Nazisme et guerre totale : entre mécanique et mystique !
Nous connaissons tous, je crois, la scène : nous sommes le 18 février 1943, dans le Palais des Sports de Berlin. Seize jours plus tôt, le feld-maréchal von Paulus et sa VIème armée ont capitulé à Stalingrad. Pour la première fois depuis 1939, la Wehrmacht est vaincue dans un combat majeur. Pour la première fois, elle amorce un recul. Ce soir-là, devant un auditoire soigneusement choisi, le Reichskulturminister et Gauleiter de Berlin, Joseph Goebbels, prononce un discours pour retremper l’ardeur belliciste du peuple allemand. L’ambiance est exaltée. Elle devient proprement extatique au moment où, lors de la péroraison, Goebbels lance à son auditoire cette question fameuse : “Voulez-vous la guerre totale ?”…
Et l’auditoire, dans un des plus furieux moments de transe jamais organisés par le régime, répond : Oui !
Ces images, qui nous sont parvenues, comptent parmi les illustrations les plus frappantes de la folie nazie. Le discours de Goebbels annonce une radicalisation de la violence nazie, sous la double forme de la terreur politique, à l’intérieur de l’Allemagne, et du déchaînement de la violence militaire, au-dehors. À partir de février 1943, le nazisme entre en effet, à l’intérieur, dans la phase du full fascism, celle d’une terreur débridée qui culminera après juillet 1944, et, à l’extérieur, dans un combat particulièrement inexpiable qui se soldera par l’effondrement, éclatant, fracassant, du Reich, dans les ruines fumantes de Dresde, Hambourg, Mannheim, Darmstadt, Berlin, en mai 1945. Berlin, défendue par des unités des Jeunesses Hitlériennes: des enfants de douze ans, encouragés par le Führer à défendre le peuple et la patrie contre les chars russes qui circulent déjà dans la capitale, appuyés par des bataillons du Volkssturm et des unités flamandes, norvégiennes et françaises de la Waffen-SS.
L’historien Joachim Fest a pu écrire que Hitler terré dans son bunker incarnait l’essence du régime nazi: un régime fondé sur la peur, la lâcheté, sur une inexpiable rage de destruction et d’autodestruction, qui conduirait au suicide du Reich et de son maître. Elargissons la focale à ces deux années de guerre totale, et gageons que cette notion et cette période nous donnent à voir le nazisme sous sa forme la plus pure. Une double forme, celle d’un mécanicisme revendiqué et d’une mystique exaltée.
Généalogie et signification de la notion de guerre totale
Il faut d’abord préciser, au seuil de notre propos, ce qu’est la guerre totale. La notion, associée spontanément au nazisme, remonte bien au-delà de l’histoire du IIIème Reich. Dès 1815, Clausewitz parle, dans un sens proche, de “guerre absolue”, pour désigner le stade ultime d’un conflit, celui où les belligérants mettent en œuvre tous leurs moyens non plus seulement pour vaincre, mais pour anéantir l’ennemi.
La notion de “guerre totale” est reprise par le commandement allemand lors de la Ière Guerre Mondiale. En 1916, Erich Ludendorff (1865-1937), bras droit du Chef d’Etat-major Paul von Hindenburg, élabore le plan Hindenburg. Ludendorff demande que tous les pouvoirs civils et militaires de l’Empire soient confiés au commandement militaire. Toutes les ressources, toutes les forces vives de la nation doivent être orientées vers l’effort de guerre, organisé par une planification militaire cohérente et centralisée. Après la défaite, Ludendorff expose ces analyses dans un livre, publié en 1936, intitulé, précisément, Der Totale Krieg. Pour Ludendorff, la Première Guerre Mondiale marque le passage d’une guerre traditionnelle, une guerre de cabinets, limitée dans son ampleur et dans ses objectifs, à la guerre totale. La guerre de cabinets est décidée par le pouvoir politique d’un Etat pour contraindre un autre Etat et l’amener à résipiscence. Elle est donc, comme le dit Clausewitz, “la continuation de la politique par d’autres moyens”. Prolongement du politique, elle en a la froideur calculée et l’ampleur limitée. Or, affirme Ludendorff, la définition clausewitzienne de la guerre est obsolète: Clausewitz est “aujourd’hui anachronique et en tout point dépassé”. Clausewitz concevait la guerre comme un engagement limité, référé à un objectif défini et précis, et circonscrit à la seule sphère militaire. La guerre est l’affaire des ministres et des soldats. Elle se déroule en champ clos, selon les codes d’un art et d’un droit coutumier de la guerre qui régit l’affrontement des gentilshommes depuis des siècles.
Clausewitz, contemporain de la Révolution française, de l’engagement en masse de volontaires, de la conscription et de la naissance du service militaire, percevait pourtant bien les germes d’une mutation de l’essence de la guerre. Clausewitz parle d’une “montée aux extrêmes” qui fait tendre la guerre vers sa “forme absolue”. Cette forme absolue, c’est, pour Clausewitz, l’entéléchie de la guerre, son concept pleinement réalisé, en acte. Mais pour Ludendorff, Clausewitz ne va pas assez loin. Le général prussien, pourtant contemporain de la Révolution, n’a pas vu que la guerre débordait désormais le cadre circonscrit que la tradition militaire occidentale lui assignait. Désormais, la guerre est l’affaire de tout un peuple. La guerre est la “lutte du peuple pour sa vie”. Elle engage le peuple tout entier et a pour enjeu la survie du peuple tout entier. C’est lui qui est engagé, et c’est lui, désormais, qui est visé par l’ennemi : “Déjà à l’époque de Clausewitz, le temps des guerres de cabinets était révolu, c’est-à-dire des guerres que les gouvernements faisaient au moyen de leurs armées de métier et auxquelles, généralement, les populations ne prenaient part que dans la mesure où elles se voyaient frappées d’impôts ou bien se trouvaient lésées par les marches des troupes, les quartiers d’hiver et les combats. La Révolution Française venait d’engager des forces populaires tout autres, mais la guerre n’avait pas encore réalisé, pour parler comme Clausewitz, sa forme abstraite ou absolue”.
Cette forme absolue de la guerre, c’est la Guerre Mondiale qui la réalisera :
“Dans cette guerre, il était difficile de distinguer où commençait la force armée proprement dite, où s’arrêtait celle du peuple. Peuple et armée ne faisaient qu’un. Le monde assistait, au sens propre du mot, à la guerre des peuples”.
Il y a estompement de la distinction entre civils et militaires. La ligne de partage traditionnelle est brouillée, effacée. Le civil devient combattant du front, d’un autre front, celui de l’arrière. Combattant, il l’Est indirectement par son activité productive et logistique, qui soutient et alimente l’activité du front. Comme le remarque Ernst Jünger “il n’y a, au cours de la Première Guerre Mondiale, plus aucune activité – fût-ce celle d’une employée domestique travaillant à sa machine à coudre – qui ne soit une production destinée, à tout le moins indirectement, à l’économie de guerre”. Combattant, il l’est directement comme cible et victime des attaques de l’ennemi, qui désormais, et fort conséquemment, le visent comme elles visent un élément combattant.
La pratique de la guerre totale, nous dit Ludendorff, s’est diffusée:
– Sous l’effet du service militaire obligatoire et de la conscription, qui ont associé des groupes de plus en plus larges au fait guerrier. C’est la Révolution française qui a promu l’idée de la nation en armes, d’une armée composée de citoyens soldats à l’imitation des hoplites athéniens. Le Vive la Nation! victorieusement opposé, à Valmy, à l’armée professionnelle du Roi de Prusse marque une double révolution, politique et militaire.
– Sous l’effet des progrès techniques: l’aviation et la propagande offrent un rayon d’action balistique et psychologique qui élargit considérablement le périmètre du combat, de telle sorte que, “aujourd’hui, le champ de bataille, au sens propre du mot, s’étendra sur la totalité des territoires des peuples belligérants. La population civile, comme les armées, subira l’action directe de la guerre…”
Contrairement à la guerre classique, la guerre politique des cabinets, “la guerre totale ne vise donc pas seulement l’armée, mais aussi les peuples”, elle les y associe comme cibles et comme combattants. C’est là une “vérité” à laquelle il faut se “conformer”.
C’est précisément pour ne pas avoir su s’y conformer que l’Allemagne a perdu la guerre en 1918. Ludendorff déplore que la vieille élite des officiers allemands en soit resté, au début du XX ème siècle, à des conceptions stratégiques qui dataient d’un bon siècle: “En Allemagne, tout compte fait, la guerre était demeurée la tâche exclusive de l’armée. Notre Etat-Major en était encore aux conceptions clausewitziennes”.
