésa région admirable ; en zend pardas ; en arménien pardez ; en hébreu et en persan pardes ; en arabe firdaus ; en syriaque phardaisa ; en grec paradeisos)…
Dans beaucoup de sociétés, le paradis est réservé à un groupe social restreint ou a une caste (possédants, guerriers, héros)…, La plupart du temps cela ne concerne que les hommes ; quand les femmes sont admises, c’est souvent pour y retrouver un statut subalterne ou humiliant. Pour l’au-delà, il faut payer le prix de toute sa vie, on nait nu, on meurt de même, on n’emporte rien… pour ici, le prix à payer est relatif…
Penser le bonheur n’est plus vraiment une tâche d’actualité…, on laisse cela aux philosophes grecs ou latins de l’Antiquité qui pouvaient encore décemment y croire…, parler de bonheur au public contemporain, c’est se rendre suspect à ses yeux : de quoi essaie-t-on de détourner son attention, se demande-t-il aussitôt ? Et, le plus souvent, il a raison, mais ça n’empêche pas que l’aspiration demeure, même refoulée, même inavouée…, chaque soir le journal télévisé dévide dans les foyers sa litanie morne, accablante, lobotomisante, il creuse son gouffre dans les consciences, éveille une soif plus ou moins consciente d’autre chose, au point que l’on se sent prêt à n’être pas trop regardant, à se précipiter sur tout ce qui nous sera proposé.
Cela tombe bien : le journal est suivi par la publicité : enfin du rêve, enfin de l’évasion, enfin la promesse d’une consolation ! La publicité a aujourd’hui la charge quasi exclusive de la représentation du bonheur… et que nous dit-elle ? Que le lieu d’établissement de prédilection du bonheur, c’est le foyer, l’unité domestique.
Partout autour de nous, dans la rue, dans le monde, la violence et la dégradation gagnent du terrain, il n’y a qu’une fois passée la porte de sa maison ou de son appartement que l’on peut espérer se retrouver dans un univers accueillant, doux, protecteur, confortable (les Allemands ont pour tout cela un mot unique, intraduisible : gemütlich. Le cocon du logis est le dernier refuge de l’utopie, une utopie personnelle, un royaume à construire de vos blanches mains, où personne ne viendra vous… emmerder.
Il y a une part de vérité dans cette vision, le pouvoir dont chacun dispose pour agir sur l’ordre global des choses, pour peu qu’il souhaite en user, est limité, et s’inscrit sur le long terme. Or “sa” vie a lieu ici et maintenant : il est légitime qu’on tente de saisir sa part de bonheur, de la construire avec les moyens du bord, en faisant son trou quelque part, en aménageant son environnement immédiat pour le transformer en un cadre de vie accueillant et agréable pour soi-même et ses proches…
Mais cette attitude naturelle, vitale, dans certains cas, une fois récupérée et dévoyée par la pub, se transforme en piège qui pousse chacun à piller les derniers vestiges du monde commun, de la nature, pour entasser le maximum de butin chez lui, à son usage exclusif… et recréer une version artificielle…, parodique, du monde extérieur. Les citadins, par nostalgie d’une nature avec laquelle ils ont perdu tout contact, s’entourent d’objets et de produits censés remplacer les sensations qu’elle procure, mais dont la fabrication ne fait que la ruiner encore un peu plus.
La liberté et le bonheur se sont de plus en plus identifiés au souci exclusif de notre bien-être privé, de notre intérieur domestique douillet, même si à l’extérieur les espaces verts publics se dégradent, nous pouvons toujours décorer nos balcons, parfumer et purifier l’air dans nos maisons et dans nos voitures en le rendant irrespirable dehors, la nature peut bien crever…
Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, je songe aux merveilles, je pense à la mer, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la campagne française qu’on est en train de désertifier, autant de merveilles en voie de démolition, je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète, il faudrait la cultiver comme elle est et pour elle-même… et trouver notre vie, notre place relativement à cela, une énorme tâche qui pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle.
