Philippe Petit, l’homme qui marche sur les nuages…
Presque cinquante ans après l’exploit funanbuliste de Philippe Petit entre les Twin-Towers (écroulées en septembre 2001), il m’a pris l’envie de revenir sur l’exploit lui-même mais aussi sur le film “The Walk” qu’en a réalisé le multi-oscarisé Robert Zemeckis (À la poursuite du diamant vert, Retour vers le futur, Forrest Gump…) qui était consacré au funambule. “The Walk : Rêver plus haut”, s’ancrait aussi dans ce mythique 7 août 1974. “Au début de ce projet, il y a presque 20 d’ici et environ 30 ans après mon acte de bravoure, je devais être l’acteur de The Walk”, me raconte Philippe Petit. : “Mais les producteurs ont décidé d’engager Joseph Gordon-Levitt (Inception, Looper) pour m’incarner.”
Craignant que le film ne lui échappe, Petit, perfectionniste tendance compulsive, a convaincu Zemeckis de former “le jeune” Gordon- Levitt à son art, même si un cascadeur était chargé de toutes les scènes sur le fil : “Je l’ai fait venir chez moi et je l’ai entraîné huit heures par jour pendant plus d’une semaine. À la fin, il était meilleur que le cascadeur”… Vivant aux États-Unis depuis 1974, Philippe Petit cite pourtant en modèles Les Compagnons du Devoir, l’institution française du compagnonnage, et leur légendaire Tour de France : “Apprendre non pas avec un maître mais plusieurs, en allant de ville en ville, pour réaliser son propre chef-d’œuvre”… Ce dialogue, dans le silence des forêts des Catskills, entre le maître Petit et l’élève Gordon-Levitt aurait pu d’ailleurs faire l’objet d’un autre film !“Je lui ai appris la technique et la poésie de mon fil”, m’a expliqué ce pédagogue né, reprenant la définition du verbe “apprivoiser” du Petit Prince de Saint-Exupéry pour caractériser son propre enseignement : “Créer des liens.”
Le 7 août 1974, un an seulement après son inauguration, le World Trade Center était le théâtre d’un exploit absolument inouï, qui serait qualifié par son auteur génial de “crime artistique du siècle” : Philippe Petit, un jeune funambule alors inconnu, allait franchir la distance séparant les tours jumelles en se tenant en équilibre sur un câble, à plus de 400 mètres de hauteur dans le ciel de Manhattan. Comme il n’avait averti personne ni demandé aucune permission, qu’il agissait donc en toute illégalité, son apparition à une telle hauteur, sans filet de protection ni aucune mesure de sécurité, si loin dans le ciel qu’on ne pouvait pas même distinguer le fil sur lequel il marchait, permettait de croire à un miracle ! On aurait dit qu’il volait… Il fallait voir avec quelle grâce cet acrobate allait et venait d’une extrémité à l’autre du fil, avec quelle liberté souveraine il regardait tout en bas vers son public, pour jouir pendant quelques instants de son triomphe, alors que des complices le photographiaient. Couché sur le fil au-dessus de l’abîme, les yeux tournés vers le ciel, alors qu’il semblait avoir vaincu la loi de la gravité, que même la mort ne pouvait rien contre lui, Petit illustrait merveilleusement ce vers du poète Hector de Saint-Denys-Garneau : “C’est là sans appui que je me repose”.
Sur son fil, il devient le Héros de la voltige sans peur et sans reproche. A terre, il shoote dans le fer blanc de ses colères contre les “reste assis“, ces “tombés plus bas que terre” qui voudraient rouler son désir d’élévation dans du goudron et des plumes. Philippe Petit, funambule, aime faire le coucou dans le ciel des monuments du monde (Notre-Dame de Paris, un des immenses ponts de Sydney, le World Trade Center, la tour Eiffel et le Grand Canyon). C’est un inverseur d’émotions. Il se débrouille pour n’être jamais en phase avec le commun des mortels. Ils tremblent, il rayonne. Ils s’angoissent, il plastronne. Ils se réjouissent, il peste. Ils sourient, il pleure… Il assène : “La peur, c’est le sentiment de ceux qui sont par terre. Je n’ai aucune raison d’avoir peur de tomber. Je ne peux pas tomber. Là-haut, il me vient des réserves insoupçonnées d’énergie. C’est comme une mère qui verrait un camion rouler sur son enfant et qui se glisserait dessous pour en extraire son petit. Si vous êtes au bord d’un volcan avec la jambe cassée et qu’il entre en éruption, vous allez vous mettre à courir, c’est certain… Sur un câble, je me sens indestructible. Sinon, je n’irais pas“…
Dans ces proclamations de fier-à-bras, dans ces bravades de randonneur des nuées, il entre plus d’assurance chromée à l’inox de l’expérience que de fanfaronnade de margoulin des nuages. Philippe Petit n’aborde surtout pas les choses en sportif verrouillant par la répétition de l’exercice les soubresauts de son estomac. Il dit : “C’est l’esprit qui tire le corps par la manche, pas l’inverse. Le physique est important mais ce n’est que le point de départ. La preuve, il y a même des funambules obèses”… Evidemment, il refuse les filets de réception, les harnais de contention. Il clame : “On n’a jamais vu un oiseau avec une laisse. Je m’applique à tisser un filet de certitudes sous mon fil“… Il s’interdit également de faire frémir le bon peuple en contrebas. Il réprouve les trucs des singeurs de déséquilibre, de ceux qui agitent leur balancier pour faire croire qu’ils vont tomber. Lui veut faire la preuve de la tranquille beauté de la chose : “Moi, je montre comme c’est facile, comme c’est simple. Je ne suis qu’un homme qui marche dans le ciel“…
Le vertige ? Il le balaie du revers de la main : “C’est une invention humaine“, explique-t-il, “je grimpe là-haut pour avoir le regard de l’oiseau, pour m’élever au-dessus du monde minable. Je rentre alors dans le domaine de l’inhumain et c’est ce qu’on ne me pardonne pas“… Selon Philippe Petit, quand les hommes veulent marquer des interdits, poser des limites à leurs aspirations, ils inventent de fausses impossibilités physiologiques : “Vous voulez plonger vers les abysses, monter aux cimes, on vous oppose l’ivresse des profondeurs, le mal de mer, ou le vertige“… Philippe Petit cite Montaigne, qui rappelait en substance que chacun marche tranquillement sur une poutre posée à terre mais que personne n’aurait le cran de la parcourir si elle était tendue entre les deux tours de Notre-Dame. Lui, fils d’aviateur, s’y est donc risqué pour prouver qu’on ne pouvait l’interdire de vol. Ses joies sont à la hauteur de ses absences de peur.