Totale, la guerre nouvelle ne l’est pas seulement par l’ampleur des forces qu’elle met en œuvre. La guerre est également totale par l’investissement matériel et psychologique qu’elle implique. Quand deux peuples se jettent à la face l’un de l’autre, quand deux peuples mettent ainsi en jeu leur existence et luttent pour leur survie, l’engagement de chacun des membres du peuple doit être total. Ludendorff cite ses propres mémoires de guerre, en évoquant celle, perdue de 14-18 : “Si nous voulions la gagner, chacun de nous devait donner jusqu’à son dernier souffle, au sens propre du mot, jusqu’à la dernière goutte de notre sueur et de notre sang”.
De l’évocation du passé, il induit une prophétie pour l’avenir: “La prochaine guerre exigera encore tout autre chose du peuple. Ce sera la disponibilité absolue de ses forces spirituelles, physiques et matérielles”.
Ces forces spirituelles revêtent aux yeux de Ludendorff une importance particulière. L’engagement spirituel, celui, psychologique et intellectuel, de toute l’âme du peuple, conditionne les autres modalités de l’engagement guerrier: “Dans la conduite de la guerre, il convenait de déployer et de maintenir à l’extrême les forces intrinsèques et matérielles de la patrie (et aujourd’hui, j’ajoute tout spécialement, les forces spirituelles)”.
La guerre nouvelle exige donc ce qui a manqué à l’Allemagne en 1914 : un Etat et un gouvernement capables de mobiliser la totalité des forces spirituelles et matérielles d’une nation, et de les engager dans un combat total. A ses yeux, la guerre totale ne peut être adéquatement préparée que par une “politique totale”, entendons une forme de régime et de gouvernement politique qui dispose et prépare le peuple à un tel combat. La politique totale consacre l’intrusion du militaire dans l’espace et le temps civil de la paix. L’Etat doit être tourné vers la guerre, et doit y préparer le peuple : “La politique totale doit déjà en temps de paix se préparer à soutenir cette lutte vitale du temps de guerre”.
L’avènement contemporain de la guerre totale inverse donc les rapports traditionnels entre politique et guerre. Dans la perspective traditionnelle qui est celle de Clausewitz, la guerre est un prolongement de l’action politique par des moyens autres. L’armée n’est qu’un outil manié par le politique. Pour Ludendorff, au contraire, la possibilité de l’éclatement d’une guerre totale qui menacerait la survie même du peuple exige que les toges le cèdent aux armes, que le politique se subordonne au militaire. La guerre de cabinet ne laissait que des cicatrices superficielles sur le corps du peuple. La guerre totale met rien moins en jeu que son existence. Le caractère radical de l’enjeu et du danger donnent la préséance au militaire, seul capable de conformer les corps et les esprits au combat total: “La guerre et la politique servent la conservation du peuple, mais la guerre reste la suprême expression de la volonté de vie raciale. C’est pourquoi la politique doit servir la guerre”.
L’Etat que Ludendorff appelle de ses vœux sera donc l’Etat qui sera capable de mener à bien ce que Ernst Jünger nomme la “mobilisation totale”, la “totale Mobilmachung”, c’est-à-dire “l’exploitation totale de toute l’énergie potentielle” d’un peuple, engagé dans la guerre comme une armée : “A côté des armées qui s’affrontent sur un champ de bataille, des armées d’un genre nouveau surgissent: l’armée chargée des communications, celle qui a la responsabilité du ravitaillement, celle qui prend en charge l’industrie d’équipement – l’armée du travail en général”. L’engagement de cette armée implique une “réquisition radicale”, qui “nécessite qu’on réorganise dans cette perspective jusqu’au marché le plus intérieur et jusqu’au nerf d’activité le plus ténu; et c’est la tâche de la mobilisation totale (…). Elle branche le réseau de la vie moderne, déjà complexe et considérablement ramifié à travers de multiples connexions, sur cette ligne à haute tension qu’est l’activité militaire”.
Cette mobilisation totale prend la forme d’un dirigisme économique, d’une planification industrielle centralisée, à l’image des plans quinquennaux soviétiques. Les “énergiques programmes d’équipement” militaro-industriel des dernières années de la guerre ont transformé les pays belligérants “en gigantesques usines produisant des armées à la chaîne afin d’être en mesure, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de les envoyer au front où un processus sanglant de consommation, là encore complètement mécanisé, jouait le rôle de marché”.
Mais la mobilisation totale ne se cantonne pas au domaine économique. Elle investit également la sphère du droit civil et du droit constitutionnel pour créer un nouveau type de contrat social, où le citoyen n’est plus doté que des droits compatibles avec la défense du pays. Jünger note ainsi, dans de nombreux pays, une tendance aux “restrictions croissantes de la liberté individuelle (…) dont le but est de faire disparaître tout ce qui ne serait pas rouage de l’Etat”, une atteinte “effective en Russie et en Italie, tout d’abord, mais chez nous aussi”. Ces restrictions aux libertés individuelles, qui font des nations de gigantesques casernes, vont se multiplier à proportion de l’ambition politique des Etats, qui “seront contraints de radicaliser ces restrictions s’ils veulent être en mesure de déchaîner des forces d’un genre nouveau”.
L’Etat militarise donc la vie civile, la soumet à une organisation et à une discipline qui prépare la mobilisation et la guerre totale. On passe donc de ces deux notions à celle, théorisée par Schmitt et Forsthoff, d’Etat total. Pour Ernst Forsthoff, juriste et professeur de Droit public rallié au national-socialisme, l’Etat total est l’antithèse diamétrale de l’Etat libéral, l’Etat de droit et de partis incarné un temps par la République de Weimar, qu’il honnit : “L’Etat total est l’opposé de l’Etat libéral”. L’Etat libéral est miné par la lutte des intérêts particuliers, par la lutte des partis : il est “rendu vide de contenu, minimalisé et annihilé par sa fragmentation, à cause des garanties juridiques déterminées par des lois relevant d’intérêts particuliers. Au contraire, l’Etat total organise et structure une communauté totale, unie, qui dépasse les tensions conflictuelles : la totalité du politique doit s’incarner dans l’Etat total”.
Pour Ernst Forsthoff comme pour Carl Schmitt, l’Etat total est l’Etat par excellence, celui qui réconcilie la communauté nationale avec elle-même, promeut l’intérêt général, et la dirige, tout entière bandée vers un avenir commun et contre un ennemi extérieur. Schmitt déplore la division stérile et féroce des partis politiques, qui s’affrontent bloc contre bloc et minent ainsi de l’intérieur l’Etat et le processus de décision politique. Schmitt remarque que, par le caractère radical, intolérant de leur idéologie, par leur dimensions sociétales, les partis politiques ont des prétentions totalitaires: “Nous n’avons pas aujourd’hui en Allemagne d’Etat total, mais une majorité de partis, dont chacun tente de parvenir à la totalité, et cherche à encadrer totalement ses membres, à accompagner les êtres humains du berceau à la tombe, du jardin d’enfants à l’association funéraire et d’incinération, en passant par les clubs sportifs et ceux de joueurs de quilles, à fournir à ses membres ce qui est la bonne conception du monde, la bonne forme d’Etat, le bon système économique, la bonne sociabilité”. Ces partis, qui offrent tout à la fois pensée, sociabilité et association, sont “des partis totaux”. Comme ils sont plusieurs et qu’ils s’opposent frontalement, chacun disqualifiant le message de l’autre et faisant le coup de poing contre le rival, “la coexistence de plusieurs structures totales de ce type, qui dominent l’Etat par le biais du Parlement” est la cause d’un éclatement de l’Etat et de la société, tirés à hue et à dia par des intérêts partisans et contradictoires. Paradoxalement, et de manière perverse, l’Etat pluraliste laisse donc s’épanouir les visées monopolistiques de chacun de ces partis totaux, qui ambitionnent le “monopole politique”, “le polypole”, et qui l’affaiblissent, tout en développant son champ d’intervention. Ce virage vers l’Etat total est purement quantitatif et non qualitatif. Un Etat véritablement total est un Etat fort, qui “ne laisse surgir en lui aucune force qui lui soit hostile, qui l’entrave ou qui le divise”.
L’avènement de l’Etat total est souhaitable: l’Etat total est la seule forme d’Etat qui réalise pleinement le concept d’Etat souverain et puissant. Par ailleurs, la logique qui produit l’Etat total est inéluctable, du fait du progrès technique qui dote l’Etat de moyens de domination inédits : “Nous avons aussi tous l’impression d’un énorme renforcement des Etats à travers l’accroissement de la technique, notamment des instruments technico-militaires du pouvoir”.