L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote, une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre, c’est cela qu’il faut détruire, car le système s’appuie sur cet imaginaire-là. La maison, notre tanière, est la traduction la plus concrète de cette juste place à trouver dans notre environnement naturel, aider chacun à gérer ses rapports avec l’extérieur, à assurer leur fluidité, leur harmonie : elle protège sans isoler ; elle est le lieu de l’épanouissement personnel, de la solitude et de l’intimité ; elle permet de s’octroyer quelques heures de repos pour mieux ressortir dans le monde ensuite, ou d’accueillir les autres chez soi.
Au lieu de cela, elle devient, dans l’imaginaire marchand, un lieu de fuite, de repli frileux, où l’on reconstitue le monde… ou plutôt un simulacre du monde, pour mieux le nier. L’idéologie du système met tout en œuvre pour restreindre notre champ de vision sur notre environnement naturel, en nous mettant des œillères, en multipliant les effets de loupe…, la fonction des supermarchés n’est pas tant de rassembler différentes sortes de marchandises dans un même lieu, que de créer un cadre où tout ce qui n’est pas la marchandise disparaît : dans les travées, il n’y a plus que vous et les choses, flottant pareillement dans le vide.
Dans les pages consommation des magazines, les produits sont photographiés en très gros plan, ce qui donne l’impression qu’il n’y a plus qu’eux à voir dans le monde, ainsi, le produit se substitue à l’expérience, à toutes les expériences, les objets ne sont plus des médiateurs, des moyens de communiquer avec les autres : on ne les offre plus pour exprimer son amour ou son amitié, on ne se les procure plus pour rendre plus agréables encore les moments que l’on passe avec ses proches, on ne les jette plus par la fenêtre, on ne les brûle plus pour passer sa colère à l’égard de quelqu’un qui nous a déçu ou trompé, ils deviennent le substitut de l’amour et de l’amitié : des substituts censés combler la solitude, annuler le risque d’être déçu ou trompé, ils sont censés recréer et remplacer non seulement l’environnement naturel, mais aussi l’environnement affectif.
Le problème, car il y a un problème, c’est qu’il faut bien se résoudre à mettre encore le nez dehors de temps en temps. On aura beau s’acheter des sels de bain relaxants, des tapis de yoga et des parfums d’intérieur pour le soir et le week-end, on n’en subira pas moins, pendant la journée, le stress et la suffocation des embouteillages, l’agressivité des automobilistes, la laideur et l’hostilité grandissantes du monde extérieur.
De plus en plus à l’étroit dans son petit cocon, on se retrouvera cerné de toutes parts, rattrapé par un univers rendu menaçant et invivable à force d’avoir été négligé… Nous serons tous plus riches non pas quand nous aurons tous gonflé notre butin privé, mais quand nous aurons rendu à tout le monde les rues, les plages et les jardins, quand nous serons guéris de la recherche obsessionnelle de la séparation et de la distinction !
Observons les manifestations de ce qu’est devenue notre liberté : une suite continuelle de gestes qui tendent à l’appropriation et à exclure les autres de nos possessions privées, alors que nos enfances étaient faites de lieux publics, de plages et de champs où l’on arrivait à se sentir bien sans s’enfermer dans de petits enclos, où la recherche paradoxale d’une distinction de masse, d’une privacy obsessionnelle, n’avait pas encore dévasté les côtes et les collines.
La capacité d’exclure les autres était le privilège des gens vraiment riches et notre liberté est devenue la poursuite paradoxale de ce modèle, avec ses surenchères perpétuelles. Cette émulation a entraîné l’abolition des rencontres et des solidarités collectives, la transformation du public en une entité résiduelle où nous déchargeons avec de moins en moins de scrupules les déchets de nos appropriations privées.
