Ploutharchie, la cité maudite…
Vanité, je sais ; mais ce plaisir sera le dernier à m’être accordé.
Et le souvenir n’est que mon bon plaisir.
Ne vous y fiez cependant pas.
Je suis l’omniscient, l’omnipotent, l’invincible empereur de Ploutharchie, la cité maudite… et de l’enfer des secrets interdits
Je veux me rappeler ce soir, que je me convertis à la croyance universelle du néant déjanté, en ce moment ultime et Quintessent, où je cédai définitivement au mojito.
Le cristal, la couleur salée, le corps, élémentaire et résistant…
Servi des doigts-sources de la belle Lorenza…
Sous mes yeux, Lorenza avait descellé le flacon.
J’admirai, je humai et bus, extrayant du verre taillé à cinquante-huit facettes une joie complète, du breuvage violent, et des yeux fiévreux de Lorenza, altière, songeant aux lieux où nous pourrions enfin copuler sans cesse, vautrés entre la tourbe et les esters.
Ses veines battaient avec une telle impudeur que j’adorai, ce soir-là, sa volonté de se mettre à nu pour moi.
Nous régnions tous deux sur l’enfer des secrets interdits.
Je bus, et le jour suivant j’allai la trouver au bord du lac.
J’ai vécu toutes ces années sans rien entrevoir de leur pourquoi, et à présent que tout a revêtu le linceul de l’évidence et que j’écris, je ne distingue rien des mots que j’aligne.
Ils sont perdus pour moi dans une nuée inextricable d’autres mots, d’autres lettres qui grouillent en tous sens et m’aveuglent.
Qu’importe.
Même sans les voir, je suis bien sûr que ces lignes existeront quelque part, dans le bon ordre et dans le bon sens, puisque je les trace.
Lisibles.
Tracées avec mon sang épuisé, rincé par les années et qui, jaillissant sur la feuille comme l’encre tache le carreau, s’épand en caractères déchiffrables.
Traces de ma volonté, seconde mise à mort de mon être.
Mon sang.
Elu et lessivé par la mélancolie des temps.
Maudit, qui déferlera, sans jamais apaiser ma soif, dans le puits qu’il est en train de forer dans ma conscience.
Il est trop tard pour détourner le regard.
Lecteurs, lectrices de mes élucubrations, il vous faut commencer à boire, et apprendre à rire.
Je suis las de batailles de logorrhées, altéré par l’éclat des mots.
Pas de prouesse dans ce qui va suivre.
Ce serait une précaution inutile, les mots, vous le verrez, agiront sur vous sans que je les y pousse.
C’est magique.
Le soleil brûle l’enfer des secrets interdits dès l’aube, dont l’après-midi n’est que le prolongement calciné, la fournaise.
Il fait noir depuis longtemps quand la fraîcheur s’installe.
Certaines nuits sont pareilles au jour.
Il n’y a rien à faire à Ploutarchie.
Le temps s’épuise à goûter les alcools et les femmes, les drogues rares.
Pendant des siècles, immuablement, la sélection s’effectua de la sorte : demeuraient les femelles les plus magnifiques, et les mâles sachant prodiguer des denrées extraordinaires.
L’excentricité.
Un jour, le terme arriva : on avait recensé tous les alcools parfaits – les combinaisons chimiques, aussi infinies fussent-elles, avaient été soumises à l’examen des palais et des sens.
L’idéalité des caractères féminins était également enfermée en une liste exhaustive.
Quant aux drogues, les catalyseurs de la clairvoyance ou de la voyance, les tremplins, indispensables à l’éreintement des saveurs et des corps.
Moyens inépuisables de leur propre fin.
Il eût été vain, et physiquement mortel, de leur prêter des critères esthétiques.
Elles participaient de l’équilibre ontologique.
Symboles mâles de la quête et de l’élection aristocratiques.
Le terrain des joutes fut déplacé, car l’aristocratie, c’est-à-dire, le droit à résider, n’était pas tant fondée sur l’argent ou le mérite que sur leurs séquelles : le faste de l’autocélébration, la qualité du narcissisme, de la suffisance et du mépris.
Mais personne ne pouvait encore vanter ses nectars ni ses concubines, toute chose étant, en ces domaines, nivelée, arasée.
Il fut décidé que la sélection exacerberait davantage encore la fatuité de l’individu : le mot serait l’indice de discrimination.
Pour la première fois, la noblesse de l’enfer des secrets interdits ressentit le frisson du danger ; échouer revenait à étaler publiquement les faiblesses de son esprit et de sa conscience.