Les textes de Jünger, Schmitt et Forsthoff, les notions de mobilisation totale et d’Etat total, en synergie avec la pensée fasciste italienne, qui, au même moment, revendiquait fièrement la création du stato totalitario, ces textes et notions, qui se sont fécondés mutuellement, ont nourri la réflexion de Ludendorff et la théorisation de la notion de guerre totale.
La guerre à l’Est : gigantomachie raciale et guerre idéologique totale
Toutes ces notions sont liées: la mobilisation totale et l’Etat total pensés par les mentors de la révolution conservatrice trouvent leur réalisation dans le totalitarisme. Il n’est donc nullement étonnant que ces penseurs se soient ralliés à la “révolution” nationale-socialiste. Schmitt devient un temps le juriste officiel du régime, tandis que Forsthoff applaudit et que Jünger et Ludendorff saluent ce renouveau national allemand.
L’Etat totalitaire nazi comble tous les vœux des penseurs de l’Etat total. Le nazisme veut organiser une société sans classes, une communauté nationale organique, unie sous la bannière à croix gammée du parti unique devenu parti-Etat. L’Etat national-socialiste satisfait aux critères quantitatifs et qualitatifs définis par Carl Schmitt. Quantitativement, la sphère de compétence de l’Etat s’étend partout, du berceau à la tombe. L’Etat investit tous les domaines de la culture, de l’éducation, des loisirs, du travail, de l’économie. Qualitativement, l’Etat est tout entier un et fort, bandé et ramassé, tendu vers l’objectif ultime de la guerre. Le nazisme veut ouvertement la guerre, Hitler l’avait explicitement affirmé dans Mein Kampf. Cette guerre sera d’abord une guerre à l’ouest, pour solder de vieux comptes avec l’ennemi héréditaire, la France. Mais ce front ouest, malgré son importance, malgré la popularité qu’il lui apporte, est secondaire pour Hitler. La vraie guerre, c’est la guerre raciale et coloniale, à l’Est. Désireux de ménager de nouveaux champs d’épanouissement à la race nordique-germanique et aux 260 millions d’Allemands qu’il appelait de ses vœux, Hitler veut conquérir un espace vital à l’Est, et marcher ainsi sur les traces des chevaliers Teutoniques et des Porte-Glaives, qui avaient entamé la colonisation de la Pologne et de la Russie dans leur Drang nach Osten médiéval. Symboliquement, l’attaque contre l’URSS est baptisée Opération Barbarossa, du nom de l’empereur médiéval Frédéric Barberousse dont le réveil, disait-on, marquerait le retour de la puissance germanique.
Hitler s’est d’abord ménagé la neutralité de Staline par le pacte germano-soviétique du 23 août 1939, pour ne pas être pris en étau sur deux fronts. Son compte réglé à la France, Hitler informe ses généraux, dès le 31 juillet 1940, de son but ultime: la construction d’un espace vital à l’Est par la destruction du bolchevisme et l’extermination des slaves. Il retourne sa machine de guerre contre l’Est, et déplace ses troupes sur de larges autoroutes Ouest-Est construites à dessein depuis huit ans. Un an plus tard, le 22 juin 1941, le lendemain du solstice, Hitler, sans déclaration de guerre, lance trois millions d’hommes contre l’URSS. Cette guerre ne ressemblera à aucune autre. La race nordique doit se libérer de la menace juive et des hordes de sous-hommes slaves que celle-ci emploie: cette guerre sera donc une guerre d’extermination, comme il l’expose à ses généraux le 31 mars 1941. Le 15 juin 1941, lors d’une réunion préparatoire, Himmler, Reichsführer des SS, présente la première version de son Plan Est (Generalplan Ost), qui prévoit la disparition, à moyen terme, de 31 millions de slaves, pour libérer des terres ainsi offertes à la colonisation germanique: trois millions d’Allemands “reichsdeutsch” doivent être implantés sur le front pionnier est.
Le déplacement, la stérilisation des slaves et l’extermination de leurs patrons juifs doit permettre l’expansion de l’espace vital de la race allemande.
La guerre à l’Est est un massacre, un combat inexpiable et exterminateur. La Wehrmacht ne respecte aucune convention de guerre. Elle ne prévoit ni baraquements, ni ravitaillement pour les prisonniers de guerre soviétiques: parqués dans des enclos sans toit, les prisonniers meurent d’inanition, de chaleur ou de froid. Déportés en Allemagne pour faire tourner la machine de guerre industrielle, ils sont à peine nourris et soumis à un traitement inhumain, sans commune mesure avec le sort des travailleurs forcés occidentaux, français, belges et italiens. Sur cinq millions de prisonniers soviétiques, 3,3 millions meurent de 1941 à 194545.
La SS organise méticuleusement l’extermination des Juifs soviétiques. Himmler et Heydrich créent quatre unités mobiles spéciales, les groupes d’intervention, ou Einsatzgruppen, composés de policiers allemands mobilisés par conscription et de soldats de la Waffen-SS et commandés par des généraux SS. Les quatre Einsatzgruppen A, B, C, D doivent ratisser le territoire soviétique en progressant parallèlement à la suite des arrière-garde de la Wehrmacht. Leur mission est de liquider les cadres communistes puis, à partir de l’automne 1941, d’exterminer systématiquement les populations juives. De 1941 à 1944, les 3000 hommes des Einsatzgruppen font plus d’un million de victimes. Cette extermination itinérante se fait de manière rudimentaire, par exécutions au bord d’un ravin ou d’un fossé antichar, une extermination sauvage, pendant que se planifie et s’organise l’extermination industrielle de masse, dans les camps. Il fallait rappeler ces éléments pour restituer le contexte de la proclamation de la guerre totale en 1943.
L’affrontement avec l’URSS est en effet présenté et vécu par les nazis comme l’épisode final d’une gigantomachie raciale qui traverse l’histoire depuis des siècles, un combat de Titans qui oppose la race aryenne à son ennemi juif et à ses séides, recrutés dans une sous-humanité asiatique. Le bolchevisme est la manifestation contemporaine du complot juif contre l’humanité supérieure. Il vise à abattre le Reich, comme, jadis, le christianisme juif a provoqué l’effondrement de l’empire romain nordique. Le face-à-face frontal des deux pavillons du Reich et de l’URSS, lors de l’exposition universelle de 1937, cette confrontation du groupe de l’ouvrier et de la kolkhozienne, et de l’ Hoheitsadler nazi sur le Trocadéro, ne faisait que préfigurer cette guerre raciale qui était inscrite dans le programme nazi.
Pour Hitler, la guerre à l’Est contre le colosse soviétique est bel et bien “la plus grande bataille de l’histoire du monde”. L’heure de la décision a sonné.
L’annonce par la radio allemande de la défaite de Stalingrad est donc un choc sinistre, de mauvais augure. C’est la première fois que la Wehrmacht est vaincue, et qui plus est, dans une ville dont Hitler voulait faire un symbole de victoire, car elle portait le nom de Staline. Hitler avait refusé à von Paulus, encerclé, de capituler. Il fallait tenir la position jusqu’au bout. Le 2 février 1943, la VIème armée est décimée: 200 000 morts, 50 000 survivants faits prisonniers, dont une poignée seulement reviendra vivant des camps soviétiques.
Le Reich réagit alors par la proclamation de la guerre totale, par la bouche de son ministre de la propagande, Joseph Goebbels. La guerre totale sera proclamée une seconde fois, cinq jours après l’attentat manqué contre Hitler, le 25 juillet 194450. Goebbels sera alors nommé “Generalbevollmächtigter zum Totalen Kriegseinsatz”, Commissaire général plénipotentiaire pour l’engagement dans la guerre totale.