Nous n’avons certainement pas atteint le niveau des riches, qui seront toujours capables d’exclure les autres, mais en revanche nous avons appris à penser comme eux… et nous avons perdu jusqu’à l’orgueil de n’être pas comme eux ! Cette surenchère dans la quête des attributs de la richesse, par laquelle les pauvres se donnent l’illusion d’être les égaux des riches, a si bien défiguré et pollué les sites naturels, que les lieux sauvages préservés sont devenus très rares.
Ce sont les derniers Paradis terrestres… et ils sont de plus en plus inaccessibles : leur beauté intacte est réservée aux plus riches…, on y construit de luxueux hôtels : un bâtiment à l’architecture avant-gardiste et écologique isolé sur un haut plateau de Patagonie, au milieu des fjords et des montagnes ; un archipel de maisons en bois disséminées dans la jungle balinaise ; des cabanes dans les arbres, dans une réserve naturelle en Inde, où l’on vous amène à dos d’éléphant et où l’on vous sert des repas biologiques…, tous ces endroits sont présentés dans les magazines de voyage et de décoration que des lectrices qui n’y mettront jamais les pieds feuillettent rêveusement, envoûtées, quel genre de clients peuvent-ils accueillir ?
Vraisemblablement des rombières liftées, qui marinent dans la baignoire en marbre ou végètent sur le lit à baldaquin en fixant obsessionnellement une fissure dans le mur et en songeant au suicide…, qui ruminent leur dépression nerveuse, à laquelle s’ajoute la culpabilité qu’elles éprouvent à ne pas être heureuses dans un décor qui leur met une pression terrible, ne serait-ce que par le montant de la facture, pour les obliger à l’être.
Aux riches comme aux pauvres, on ne propose jamais qu’un bonheur clés en mains, un bonheur à consommer, en oubliant que le vrai bonheur dépend de conditions infiniment subtiles et mystérieuses, échappe à toute règle, ne se laisse piéger par aucune recette ou définition grossière.
Les décors sublimes de ces derniers Paradis sont photographiés vides de toute présence humaine…, si tel n’était pas le cas, on peut parier qu’ils auraient le plus grand mal à passer pour des paradis. La lectrice de magazines, contrariée, ne parviendrait plus à rêver : “Et, merde ! Il y a quelqu’un ! Que fait-il dans mon hallucination ?”…
Pendant plusieurs siècles (le dernier, en particulier), les utopies ont été collectives : or elles ont échoué lamentablement, quand elles n’ont pas provoqué des cataclysmes planétaires… On en a retenu la leçon : il n’y a de salut qu’individuel, l’ennemi du rêve, de l’aspiration à un idéal, le boulet qui vous entrave dans votre quête de bonheur, c’est l’Autre.
A l’époque où l’on croyait à l’existence d’un Paradis terrestre, on armait des navires, on s’embarquait bille en tête, avide de conquêtes, de recommencements, de territoires vierges comme de belles pages blanches, mais les territoires n’étaient jamais tout à fait vierges : l’Autre, cet empêcheur de rêver en rond, vous y attendait de pied ferme. Comme il n’était pas question de renoncer si près du but, il n’y avait plus qu’à tenter de le nier, de l’effacer, de l’expulser d’une manière ou d’une autre.
Que l’autochtone, démuni, se laisse faire, ou qu’il se rebelle avec la dernière énergie, le choc du rêve et de l’altérité produit cauchemars et désastres, péchés originels des Etats-Unis d’Amérique, d’Israël, de toutes les colonisations… Chacun promène avec lui un monde tout entier, avec ses lois, ses paysages, sa cohérence, son foisonnement…, mais comment peut-on le déployer, le projeter sur l’extérieur, alors qu’on est entouré de millions de semblables qui tous aimeraient en faire autant ?
