J’en aurais traversé…, des ruelles glacées, encadrées de façades sans fenêtres, trempées de pluie sale, à traîner la patte dans des putains de bas-fonds, dans les viscères pourris des cadavres des dieux.
Ici les hommes naissent seuls, vivent seuls, crèvent seuls, ici tout le monde s’affaire à bien toujours rester planqué, à se masser le soir autour des feux, des brasiers de plastique et d’ordures brûlants et toxiques.
Une faune répugnante qui se répand en grondements, râles et crachats, leur sang empoisonné qui macule souvent l’asphalte.
J’ai survécu au hasard, sans effort conscient, couchant n’importe où, en boule au bord de caniveaux crasseux, au fond de squats infestés de bâtards de dogues aux yeux laiteux, au fond de prisons ouvertes à tous vents, de cellules sans porte, d’abris sans toit, avec les côtes brisées de charpentes défoncées en stries sur le ciel…, de Palaces aussi, avec dorures falbalas et jolies nanas, à Monaco, à Macao, à Modagicio…, mais ça c’est après les galères…, tout comme des bureaux de luxe infestés de putasseries ordinaires qui en devenaient extraordinaires.
J’en aurais arpenté des dédales boueux dangereux à crever, où personne ne se traîne plus, dans les bouges.
Des tunnels abandonnés à la pénombre, des labyrinthes de béton démolis et d’illusoires couloirs d’utopies.
Dans les bouges interdits aux hommes j’ai régné sur la vermine et les rats, à me faire bouffer la gueule, rendu sourd par la rumeur des mouches, des gens et assommé de fatigue.
Roi aveugle et malade, seigneur des essaims et de la pestilence…
J’en aurais vécu des galères, des putains de longues années noires toutes bien agglomérées, avec moi en train de végéter dans des puits obscurs.
Accroupi, en attente, à l’affût.
J’ai couché dans les ordures des décharges, à me nourrir de saloperies corrompues arrachées de la gueule de dogues faméliques.
Rentrer mes poings dans leurs tripes et démolir leurs ossatures saillantes.
Mordre plus fort qu’eux, les étouffer entre mes bras, faire craquer leurs os comme du bois.
Et ensuite seulement, fouiller sous les amas de rouille et de carton pour faire taire ce hurlement dans mon ventre.
Bouffer, vite.
Tout ce qui traîne.
Comestible ou pas, rien à foutre, tant que peux l’avaler.
Et puis vomir et revomir ma vinasse chaude sur des rues brillantes d’eau, baptiser ce sale monde de ma bile.
J’en aurai vu des cieux calcifiés et des biges démangés par la lèpre des grands soirs, le fute maculé de foutre séché, puant la merde et la pisse.
Des putains de messes noires jouées en boucle par des automates, avec moi en témoin involontaire.
Que des matous en quête d’identité pour remplacer leurs organes absents.
J’en aurais tué…
Des centaines et des milliers de centaines.
A chaque heure de veille.
Mes hardes pourries et grouillantes de puces, à me grimper le long des cannes et à me courir la panse.
Des puces, des poux nichés en grappes sur le moindre poil et qui connaissaient ma surface mieux que moi-même, leur territoire.
Ecraser des puces c’est ça que je faisait le mieux : mon métier, mon fardeau, ma religion quotidienne. Mieux que personne je les chopais, juste avant qu’elles sautent.
Ne pouvant les broyer entre mes vestiges d’ongles, rongés jusqu’à la viande, je les écrasais entre mes dents.
Une fois sur ma langue il me suffisait de les placer entre mes incisives et faire craquer leur carapace en avançant ma mâchoire du bas.
Tout du long à leur marmonner des conneries, à leur brailler silencieusement ma haine pour elles qui m’ont pompé ma vie, ruminer leurs minuscules carcasses et les faire craquer avant de les recracher.
Penser à hier, à demain.
Fouiller mes chevilles à la recherche d’autres passagers clandestins.
Leur causer.
Comprendre que j’étaix comme eux.
Tirer des enseignements de cette guerre entre mon corps-monde et ses occupants toujours plus nombreux. Leurs saloperies de petits crochets courbes et leur voix mêlée qui me vrillaient la tête.
L’âme du Grand Ver démultipliée à l’infini et ses millions de rejetons qui marchaient dans mes oreilles.
Ce que j’étais : un pauvre clodo qui s’était arrêté au milieu d’une artère bondée pour voir les cieux s’ouvrir devant sa gueule et le Ver lui parler.
Dans la rue tout le monde était malade, qu’on m’a dit, tous ceux autour de toi.
Sauf moi.
Moi,celui qui les mènera à leur perte.