Métaphore mécaniciste et accusation de mécanicité
Son rôle est d’organisation et de propagande, domaine où il atteint le sommet de son art lors du discours du 18 février 1943. Goebbels, des heures durant, tempête et feule, perdant cinq kilos à la tribune. Il avertit sans ambages ses compatriotes: “Stalingrad a été et reste le cri d’alarme du destin”. Le peuple allemand se trouve à un tournant de son histoire, à un tournant fatal. Il est engagé dans la phase terminale d’un combat qui décidera de sa survie ou de son extinction. Au mépris de toute vérité factuelle, il rappelle que le Reich a répondu, en état de légitime défense, à un assaut bolchevique. Le Reich nazi est le dernier rempart de la civilisation européenne contre cette déferlante asiatique qui menace de tout emporter: “La steppe s’est jetée cet hiver sur notre digne continent, avec une férocité qui dépasse toute imagination humaine ou tout souvenir historique. L’armée allemande forme contre elle, avec ses alliés, le seul rempart digne de ce nom”. Ce terme de rempart, Schutzwall, en allemand, peut nous sembler singulièrement mensonger. De fait, le discours de Goebbels ne fait que réitérer une constante du discours belliciste nazi depuis le début de la guerre: l’attaque à l’Est est préventive, prophylactique. Les nazis se sentent encerclés et menacés, géopolitiquement et racialement, entre un bolchevisme juif à l’Est et un judaïsme capitaliste à l’Ouest. La guerre n’est qu’un moyen de briser l’étau. Comme Hitler dans chacun de ses discours, Goebbels retrace la glorieuse épopée du parti nazi, qui est venu, en 1933, sauver l’Allemagne de la subversion communiste : “Il était moins une! Toute hésitation supplémentaire aurait conduit à la destruction du Reich et à la bolchévisation complète du continent européen”. Mener et remporter le “combat décisif de cette gigantesque lutte mondiale” est la “mission historique” du nazisme. Le bolchevisme est, très classiquement, présenté comme l’instrument du complot juif international : “Le but du bolchevisme est la révolution mondiale des Juifs! Ils veulent déchaîner le chaos sur le Reich et sur l’Europe”.
Pour susciter chez son auditoire une terreur propre à déchaîner un fanatisme de l’angoisse, de l’angoisse obsidionale, Goebbels attaque alors l’URSS en plaquant sur elle l’image exacte de ce qu’est le Troisième Reich. Ainsi prévient-il : “Derrière les divisions soviétiques qui déferlent sur nous, nous voyons déjà les commandos juifs chargés de nous liquider, derrière elles, la terreur emboîte le pas”. Goebbels retourne contre l’URSS l’ image fidèle des pratiques nazies: ces commandos juifs, nés de l’imagination fantasmatique d’un orateur à court d’arguments, constituent une représentation inversée des Einsatzgruppen de la SS, bien effectifs et attestés pour leur part. Suit alors une bien curieuse image, celle de “divisions de robots motorisés”, qui écraseraient tout le continent européen sans la résistance de l’Allemagne. L’image ressurgit peu après : “La guerre des robots mécanisés contre l’Allemagne et contre l’Europe a atteint son acmé”, des masses d’hommes qui combattent parce que la terreur soviétique les contraint à le faire. Ces masses mécanisées sont épaulées par des “masses de chars d’assaut, qui dévalent cet hiver sur notre front”.
La terrifiante caricature que Goebbels fait de l’URSS a donc pour centre de gravité la machine. Les soviétiques sont terrifiants, car ils sont des robots, fabriqués en masse par la terreur stalinienne et par le GPU. Radicalement inhumains, ils menacent comme jamais un continent sur lequel ils s’apprêtent à déferler. C’est donc à une violente attaque du totalitarisme soviétique que se livre Goebbels : “A l’Est, c’est tout un peuple que l’on force à combattre. On pousse des hommes, des femmes et des enfants, non seulement dans les usines, mais aussi au combat. Deux cent millions de personne nous font sauvagement et stupidement face, sous la terreur du GPU, et sous l’emprise d’une idéologie diabolique”. La métaphore mécaniciste est donc un argument polémique, propagandistique, utilisé contre l’URSS de Staline. L’URSS communiste est une machine qui contraint et qui broie, une machine aveugle qui tue pour le Juif, et qui accouche de robots lancés par millions contre la civilisation européenne. L’image de la machine évoque un artéfact, froid et coercitif.
Le régime nazi, lui, revendique une autre métaphorique, celle de l’organisme. La métaphore organiciste du Volkskörper permet de présenter l’Etat total comme une nécessité naturelle et harmonieuse. La lutte contre les Volksfremde, ces éléments étrangers au corps de la nation, au corps naturel de la race, est légitimée par un discours biologiste et par les lois de la nature, qui développent des anticorps contre les microbes et parasites. Les Juifs sont d’ailleurs couramment dénoncés par des métaphores bactériologiques. La peste juive, le parasite juif, la vermine juive, représentent des atteintes dangereuses contre le corps allemand. Cette préférence pour la métaphore organiciste n’est guère étonnante de la part d’un régime qui fonde son idéologie sur un biologisme bellico-raciste.
Métaphore organiciste contre métaphore mécaniciste : la seconde vise à disqualifier l’ennemi, à dénoncer tout ce qu’il y a d’artificiel et de coercitif en lui, alors que la première exalte la vie puissante du corps de la race et la nécessité cruelle propre à la nature.
Goebbels semble détourner et retourner contre le totalitarisme stalinien des caractères qui définissent pourtant en propre le Troisième Reich. A plusieurs reprises, dans son discours, Goebbels se défend de prôner, avec la guerre totale, une imitation du régime bolchevique : “Cela n’a rien à voir avec l’imitation de méthodes bolcheviques”, dit-il, avant de s’irriter que “nos ennemis à l’étranger affirment que les mesures prises pour totaliser la guerre sont les mêmes que celles du bolchevisme”.
Aux yeux des observateurs contemporains, c’est en effet bel et bien le Reich nazi, et non l’URSS, qui apparaît comme le triomphe de la machine ou d’une politique mécaniciste. Du seul point de vue militaire, tout d’abord, les nazis ont tiré toutes les conséquences du progrès technique. Fidèles au principe napoléonien selon lequel la force d’une armée est le produit de sa masse par sa vitesse, les stratèges nazis ont doté la Wehrmacht du poids de l’acier et de la vitesse du blindé motorisé. L’effort de réarmement allemand a porté sur l’équipement en véhicules blindés, notamment en Panzer, ces fameux chars Tigre et Panther qui vont subjuguer les champs de bataille européens, et sur la fabrication d’avions de combat, les fameux Stukas, qui font de la Luftwaffe, mais pour un temps seulement, la première armée de l’air au monde. Cette mécanisation à outrance des forces armées est au fondement de la stratégie du Blitzkrieg. La guerre éclair vise à enfoncer le front ennemi par un choc décisif, impossible à contenir. La vitesse des forces blindées motorisées et la force de frappe de la Luftwaffe doivent permettre, par un mouvement rapide et brutal, de crever les lignes ennemies et de créer une brèche par où pourra s’engouffrer le reste des troupes. Les nazis veillent donc à la motorisation performante de leurs troupes et à la fluidification de l’espace, qui doit être dégagé de tout obstacle pour permettre des progressions rapides. Le programme des autoroutes du Reich, qui rapproche considérablement les isochrones en condensant l’espace-temps, a ainsi une visée essentiellement stratégique et militaire.
Face au Reich, la France reste campée sur des conceptions stratégiques héritées de 1914. Les Français s’attendent à une guerre de position, longue, et non à une guerre de mouvement. Ils massent ainsi leurs forces sur les fortifications statiques de la ligne Maginot, qui coule dans le béton la tranchée du dernier conflit mondial. Quelques esprits éclairés prônent la modernisation et l’équipement mécanique de l’armée française, comme le jeune colonel De Gaulle, qui se heurte à l’incompréhension polie de ses supérieurs et aînés.
Grand pourfendeur de la technique et de sa domination sur les hommes, Heidegger crédite pourtant le nazisme d’être plus moderniste et techniciste que l’américanisme ou le bolchevisme, ces deux expressions de la modernité entre lesquelles l’Allemagne est prise en étau. Le nazisme, selon ce cours sur Nietzsche, prononcé en 1941, vise à produire une humanité technicienne, seule capable de survivre et de dominer, une humanité qui soit à l’image de cette modernité technique: “la calculation machinalisante de toute action et de toute planification sous sa forme absolue exige une humanité neuve qui aille au-delà de ce que l’homme a été jusqu’alors”. En effet, la simple maîtrise de la technique ne suffit pas : “Il y faut une humanité qui soit foncièrement conforme à l’essence fondamentale singulière de la technique moderne et à sa vérité métaphysique, c’est-à-dire qui se laisse totalement dominer par l’essence de la technique afin de pouvoir de la sorte précisément diriger et utiliser elle-même les différents processus et possibilités techniques”.
Les Français ont donc été battus parce qu’ils n’avaient pas su parachever l’avènement d’une humanité technicienne, alors que l’impulsion de cette modernité technique avait pourtant été leur fait, avec la pensée de Descartes.
Sans doute Heidegger veut-il dire là que l’avènement d’un Etat totalitaire en Allemagne, qui ravale chaque être à la qualité de rouage d’une machine qui le dépasse, est l’achèvement d’une pensée technicienne de l’homme et du monde, qui est “calculation machinalisante”, rationalisation des actes et procédures, calcul avantage/coût et discipline mécanique des éléments singuliers pour la réussite de l’ensemble.