Intenses et momentanées.
Il est heureux quand il jongle dans la rue, quand il brave les taureaux et quand il danse sur son fil. Très épisodiquement, il réussit à évacuer la rancœur qui l’encombre. Il rayonne alors du contentement des perfectionnistes, des “autarciques“, de ceux qui font tout par eux-mêmes, qui se couperaient la langue plutôt que de demander quelque chose à quelqu’un. Les joies collectives, il les ignore avec superbe, avec hauteur. Participer à la joie nationale déclenchée par les champions du monde de foot ? Inimaginable : “Je suis comme un enfant autiste. Je vis dans mon monde. Pour moi, le temps, l’argent n’existent pas. J’en gagne, j’en dépense. Quand je n’en ai pas, j’emprunte“…
Ce qui le ravit ? Un bel objet, une œuvre d’artisan… Et la naissance d’un enfant qu’il n’avait pourtant pas vraiment souhaité faire venir dans ce monde honni. Il avait lui-même accouché la maman. C’était une fille. Il l’avait nommée Cordia Gypsie. Il avait vu cette joie inattendue grandir, s’épanouir. Et puis la douleur… L’enfant terrassée par une attaque cérébrale à l’âge de 9 ans : “Quand un être cher s’en va, c’est très étrange. Moi qui n’a aucune peur de mourir, j’ai été intéressé par ce qui m’arrivait. Il y a des questions dans cette douleur“… Culpabilité ? “Les hommes ont le chic pour s’inventer des gangrènes qui leur pourrissent la vie“…
Lui jubile de s’introduire clandestinement sur les terrains qu’il veut conquérir. Il se flatte de jouer au gendarme et au voleur avec les empêcheurs de monter en l’air : “Je me sens fier comme Arsène Lupin, comme Robin des Bois“… Il aurait pu être pickpocket, il se contente de faire les poches aux nuages. Et d’y trouver des sensations inverses à celles des Terriens. Philippe Petit aime jeter son fil dans des endroits symboliques. Une cathédrale ancrée dans l’histoire (Notre-Dame de Paris), une tour célébrant le XIXe siècle mécaniste (la tour Eiffel), un gratte-ciel chantant la puissance des Etats-Unis (le World Trade Center). Il avait aussi été question des chutes du Niagara, ce sera le Grand Canyon au cœur de la réserve des Indiens Navajos.
L’exploit de Petit avait présidé à la naissance des tours, il avait célébré le miracle de leur venue au monde. Plus tard a sonné l’heure de leur disparition, au prix d’un extraordinaire déchaînement de violence et d’horreur. Pourquoi fallait-il qu’il y eût deux tours et non pas une seule ? À cette question, Philippe Petit m’a répondu simplement : “Pour que je puisse tendre mon fil et passer de l’une à l’autre. Tout l’art du funambule tient à cette faculté rare de tenir en équilibre entre deux points. C’est ce que j’ai fait à Notre-Dame de Paris, dont les tours auraient pu s’écrouler lors de l’ incendie accidentel au printemps 2019, puis sur le Harbour Bridge en Australie. J’avais besoin que les pôles opposés cohabitent et se complètent, qu’ils existent ensemble, aussi solides et nécessaires l’un que l’autre ; c’était la condition préalable, cela même qui me permet de faire mon œuvre d’artiste”. .Et j’ai songé soudain, en revoyant les photos en noir et blanc du jeune funambule, tout sourire, tenant sa longue perche en équilibre au-dessus du vide, que ce qui avait disparu le 11 septembre 2001, ce n’était pas seulement des tours : c’était la possibilité de réunir des pôles opposés dans un même parcours, de tracer un chemin de l’un à l’autre…
L’été prochain, il entamera une marche d’une demi-heure entre deux pitons rocheux. Le câble fera 2,9 cm d’épaisseur et sera maintenu par 9 haubans. Il aimerait être habillé dans des teintes naturelles chères aux Indiens du lieu…