J’entendais que dalle moi en ces temps-là, et si j’entendais je comprenais rien à ce qu’on me disait.
J’ai gueulé pour que ça se taise, et les puces ont commencé à sauter de moi partout sur les biges immobilisés.
A se répandre sur le monde, à porter la bonne parole toxique.
Je me suis assis sur le bord d’un trottoir pour regarder les gens faire la queue, la poussière s’agglomèrant dans les sillons de leurs larmes.
Ils avancaient d’un pas puis ils patientaient.
Ensuite ils recommencaient.
Et ils continuaient…, allant chercher la bouffe comme on va au cimetière, sachant qu’après avoir mangé ils auraint encore faim.
Tout le monde le savait ici-bas.
J’ai rampé comme j’ai pu, par spasmes, vers mon trou pour me planquer et je me suis labouré la trogne à la gnôle pour faire comme si y avait rien.
Ca s’est plus jamais arrêté de parler.
Au moment où j’allais plonger dans ce vieux fleuve poisseux je pensais n’être rien, que je disparaîtrais sans jamais avoir existé, que le monde ne me survivrait pas, que c’était pas ou lui ou moi, que c’était nous deux dans la même boue en train de couler et crever, que ça ferait ça de moins de vermine à porter pour le grand musée de la torpeur, qui saigne déjà de trop.
Mes crocs étaient jaunes comme ceux d’un vieux clébard galeux qui n’avait jamais osé mordre la main du maître.
Mais je n’en pensais pas moins.
Mort le monde, mort, que dit la comptine, dans le soir qui tombe, mort le monde, et à mort toutes les bêtes sans tripes qui me jappent aux basques, tous les passants aux yeux fermés, qu’ils tombent et se vautrent sur le coté, qu’ils meurent asphyxiés, qu’ils meurent…
C’est alors qu’un soleil blanc s’est lèvé, pareil à un champignon atomique, une dernière fois sur le printemps du monde, le dernier bourgeon terminait son agonie.
Quand je me suis réveillé, j’étais un autre moi-même, le même que maintenant, avant l’après, après l’avant…
J’étais beau, riche, je roulais carrosse, bronzais sur un yatch et baisais les plus belles dans les plus cossus Palaces du monde…
Une autre vie…
C’est de là que j’écris…
Je sais que ce soir, dans mon sommeil je redeviendrais pauvre, mais je ne sais plus si je rêve le jour ou la nuit…
De quoi me souviendrai-je à ma mort ?
Que restera-t-il de ma vie dans ma mémoire et dans la mémoire des autres ?
Peu et beaucoup, ce sont les anecdotes, les petits faits, les instants fugaces qui s’imposeront, bien davantage que les grands moments, les grands mouvements, les grandes tendances de ma vie…
Que n’ai-je revécu, dans mes parfois pénibles pérégrinations, des scènes éphémères que j’avais cru oubliées à jamais, des petits riens, des moins que rien, un baiser furtif, un “je t’aime“, la courbure d’un sein, un pigeon stupidement abattu et sa compagne incapable de s’en détacher, un petit lapin écrasé par bêtise sur une entrée d’autoroute, le petit traiteur fermé, deux noms gravés sur un arbre blanc au bord d’un lac, quelques mots sur le web : “Avez-vous de bonnes jambes ou pas ?“…
Le monde n’est-il qu’un ensemble de mondes, entremêlés, ou, dans “mon” mien, tout comme chacun/chacune dans “son” sien, tient dans sa survie, l’existence des autres, morts ou vivants.
Ils vivent quelque part, en chair et en os, suspendus entre vie et mort, entre mort et vie, car n’existant que dans la mémoire des autres, des vivants, ceux et celles qui survivent.
Quand les vivants meurent, leurs souvenirs s’envolent et les gens qu’ils ont connus s’évanouissent.
Le monde alors se rétrécit, les interconnections d’êtres diminuent…, ne restent que ceux et celles dont on se souvient, des instantanés, des rencontres, un baiser furtif, un “je t’aime“, la courbure d’un sein, un pigeon stupidement abattu et sa compagne incapable de s’en détacher, un petit lapin écrasé par bétise sur une entrée d’autoroute, le petit traiteur fermé, deux noms gravés sur un arbre blanc au bord d’un lac, quelques mots sur le web : “avez-vous de bonnes jambes ou pas ?“…
Le monde vole à sa perte et après la mort, il n’y a rien, que l’oubli après les souvenirs, ce qui, paradoxalement constitue l’optimisme car remplis de tous les instants heureux qui subsistent dans la mémoire, tant qu’on puisse encore s’en souvenir…