C’est que, en effet, l’Etat total nazi semble conçu et travaillé comme une machine. Dans cette société holiste qu’est la communauté nationale (Volksgemeinschaft), chaque individu est considéré comme un rouage devant œuvrer au travail du grand tout. Jünger notait déjà, nous l’avons vu, que les restrictions aux libertés individuelles visent à “faire disparaître tout ce qui ne serait pas rouage de l’Etat”, un Etat dès lors conçu comme une machine. La machine de l’Etat total “convertit toute existence en énergie” pour alimenter son propre mouvement, celui de la concentration des pouvoirs, de la mobilisation totale et de la guerre.
Si, dans le discours de Goebbels, la métaphore mécaniciste est une caricature polémique visant à discréditer l’URSS, l’image de l’Etat comme machine a imprégné le discours nazi. La réflexion politique et juridique allemande parle couramment, depuis le XVIIIè siècle prussien, de Staatsapparat, de Staatsmaschinerie, autant de termes qui véhiculent et qui fixent dans la tradition l’image d’un Etat-machine rationalisé.
Les nazis emploient peu ces termes, mais recourent à d’autres vocables qui font signe vers une pensée mécaniciste de l’Etat.
Ainsi du concept de Gleichschaltung, qui signifie littéralement “mise à la même vitesse”, et qui est souvent traduit par l’expression “mise au pas”. Ce terme, pour les historiens, désigne la période qui s’est écoulée de la prise du pouvoir, le 30 janvier 1933, à la mort de Hindenburg, en juillet 1934, durant laquelle les nazis s’emparent de tous les pouvoirs et installent leur dictature dans le pays. La Gleichschaltung, c’est la mise au pas des syndicats, des partis, des Länder, des associations d’anciens combattants, une mise au pas cadencé, en bon ordre de marche. Ce terme n’est pas une création des historiens. Il est utilisé et revendiqué par les nazis eux-mêmes, comme ici par Joseph Goebbels, dans un discours de juin 1933 : “Ce que l’on entend par ce mot de Gleichschaltung, souvent utilisé à mauvais escient, ce n’est rien d’autre que la transformation radicale de l’Etat et des autres partis, de toutes les communautés d’intérêt, de toutes les associations, pour en faire un grand tout. C’est le pas décisif vers l’Etat total qui ne peut être, à l’avenir, que dans l’unité d’un seul parti, d’une seule conviction, d’un seul peuple. Toutes les autres forces doivent se subordonner à cet Etat ou bien être balayées sans pitié, car cette révolution ne connaît pas de compromis, les compromis sont l’affaire du parlementarisme”.
Ce terme est même consacré juridiquement. Il devient un concept du nouveau droit de l’Etat allemand. Le 31 mars 1933 est ainsi promulguée, par décret du Führer, la Gesetz zur Gleichschaltung der Länder mit dem Reich, la loi de Gleichschaltung des Länder avec le Reich. Les Länder sont mis au pas. Leur autonomie, consacrée par la constitution fédéraliste de Weimar, est désormais usurpée par l’Etat central. En l’espèce, les Länder perdent leurs gouvernements, qui sont remplacés par des Reichskommissare, nommés par Berlin.
Ce terme de Gleichschaltung est emprunté au vocabulaire spécialisé de la mécanique et de l’électrotechnique. Schalten signifie enclencher une vitesse ou mettre en marche un appareil. Gleichschalten signifie dès lors coordonner, harmoniser, régler sur la même cadence et le même rythme, opérer un réglage, bref, initialiser une machine, en l’espèce, la machine de l’Etat total, de l’Etat-parti, de l’Etat-société.
Dans cet Etat total, l’individu n’a de place et d’existence que comme rouage. L’individu n’est reconnu que s’il contribue au fonctionnement de l’ensemble, que s’il remplit une tâche, une fonction. L’individu n’est considéré par les nazis que du seul point de vue de sa performativité, de sa Leistungsfähigkeit, i.e. de sa capacité à accomplir une Leistung, une performance pour la communauté et pour l’Etat. Etwas leisten, c’est effectuer, produire, réaliser quelque chose. Le concept de Leistung est très prégnant dans le discours nazi. Il sert de pierre de touche pour évaluer les vies des hommes, soumises à un calcul avantage/coût pour la communauté. Un individu n’est toléré, promu, encouragé, nourri, que s’il peut travailler pour l’Etat et pour la race, si sa Leistung excède généreusement ce que la communauté lui consacre. Dans le cas contraire, si la vie d’un individu leistungsunfähig représente une perte sèche pour la communauté, la personne est déclarée lebensunwert, indigne de vivre. Une lebensunwertes Leben doit être interrompue par la mort, comme celle des malades mentaux euthanasiés dans le cadre de l’opération T4 (septembre 1939-août 1941). Un être leistungsunfähig devient un Ballast pour la communauté, un lest qui retarde la marche de la race et de l’Etat. Il doit donc être jeté par-dessus bord, comme d’une machine qui peine à prendre de l’altitude ou de la vitesse.
Si la Leistungsunfähigkeit signe immanquablement l’arrêt de mort d’un individu, la Leistungsfähigkeit des individus sains, elle, doit être encouragée et promue, notamment par la pratique du sport, de l’hygiène, d’une alimentation saine, et de la purification raciale. Le sport, notamment, la körperliche Ertüchtigung, doit permettre de rendre le corps harmonieux et fort, mais aussi dur et résistant comme l’acier. Dans Mein Kampf, Hitler dit que le sport doit “den Körper stählen”, le rendre semblable à l’acier (Stahl), cet acier de la machine et de l’homme transformé en machine d’acier, métaphore contemporaine la plus évidente de la force et de l’obéissance. Dans son plus célèbre discours à la jeunesse allemande, prononcé à Nuremberg en 1935, Hitler réclame une jeunesse dure comme l’acier : “Le jeune allemand de demain doit être mince et élancé, preste comme le lévrier, résistant comme le cuir et dur comme l’acier Krupp, hart wie Kruppstahl”.
A cet amendement physique doit contribuer une système de sécurité sociale d’Etat dont le projet est esquissé par Robert Ley, pour l’après-guerre. Ce système assurera régulièrement à chaque allemand des années sabbatiques, des années de repos, sorte de mise en jachère ou de révision technique d’un moteur: “On doit réussir à réparer chaque Allemand tous les quatre ou cinq ans par un service de repos; de la même manière que l’on révise et répare périodiquement un moteur, l’individu doit être réparé périodiquement et, ce faisant, être maintenu en bonne santé”.
Ce moteur, cette machine individuelle doit produire. Produire de la Leistung, de la performance et du travail, mais aussi produire des enfants. La procréation d’enfants devient un impératif politique, un Dienst am Führer encouragé par l’Etat et la propagande. Il s’agit de produire des bras pour l’industrie et la guerre. Or l’expression retenue par la propagande est “Kinder zeugen”, produire des enfants, comme une machine d’usine produit (erzeugt) des objets (Erzeugnisse).
On le voit donc, l’être humain n’est plus considéré par les nazis que comme un matériau humain, un Menschenmaterial. L’expression a été forgée et introduite dans la langue allemande par Karl Marx, qui, dans Le Capital, parle de matériel humain, par analogie avec les infrastructures mécaniques de l’usine, comme l’économie néo-classique parlera de facteur capital et de facteur travail.
Friedrich Engels reprend le concept dans son Anti-Dühring, en 1878: pour Engels, l’issue d’un combat et d’une guerre est facteur du matériel humain et du matériel d’armement (Waffenmaterial). Par la suite, l’expression est couramment attestée dans les comptes-rendus de l’armée allemande au cours de la première guerre mondiale. Les nazis la reprennent. Le racisme nazi considère la masse du peuple comme une matière première à travailler, à amender, à ciseler, à construire. Le Menschenmaterial nazi, c’est avant tout la matière raciale que le sport et l’hygiène doivent ouvrager, que l’élimination des faibles, des allogènes et des tarés, l’assimilation des pairs doit tailler, sculpter et mettre en forme. La race, le matériel humain, est donc cette matière première que l’Etat raciste travaille. L’Etat étant orienté vers la guerre, le Menschenmaterial est également la matière première qui viendra alimenter la machine de guerre. Le matériel humain est eingesetzt, engagé ou mis en œuvre, einsetzen étant un autre mot fétiche du régime nazi. Là encore, la sémantique n’est pas neutre. Le verbe einsetzen s’emploie avant tout pour des machines, que l’on met en marche, que l’on met en œuvre. Ce n’est qu’ au sens figuré et métaphorique que l’on einsetzt des hommes, et des troupes. Sa connotation mécanique et militaire lui vaudra les faveurs de la rhétorique nazie, qui ordonne, préconise ou fulmine des Einsatz à tout bout de champ.
