Nous vivons maintenant dans des nations regroupées en dictatucraties où les médecins ont ordre de détruire la santé pour favoriser les profits d’industries, où les avocats sont menacés s’ils n’acceptent pas de détruire la justice, où les universités doivent détruisent la connaissance en formatant les étudiants, où les gouvernements détruisent la liberté, où la presse détruit l’information et où les banques détruisent l’économie… Envoûtés par l’image, la plouquesque abâtardie et lobotomisée vote en fonction des faux sentiments que leur inspirent les candidats, pour leurs slogans, leurs faux sourires, leur sincérité présumée, pour le charme ainsi que le récit de vie des prétendants rédigés avec le plus grand soin par des créateurs d’histoires alternatives… Tout est dans le style, dans le scénario, rien dans le contenu, ni dans les faits, tout est inventé en adaptations multiples. Les politiciens ont saisi que, pour obtenir des votes, ils doivent reproduire la fausse intimité avec le public que savent si bien créer les célébrités de tout acabit. Les “Zélus” fondent leurs décisions non pas sur le bien commun, mais sur leurs chances de plaire à de potentiels donateurs pour leurs campagnes et de décrocher un emploi lucratif au terme de leur mandat. Les membres de l’élite et tous les travailleurs ultra-spécialisés ne savent rien faire d’autre que de nourrir la bête jusqu’à ce qu’elle meure. Le jour venu, ils seront sans recours.
Il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils nous sauvent, car ils ignorent comment s’y prendre. Ils ne savent même pas poser les bonnes questions. Alors que tout s’effondre peu à peu, que le système financier pourri et gorgé d’actifs sans valeur réelle implose, quand les guerres impériales s’achèvent dans l’humiliation et la défaite, l’élite du pouvoir se révèle tout aussi aveugle et impuissante que le reste de la population. La rhétorique que l’occident utilise est tellement déconnectée de la réalité qu’elle a induit une schizophrénie collective. La supériorité occidentale, telle qu’elle est inculquée aux peuples par les politiciens, les universitaires et les médias, est un fantasme, un monde de faux-semblants. Plus la situation s’aggrave, plus on se replie sur des illusions. Plus longtemps nous ne nommerons pas et n’affronterons pas notre déchéance physique et morale, plus les démagogues qui colportent les illusions et les fantasmes se renforceront. Ceux qui reconnaissent la vérité, à commencer par le fait que nous ne sommes plus des démocraties mais des dictatucraties, errent comme des fantômes en marge de la société, vilipendés comme des ennemis de l’espoir. La folie de l’espoir fonctionne comme un anesthésique. Les espoirs sont des sorties psychologiques de crise en cause de l’effondrement des institutions démocratiques, y compris la presse, et la corruption des lois, des politiques électorales et des normes par les entreprises qui ont autrefois rendu possible notre démocratie imparfaite.
Le fait d’embrasser l’auto-illusion collective marque les spasmes de mort de toutes les civilisations. Nous sommes en phase terminale. Nous ne savons plus qui nous sommes, ce que nous sommes devenus ni comment les gens de l’extérieur nous voient. Il est plus facile, à court terme, de se replier sur soi-même, de célébrer des vertus et des forces inexistantes et de se complaire dans la sentimentalité et un faux optimisme. Mais en fin de compte, ce repli, colporté par l’industrie de l’espoir, garantit non seulement le despotisme mais, compte tenu de l’urgence climatique, l’extinction…
Le résultat d’une substitution constante et totale du mensonge à la vérité factuelle n’est pas que le mensonge est désormais accepté comme la vérité et la vérité diffamée comme un mensonge, mais que le sens par lequel nous prenons nos repères dans le monde réel (et le camp de la vérité contre le mensonge fait partie des moyens mentaux pour atteindre cette fin) est détruit par le totalitarisme. Cette destruction, qui transcende les divisions politiques, nous amène à placer notre foi dans des systèmes, y compris le processus électoral, qui sont burlesques. Elle détourne notre énergie vers des débats inutiles et une activité politique stérile. Elle nous invite à placer notre foi en la survie de l’espèce humaine dans des élites dirigeantes qui ne feront rien pour arrêter l’écocide. Elle nous fait accepter des explications faciles pour notre situation, qu’il s’agisse de blâmer les Russes ou de blâmer les travailleurs en survivance.