Comment voulez-vous négocier cela dans le métro aux heures de pointe puisque la planète est trop petite… pas assez de place… ou alors, il faut neutraliser tous ces univers en puissance qu’abritent les autres dans leur carcasse, les obliger à y renoncer pour se consacrer à la réalisation du vôtre. Faire table rase de ce qui existe et le remplacer par les projections de votre cerveau malade, forcément malade…, si vous essayez de convaincre pacifiquement vos semblables que votre système est le meilleur, ils essaieront à leur tour de vous convaincre de la même chose, vous n’aurez jamais fini de discutailler… et, de tout cela, il ne ressortira qu’un compromis médiocre… il faut donc user de la contrainte : désastre de grande ampleur garanti !
Faire le bonheur des autres…, ne souriez-pas, quantité d’entre-vous si pas vous-mêmes avez cru faire le bonheur des Libyens, des Irakiens, des Afghans, des Tchécoslovaques, des Kurdes, des Ukrainiens…, la liste est interminable !
L’utopie, confisquée par des hommes politiques tonitruants et fourbes qui n’y comprennent rien, doit être rendue à ses gardiens légitimes : les artistes. Comme les dictateurs et les tyrans, les artistes travaillent à retourner leur univers propre comme une chaussette, à l’extérioriser, à le traduire dans le monde physique, à en concrétiser la forme, les contours… mais, au lieu de vouloir remplacer le monde réel par leur monde intérieur, ils peuplent le monde réel de fragments de leur monde intérieur…, ils se contentent de mettre en circulation ces morceaux de rêves, sur des supports autonomes aux frontières souveraines : livres, tableaux, films, spectacles… le public prend ou ne prend pas, là est toute la différence avec la dictature.
S’il prend, il se crée une intersection éphémère entre deux univers, mais une intersection qui n’est nulle part ailleurs que dans la tête de celui qui lit, qui regarde, qui écoute… L’œuvre permet de jeter des ponts entre des univers personnels invisibles, mais elle n’est nulle part, elle n’est pas de ce monde, elle dépasse même son créateur qui est toujours moins bien qu’elle, qui n’est jamais qu’un pauvre être humain banal.
Quand il cherche à reconstituer dans la réalité la rencontre qu’a permis l’œuvre dans l’imaginaire, l’admirateur, comme celui qui poursuit l’arc-en-ciel, voit ses mains se refermer sur du vide… mais peu importe, au fond… un éblouissement s’est produit, une direction a été suggérée, un désir a été allumé : tout ce qui nous maintient en vie, tout ce qui élargit notre champ de conscience, tout ce qui nous fait avancer.
Les réalisations décevantes, abusivement présentées comme des éclosions d’un progrès en perpétuelle montée de sève, mais que quelques-uns savent dues aux réponses bâclées données aux aspirations humaines, sont nommées : Aspiration, Désir, Envie, Utopie : des noms de parfums !
Profondément marqué par le productivisme béat des années soixante-dix, j’en rejette maintenant, fatigué, l’accumulation de camelote, dont la majeure partie des automobiles… Enfant d’une époque où la marchandise servait et sert toujours à exiler l’homme du monde et de lui-même, je crois à la nécessité d’échapper à l’empire du Spectacle et de la Simulation…, le spectaculaire est toujours du côté du manche ; seuls sont vrais la confidence, le secret, l’intime, l’insaisissable…, les nouvelles utopies ne peuvent être que des circulations clandestines de signes, de témoignages.
Dans un régime totalitaire, l’autre est votre geôlier ; dans l’utopie à géométrie variable, il est au contraire celui qui, par sa seule présence, vous rappelle inlassablement à une identité riche, vous donne l’énergie de vous arracher aux mornes plaisirs consuméristes, vous aide à désobéir aux discours normatifs du marketing, à vous réapproprier ce monde qu’un système inhibant voudrait vous dissuader d’explorer et de cultiver. Dans notre milieu morcelé, confiné, désenchanté, où la marchandise accroît prodigieusement la distance entre les hommes, il ne faut pas sombrer dans l’aliénation…