Comme le notait déjà Jünger, l’Etat total, qui mobilise totalement la population, les âmes et les énergies pour la guerre totale, “rappelle le fonctionnement précis d’une turbine alimentée en sang humain”, image terrifiante d’un Etat-machine injectant du sang et des corps dans la machine de guerre, la guerre mécanisée “de notre ère machiniste”.
Les observations de Jünger concernent le premier conflit mondial. Mais, plus encore, le second a été une guerre mécanique par excellence. La seconde guerre mondiale s’est gagnée dans les usines, sur les chaînes de production des Etats-Unis et d’URSS. Par sa politique de mécanisation à outrance et de combat sur plusieurs fronts, le Reich avait provoqué une course à l’armement, une compétition industrielle dont il ne sortirait pas vainqueur. La guerre entre le Reich et l’URSS, puis entre le Reich et les Alliés, se réduit rapidement au heurt de deux machines de production industrielle, une course à la production de masse mécanique. La guerre se décide au rendement de la machine industrielle, à la masse mécanique mécaniquement produite: blindés, avions de combat, véhicules terrestres, bateaux, trains. Peu à peu, le Reich, qui avait le meilleur équipement mécanique en 1939, perd du terrain sur ses ennemis: en 1944, les Etats-Unis produisent 88 000 chars de combat contre 44 000 en Allemagne, soit le double. La guerre se gagne au nombre de blindés jetés sur le front. En juillet 1943, la Wehrmacht tente une percée en Russie, pour prendre Koursk. La bataille de Koursk oppose 2700 chars allemands à 3400 chars soviétiques. C’est la plus grande bataille de blindés de l’histoire.
La seconde guerre mondiale marque donc le parachèvement d’une logique mécaniciste et techniciste qui avait déjà fortement conféré ses traits au premier conflit mondial, qui avait connu, notamment, les premiers chars d’assaut, les premiers combats et bombardements aériens et la diffusion de la mitrailleuse, qui tire plusieurs centaines de balles à la minute. La première guerre mondiale avait été une guerre de fer et de machines, une guerre où les tranchées protégeaient mal de ces “orages d’acier” décrits par Jünger dans son roman autobiographique de 1920.
Depuis la première guerre mondiale, le combattant est devenu une pièce mécanique. L’avènement de cette ère techniciste décrite par Jünger va avoir des répercussions dans l’entre-deux guerres. La mécanisation des individus et des rapports humains ne va pas se cantonner à la guerre, mais va aussi imprégner la paix, par un phénomène de contamination ou d’inertie des mémoires et des nostalgies qui va léguer aux Etats et sociétés de l’entre-deux-guerres des conceptions héritées du conflit. Les sociétés européennes, durablement traumatisées par l’horreur des tranchées, ont du mal à sortir de la guerre. C’est un phénomène que l’historien George Lachmann Mosse a qualifié de “brutalisation des sociétés européennes”, visible notamment en Allemagne. Les anciens combattants gardent la nostalgie, une fois revenus à la paix, de la camaraderie solidaire des hommes du front, qui leur offrait un cadre de socialisation. L’ expérience intérieure de la guerre est exaltée comme pierre de touche de la virilité et de l’esprit d’aventure, la rhétorique et l’éthique politiques sont désormais marquées par une agressivité inconnue jusqu’alors, qui tend à belliciser le champ civil du politique, tant par la violence des mots que par celle des actes: combats de rues entre communistes et nazis, formations de troupes de choc dans les partis, Stosstruppen, SA puis SS nazies contre Rotfrontkämpfer communistes, passages à tabac et assassinats politiques.
L’idéal de camaraderie et de discipline militaire imprègne grandement les partis, qui n’ont plus que les mots de combat, front, choc, coalition, à la bouche. Cette militarisation du politique, le NSDAP la pousse à son terme: l’idéal du militant nazi est le “soldat politique”, dévoué au chef et à la cause jusqu’à la mort. L’Etat national-socialiste marquera l’apogée de la militarisation de la société allemande, forme sublimée, élaborée et réglée d’une brutalisation dont le paroxysme avait été atteint dans l’immédiat après-première guerre mondiale. L’idéal militaire est apparent partout, dans la profusion des insignes, des étendards et des uniformes, dans les mises en scène tirées au cordeau de Nuremberg, dans le Führerprinzip qui structure le parti. Hitler, prisonnier et nostalgique de ce que Mosse appelle “le mythe de la Grande Guerre”, veut une société de combattants.
Or, depuis le XVIIème siècle, l’idéal militaire est le soldat-automate. La discipline militaire, le drill des camps et des casernes vise à produire des automates aux gestes maîtrisés et impeccables, répétés des milliers de fois pour être réglés au millimètre. Ce nouvel art militaire, fondé sur les règlements et l’entraînement d’après les Exercia Mauritiana de Maurice de Nassau, s’est répandu de Hollande en Suède, puis en France et en Prusse. Surtout en Prusse, qui est devenue, au XVIIIème siècle, le modèle de l’Etat militariste. Comme le note le moderniste Joël Cornette, “la troupe (y) était exercée durement, et la précision automatique de ses mouvements impressionnait toutes les monarchies européennes”. Les soldats prussiens sont “des automates aux gestes mécaniques et parfaitement synchronisés” moqués par Voltaire dans son Candide, quand le disciple de maître Pangloss tombe aux mains des sergents recruteurs du roi des Bulgares : “On lui fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâtons. Le lendemain, il fait l’exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups. Le surlendemain, on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige”. Il y a donc filiation et continuité entre l’idéal nazi du soldat politique mécanique et une tradition militaire prussienne qui a été le modèle de toutes les armées d’Europe. Cette filiation est revendiquée par Hitler lui-même, qui organise, en frac, le 21 mars 1933, la cérémonie de réouverture du Reichstag dans la Garnisonskirche de Potsdam, sur le tombeau d’un Frédéric II de Prusse érigé en icône officielle du régime. On se souvient que Mirabeau, en semi-exil à Berlin, avait dit en 1788 que “la Prusse n’est pas un Etat qui possède une armée, c’est une armée qui occupe un Etat”. Le Troisième Reich répond d’autant mieux à cette définition. Le totalitarisme, l’Etat total, qui abolit la séparation entre Etat et société, marque peut-être ce moment où la société se militarise comme jamais, où un Etat tendu vers la guerre totale organise scrupuleusement la mobilisation totale de la société. Le Troisième Reich se veut une société gleichgschaltet, régie par le Leistungsprinzip du Menschenmaterial, il se veut donc machine régulant l’activité mécanique et planifiée d’automates. Goebbels a beau jeu de dénoncer dans l’URSS stalinienne une horde de robots: il parle en connaissance de cause et ne fait que plaquer la réalité nazie sur le totalitarisme soviétique.
Le totalitarisme nazi témoigne d’une volonté de mécaniciser l’homme et la société, sous l’action de l’Etat total.
La proclamation de la guerre totale par Goebbels appelle à un perfectionnement de cette machine étatique, de l’appareil d’Etat. La métaphore est explicitement utilisée par Goebbels dans son discours du 26 juillet 1944 qui proclame une seconde fois la guerre totale: un décret du Führer, en date du 25 juillet 1944, “dispose que l’appareil d’Etat dans son entier (…) doit être inspecté et évalué, pour libérer un maximum de forces pour l’armée et la production, par une mise en œuvre encore plus rationnelle des services publics, par la suppression ou la diminution des tâches non directement utiles à la guerre, et par la simplification de l’organisation et des processus”. Toute une rationalité organisationnelle est donc mobilisée pour améliorer le rendement de la machine étatique.
Goebbels appelle en outre à une mécanicisation accrue, outrancière, de la société. La guerre totale exige de serrer tous les boulons de la machine nazie, de ne plus tolérer le moindre espace de liberté ou de temps perdu pour la production et le combat. C’est ainsi que Goebbels annonce “la fermeture des bars et des boîtes de nuit”: “le peuple veut vivre comme un peuple de spartiates”. Il annonce également à demi-mot un renforcement de la terreur nazie: “Tout ce qui sert le peuple, tout ce qui maintient, durcit et développe sa force de combat et de travail, tout cela est bon et important pour la guerre. Tout ce qui y est contraire, il faut l’éradiquer”, ou encore: “Le plus radical est à aujourd’hui à peine assez radical, et le plus total est à peine assez total pour conduire à la victoire”, une victoire “totale” (“totaler Sieg”).
L’inflation des termes total et radical est frappante: “Voulez-vous la guerre totale ? Est-ce que vous la voulez, si nécessaire, encore plus totale et plus radicale que nous pouvons nous l’imaginer aujourd’hui ?“.