Nous vivons dans une culture inondée de mensonges, les plus dangereux étant ceux que nous nous disons à nous-mêmes. Les mensonges sont émotionnellement réconfortants en période de désarroi, même lorsque nous savons qu’il s’agit de mensonges. Plus les choses empirent, plus nous avons envie d’entendre ces mensonges. Mais les cultures qui ne peuvent plus faire face à la réalité, qui ne peuvent pas distinguer le mensonge de la vérité, se replient sur ce que Sigmund Freud appelait les “screen memories”, les souvenirs-écrans, la fusion des faits et de la fiction. Cette fusion détruit les mécanismes qui permettent de percer les auto-illusions. Les intellectuels, les artistes et les dissidents qui tentent de faire face à la réalité et mettent en garde contre l’auto-illusion sont ridiculisés, réduits au silence et diabolisés. Il existe, comme l’a noté Freud dans “Le Malaise dans la civilisation”, des sociétés en détresse dont les difficultés ne céderont devant aucune tentative de réforme. Mais c’est une vérité trop dure à accepter pour la plupart des gens, surtout les Américains. L’Amérique, fondée sur les horreurs de l’esclavage, du génocide total des Amérindiens et de l’exploitation violente de la classe ouvrière, est un pays défini par l’amnésie historique. Le récit historique populaire est une célébration des vertus fictives de la suprématie blanche. L’optimisme sans faille et le plaisir de se délecter des prétendues vertus nationales obscurcissent la vérité.
La nuance, la complexité et l’ambiguïté morale, ainsi que l’acceptation de la responsabilité des holocaustes et des génocides perpétrés par les esclavagistes, les colons blancs et les capitalistes, n’ont jamais été à la hauteur du triomphalisme américain. “Les illusions de la force et de la santé éternelles, et de la bonté essentielle des gens… ce sont des illusions, les mensonges de générations de mères de pionniers”, a écrit F. Scott Fitzgerald.
Mais dans la décadence, ces illusions sont fatales. Les nations puissantes ont le luxe de s’imprégner du mythe, même si les décisions et les politiques basées sur ce mythe infligent des dommages et des souffrances considérables. Mais les nations dont les fondations sont en train de pourrir n’ont que peu de latitude. Les erreurs de calcul qu’elles font, basées sur des fantasmes, accélèrent leur mort. Colporter de faux espoirs à une époque de mal absolu est immoral. Il ne faut pas se bercer d’illusions sur notre propre manque de considération croissant. La plupart des gens trouvaent plus facile de s’aveugler sur le mal radical, ne serait-ce que pour survivre, plutôt que de nommer et de défier une autorité malveillante et de risquer l’anéantissement. À quoi servent mes mots en phrases et textes formant articles et livres contre la répression, les fusils, les assassins, les ministres dérangés, les intervieweurs et les journalistes stupides qui interprètent les voix brouillées par les tambours de guerre ?
Il apparaît clairement maintenant que nous nous dirigeons vers une grande catastrophe. Les barbares ont pris le dessus. Ne vous y trompez pas. L’enfer règne. Mais la résistance est une obligation morale, sinon pratique, en temps de mal radical. La dignité et la détermination à vivre dans la vérité exigent une réponse, même si la population qui s’illusionne ne veut pas entendre, même si cette vérité rend certaine notre propre marginalisation et peut-être notre disparition. Il faut écrire, me dicte mon instinct, tout dire, même si je me rend compte que les mots imprimés ne peuvent plus rien améliorer s’ils ne sont pas lus. Cette bataille contre l’auto-illusion collective est un combat de fin d’un monde… Je crains que la corruption morale est irréparable.