Cette inflation de comparatifs et de superlatifs sur des adjectifs qui ont eux-mêmes valeur superlative vise à dramatiser l’enjeu et à placer l’auditoire au pied du mur. La phase terminale du combat racial final est enclenchée, l’eschatologie raciale nazie devient réalité. Ce combat est le dernier, l’ultime : “Une guerre sans merci fait rage à l’Est (…). Il n’y aura pas de vainqueurs et de vaincus, mais seulement des survivants et des exterminés”.
La rhétorique de la propagande nazie vise donc à produire mécaniquement une réaction de mobilisation des énergies et de la violence. En présentant ainsi le combat mené, la rhétorique de Goebbels a, dans les esprits, un effet de cliquet qui bloque le niveau de violence et emballe la machine de guerre.
Dans les faits, les nazis ont eux-mêmes provoqué l’engrenage et l’escalade. Les nazis ont violé, en quatre ans de guerre, toutes les conventions écrites ou les coutumes tacites du droit de la guerre, en brisant notamment le tabou du massacre des populations civiles. Des divisions entières, celles de la Waffen-SS, ont été précisément créées pour être à l’art de la guerre ce que l’état d’exception est au droit. Hors leur serment de fidélité au chef, les SS ne sont liés par aucune norme, quelle qu’elle soit. Ce faisant, les nazis ont fixé si haut le niveau de violence guerrière que tout retour en arrière est impossible. Ils ont eux-mêmes créé les conditions d’un combat inexpiable. Thucydide avait déjà montré comment le viol des lois de la guerre aboutit à une escalade irrattrapable. Les nazis savaient pertinemment qu’en bombardant Varsovie, Rotterdam, Londres et Coventry, en massacrant les populations civiles de l’Est, ils s’attireraient, en cas de retournement du rapport de forces, une réponse effroyable. En déchaînant une telle violence, les nazis brûlent leurs vaisseaux derrière eux, s’acculent eux-mêmes à combattre dos à la mer, sans autre alternative que la destruction totale de l’ennemi ou l’anéantissement. Une des raisons pour lesquelles certains éléments fanatisés du régime ont pu combattre à la mitraillette les chars russes dans les rues de Berlin, en mai 1945, tient au fait qu’ils croyaient que toute reddition était impossible, qu’il n’avaient d’autre issue que le combat à mort contre un ennemi ivre de vengeance. Les SS, qui s’embarrassaient rarement des conventions internationales sur les prisonniers de guerre, combattent jusqu’au dernier ou se jettent ivres sous les chenilles des chars soviétiques, car ils sont convaincus de ne pouvoir attendre aucun autre traitement de la part de l’ennemi que celui qu’ils lui avaient fait subir.
Les transgressions délibérées du droit de la guerre et du droit des gens par le régime nazi ont donc eu un effet de cliquet qui a mécaniquement bloqué le niveau de violence, sans retour possible, et sans autre sortie de guerre envisageable qu’une défaite totale entraînant une capitulation sans condition, au mieux. Goebbels a raison d’être alarmiste : les représailles des alliés, russes et britanniques notamment, seront sans pitié : la Vertreibung des allemands des territoires de l’Est par l’armée rouge se fera dans des conditions inhumaines. Quant au bombardement des cités allemandes par la Royal Air Force britannique, il a été une stricte application de la loi du talion, mâtinée de vengeance.
Si l’Etat national-socialiste est apparu, dès ses origines, tout entier tendu vers la fin ultime de l’affrontement racial et de l’expansion du Lebensraum à l’Est, la Gleichschaltung des années 1933-1934 semble n’avoir été qu’un prélude à la mobilisation totale qui commence dix ans plus tard, en février 1943.
Quand Goebbels parle du “peuple travaillant et combattant” (arbeitendes und kämpfendes Volk), comme l’on parle de l’Eglise souffrante et combattante, il lie, comme Jünger en 1930, le travailleur au soldat. L’un et l’autre sont engagés dans un même effort de guerre, quoique sur des fronts géographiquement et fonctionnellement distincts. Le travailleur et, avant tout, l’ouvrier d’ une fabrique de munitions, doit prendre le soldat pour modèle éthique et pratique : “En temps de guerre, nous ne devons pas seulement travailler profondément, mais aussi promptement. Le soldat du front ne peut pas attendre des semaines pour méditer gravement sa décision, pour la faire passer de main en main dans un dossier où elle prendra finalement la poussière. Il doit agir sur-le-champ, sinon, il est mort ! Quand nous travaillons lentement, nous ne perdons certes pas notre vie à nous, mais nous mettons en danger celle du Reich”. Le travailleur doit donc agir dans l’urgence, avec la promptitude du soldat. Sa vie sera austère, comme celle du front. Ses loisirs seront rares : de même que le soldat est toujours sur ses gardes, de même que le Führer est toujours à son poste, le travailleur ne connaîtra plus ni repos, ni répit : “Depuis le début de la guerre, et même bien avant, le Führer n’a pas pris un seul jour de congé. Si donc le premier homme de l’Etat conçoit son devoir de manière si sérieuse et responsable, c’est pour chaque citoyen et chaque citoyenne de cet Etat une injonction tacite, mais assourdissante, à imiter cette attitude”.
La machine industrielle doit tourner nuit et jour pour alimenter le front. Ceux qui ne le comprennent pas devront y être forcés : “Qui ne le comprend pas par sens personnel du devoir, eh bien il faudra l’éduquer à ce sens du devoir et, si, nécessaire, il faudra l’y contraindre! Il n’y a qu’une seule chose à faire: être impitoyables!”.
Les boulons de l’Etat-machine et de la société-machine vont donc être serrés comme jamais. Le début de la guerre, en 1939, avait déjà rendu l’atmosphère intérieure du Reich très lourde. Une ordonnance du Führer, datée du 26 août 1939 avait instauré l’état d’exception. Cette ordonnance crée un chef d’inculpation nouveau, la Wehrkraftzerstezung : toute critique contre le régime ou l’armée est passible de la peine de mort. En septembre 1939, tous les services de police et de répression (SS, SD, Gestapo) sont concentrés et unifiés dans l’Office Central de Sécurité du Reich, le RSHA, dont la direction est confiée au chef de la SS, Himmler. Son bras droit, Reinhardt Heydrich donne comme consigne à la Gestapo, le 3 septembre 1939 “de réprimer sans pitié toute atteinte à l’unité et à la volonté de combat du peuple allemand”. C’est ouvertement un blanc-seing pour les menées répressives de la Gestapo. La répression devient terreur ouverte et permanente après juillet 1944. Le 20 juillet 1944, un aréopage d’officiers supérieurs de la Wehrmacht tente d’assassiner Hitler. L’échec de cette “opération Walkyries” conduit à la seconde proclamation de la guerre totale par Goebbels, le 25 juillet 1944. Dès lors, l’activisme fanatique des nazis n’a plus de bornes. Les juridictions d’exception se multiplient, qui rendent une justice expéditive, et la terreur se déchaîne.
La cohésion du peuple allemand, la solidarité des différentes pièces et rouages de la machine ne souffrent plus aucun jeu. L’engrenage mécanique de la violence se radicalise, la machine de la terreur s’emballe, tant contre la population allemande que contre les ennemis du Reich. Finalement, c’est donc bien à une intensification de la mécanicité de la société et de l’Etat allemands que Goebbels appelle. Sa critique du totalitarisme stalinien, sa caricature des robots de l’armée rouge est d’autant plus déplacée que, au moment où le nazisme entre dans sa phase de terreur paroxystique, le totalitarisme stalinien tend à se relâcher, dans une sorte de première déstalinisation spontanée, comme le remarque Nicolas Werth : “Paradoxalement, la tension extrême imposée par l’effort de guerre alla de pair avec un certain relâchement des contrôles politiques, idéologiques et économiques. Pour l’historien russe Mikhaïl Guefter, combattant dans l’armée soviétique, “les années 1941-42 (…) marquèrent le début d’une sorte de déstalinisation spontanée, caractérisée par la résurgence d’un sentiment de responsabilité individuelle pour le destin de la patrie, l’ébauche d’une opinion individuelle sur le présent et le futur de cette patrie”.
Ferveur et mystique nazie
Le message de Goebbels n’est cependant pas tout de terreur et d’injonctions. Goebbels se défend de vouloir “appesantir sur notre peuple une grise ambiance d’hiver”. La radio, promet-il, améliorera ses programmes, les cinémas et les salles de concert resteront ouverts pour divertir le peuple, lui offrir ce loisir escapiste qui lui fera oublier, quelques heures durant, les misères et les horreurs de la guerre. Les hommes ne sont pas des machines, ils ne fonctionnent pas qu’à la terreur et au devoir. Il leur faut du rêve, de ce rêve que le ministre de la propagande leur sert à la radio, avec Lili Marlene, sur les écrans et dans les théâtres. Ce rêve, c’est aussi celui, ultime, radical, de la foi. Dans son discours du 18 février 1943, Goebbels écarte avec vigueur tout doute : “Il ne fait aucun doute que la victoire est à nous!”. La langue allemande associe doute et désespoir, Zweifel et Verzweiflung. Contre le doute, qui mène au désespoir, Goebbels prône l’espérance de la foi. Le doute est répudié, car il procède d’une intelligence critique, d’une intelligence rationnelle qui évalue et calcule, qui prend la mesure des vrais rapports de force et envisage lucidement les circonstances telles qu’elles sont. Cette intelligence critique et lucide, cette raison évaluatrice ne peut mener, dans une situation objectivement désespérée, qu’au désespoir. La raison doit donc céder à la foi, source d’espérance. Seule la foi scellera la victoire: “Nous nous mettons en route vers la victoire finale. Cette victoire est ancrée dans notre foi en le Führer!”.
Seule la foi arme la volonté. Les nazis nourrissent, depuis toujours, un mysticisme de la volonté. La volonté est censée avoir raison de tout. La maxime populaire “Wer will, der kann” revient comme un leitmotiv dans Mein Kampf. D’où, chez Goebbels, la forte présence d’une sémantique volontariste : “feste Willenskraft”, “feste Entschlossenheit”, “wilder und entschlossener Wille”, “zähe Verbissenheit”, “ehernes Herz”, telles sont les réponses que le peuple allemand apporte à la crise et à la menace. Vers la fin de son discours, Goebbels rappelle l’exemple de Frédéric II de Prusse, qui, au plus noir de la guerre de sept ans, est demeuré volontaire et inflexible : “Il n’avait jamais assez de soldats ni jamais assez d’armes. Et pourtant, à la fin de la guerre, il était là, vainqueur sur le champ de bataille dévasté. Sa victoire est due à sa force de caractère: Aucun coup du sort n’est parvenu à briser le grand Roi, il a supporté sans vaciller le sort hésitant de la guerre; son cœur de bronze a eu raison de tous les dangers”…
Or la volonté inébranlable de remporter le combat s’ancre dans la foi : foi dans le Führer, chef charismatique, présenté par Goebbels comme un nouveau Christ qui fait don de sa personne au Reich, foi dans la mission historique du nazisme, qui est de protéger la civilisation occidentale contre le bolchevisme.
Le Führer a reçu cette mission d’une providence divine qui veille sur son sort. Goebbels le répètera sans relâche après l’attentat du 20 juillet 1944, dont Hitler réchappe. Ainsi décrit-il sa réaction à l’attentat, dans le discours radiodiffusé du 26 juillet 1944 : “Une gratitude presque religieuse, profonde, a rempli mon cœur. J’avais déjà souvent compris, mais jamais si visiblement et clairement, que le Führer accomplit son œuvre sous la protection de la Providence (…) et qu’un destin divin nous montre que cette œuvre, même si elle se heurte à des difficultés énormes, doit être achevée, peut être achevée et sera achevée”. La survie du Führer est un réel miracle, et Goebbels la présente comme telle : “Dans toute la pièce, l’explosion a provoqué une énorme onde de détonation, qui n’a épargné qu’un seul endroit: l’endroit où le Führer lisait des cartes”. Goebbels avoue alors avoir foi en l’histoire, il est un “geschichtsgläubiger Mensch”: “c’est-à-dire que je crois que l’histoire a un sens (…). Ma foi dans ce sens profond de l’histoire a trouvé dans le 20 juillet une nouvelle confirmation. Les partisans du matérialisme historique pourront en sourire, mais je suis pleinement convaincu que le destin, dans cette heure tragique, a pris le Führer sous sa miséricordieuse protection”. Suit une évocation de l’action de grâce de millions d’Allemands au “Tout-puissant”. Dans son dernier discours prononcé le 19 avril 1945, à la veille du 56ème et dernier anniversaire du Führer, Goebbels recommande de “faire confiance à notre bonne étoile”, une bonne étoile qui, avec les termes de Providence, de destin et de Tout-Puissant vient désigner sans excessive précision cette force supérieure et transcendante qui gouverne l’histoire et a suscité le Führer…?
Dans ce dernier discours, Goebbels verse sans barguigner dans le discours religieux le plus ouvertement chrétien : le recours à une rhétorique explicitement chrétienne est rare sous le Troisième Reich ! Ainsi le combat du Reich contre les forces de la destruction est-il celui de dieu contre Satan. Goebbels parle de l’”œuvre diabolique” (Teufelswerk), du “but satanique” (satanisches Ziel) des Juifs, qui n’est autre que la destruction du monde, avant de rassurer son auditoire: “C’est peine perdue! Dieu va rejeter Lucifer dans l’abîme, comme d’habitude, quand il menace de s’emparer du pouvoir sur le monde entier”. La victoire de Dieu ouvrira un règne, sans doute millénaire, de bonheur et de paix, dans un monde qui sera comme un nouveau paradis terrestre. Les images et le ton de Goebbels sont ouvertement ceux d’un chiliasme messianique qui a été propre au national-socialisme révolutionnaire d’avant 1933, celui qui promettait un Reich de Mille ans. Le propos, ici, se fait évangélique, reprenant les métaphores bibliques de l’abondance et de la fécondité, de l’harmonie lumineuse contre le chaos de la nuit : “Dans de riches champs de céréales, le pain quotidien fleurira, ce pain qui calmera la faim de ces millions de gens qui, aujourd’hui, meurent de faim et souffrent. Il y aura du travail pour tous, une profonde source de bonheur dont jailliront la bénédiction et la force. Le chaos sera maîtrisé! Ce ne sont pas les forces obscures qui gouverneront notre continent, mais l’ordre, la paix et la prospérité. Goebbels fait donc miroiter “une nouvelle et heureuse naissance, une floraison sans exemple de la race allemande” (eine Blütezeit des Deutschtums ohnegleichen).
Cet ultime discours marque l’acmé d’une propagande nazie qui visait à répandre dans le Reich un mysticisme inconsidéré, à activer une eschatologie. Goebbels et Hitler croient, ou, à la fin, feignent de croire, en une mystérieuse providence qui, tant de fois déjà, les a sauvés, et qui les sauvera encore. Les nazis croient presque jusqu’au bout à la possibilité d’un miracle. Des miracles sont déjà attestés, comme la survie du Führer à l’attentat du 20 juillet. D’autres viendront, comme le miracle tant espéré de la Wende, de ce tournant militaire qui renversera le cours de la guerre. Du fond de son Bunker, Hitler croit voir cette Wende dans la mort de Roosevelt, le 12 avril 1945. Invoquant les mânes de Frédéric II de Prusse, qui avait été sauvé d’une situation militaire désespérée par la mort de la tsarine Elisabeth en 1762, il fait sabrer le champagne et, déambulant comme un possédé, “la main agitée de tremblements”, dit à qui veut l’entendre: “Tenez! Vous vous refusiez à y croire! Qui a raison maintenant?”.
Cette Wende sera l’œuvre des nouvelles armes élaborées par les ingénieurs allemands. Goebbels les évoque dans son discours du 26 juillet 1944, notamment le missile balistique V-1 (Vergeltungswaffe I). V-1 et V-2 seront qualifiés par la propagande nazie et le peuple allemand de Wunderwaffen, d’armes du miracle. Les Allemands devaient se réveiller de cette foi national-socialiste qui les avait mené à la guerre totale dans les décombres de Berlin, que les quelques V-1 tirés sur Londres n’avaient pas réussi à sauver.
Le nazisme est un message ouvertement religieux, dans sa dimension eschatologique et charismatique notamment. Il n’en est pas moins férocement anti-chrétien. Les rares occasions où Hitler, cet anti-catholique viscéral, quoiqu’admirateur respectueux de l’Eglise, recourt à une rhétorique explicitement chrétienne valent la peine d’être notées, comme lors de l’allocution radiodiffusée du nouveau chancelier le 1er février 1933, ou lors du discours d’ouverture de la campagne électorale pour les élections au Reichstag, le 11 février 1933, que l’orateur avait ponctué d’un cinglant “Amen !”. Sur les aspects religieux du nazisme, on se réfèrera à l’éclairant essai de Fritz Stern, “Dreams and Delusions”, New York, 1987, trad. fr. Rêves et illusions. “Le drame de l’histoire allemande”, Paris, Albin Michel, 1989, 377 p., notamment aux chapitres “Allemagne 1933 : cinquante ans après” et “Le national-socialisme comme tentation”