Les joutes verbales redorèrent le blason de la cité maudite.
On n’y travaillait plus le superficiel des acquis matériels.
Le jeu des mots signifiait que l’on misait son être dans le combat.
La lutte, quoique métaphoriquement, devenait mortelle.
La présence d’adversaires étrangers constituait pour les nobles indigènes une manière de se rassurer : les délicates substances auxquelles ils se soumettaient accroissant leur acuité perceptive et leur célérité de répartie, ils l’emportaient toujours sur les poisons grossiers que s’infligeaient les visiteurs.
Pourtant, à force de labeur plus que de drogue, je parvins en finale, j’étais le premier à m’afficher si haut.
Ma méthode tenait du conditionnement.
A chaque hypéronyme X, j’avais associé une série de registres liée aux potentialités subduites du signifié et du signifiant RSé1, RSé2, RSé3… et RSa1, RSa2, RSa3… et une série d’hyponymes x1, x2, x3… parmi lesquels je choisissais et modulais une réplique accordée à mes intentions : agression, humiliation, éradication, sociabilité, suicide me semblaient statistiquement les plus pragmatiques.
Le trait le mieux affûté et le mieux dirigé, plongé dans le venin d’une phrase, venait cingler le cerveau de mon concurrent.
Mon diagramme devenait chaque jour plus vaste et plus précis d’une quinzaine d’heures de travail.
C’était là une tâche dévolue à quelque titan laborieux.
Quelle peine, pour si peu d’héroïsme…
En finale, je me retrouvai face à un habitué : Orang-outan.
Un Oratorien rompu à la substance et au verbe.
Orang-outan, disait-on, avait un visage d’horreur.
Sa laideur n’était que conscience.
On murmurait (la rumeur) qu’il serait né bien après terme, et que sa mère l’aurait gardé en elle le double du temps nécessaire à la gestation d’un enfant normal.
Formé et conscient de lui-même au bout de neuf mois, le foetus, au cours des neuf mois qu’avait encore duré son séjour dans la matrice, se serait regardé, aurait examiné de l’intérieur son propre développement et mis ce dévoilement à profit en se par faisant lui-même avant, d’impatience, de ronger son corps puis celui de sa génitrice, et à sa conscience mythique et hypertrophiée de soi, qui avait scellé en même temps l’unicité de son moi et son évanouissement dans une vision élargie aux dimensions de l’univers et de la création, aurait répondu un corps façonné aux exigences de l’omniscience : toutes ses veines et artères sur saillantes en signe de nervosité totale, paquet d’intuitions sensibles et intellectuelles, boule absolue de savoir absolu, Orang-outan, aux yeux de ceux qui avaient vu son vrai visage, semblait une figuration hideuse du tout dont émanent les pensées moribondes, les génies qui scellent dans le sang le pacte qui les uni à la vie.
La drogue.
Ses pouvoirs n’altéraient en rien son esprit ; pour certains, c’est sa soumission aux vices de l’artifice qu’il devait sa forme de Janus bifrons, insoutenable d’horreur comme d’éminence spirituelle.
En duel, il s’en nourrissait plus qu’il se défonçait, et il se décalait.
S’étant abstrait, il quittait les lieux réels de l’affrontement et surplombait de sa parole à venir le corps et l’esprit adverses.
Puis, en quelques phrases lumineuses, tels des éclairs d’allégresse, il les foudroyait d’une manière terrifiante, incompréhensible, peut-être sublime.
Face aux aristocrates, il avait un handicap : son absence de roture locale offrait un terrain d’agression particulièrement fertile, que tous mes précédents concurrents s’employèrent à cultiver.
Leurs subtilités, quoique parfois détournées, ne s’écartaient guère de ce foyer, et revenaient régulièrement, guindées, y puiser leurs maigres forces.
C’est alors qu’il les terrassait.
Attaqué sur sa condition, il plaçait quelques mots destinés à prêter davantage le flanc, imaginant la grille de réponse de l’ennemi, puis les possibilités qui lui seraient offertes en retour, celles ensuite à sa disposition et ainsi de suite.
Pour ma part, j’anticipais la lutte de plusieurs niveaux, et lorsque je prononçais en même temps que lui la réplique d’un adversaire attiré dans une impasse verbale, j’étais généralement tenu pour vainqueur en deux ou trois formules assassines.
C’était un ascendant psychologique autant que verbal ; je transformais les effets chimiques du poison catalyseur d’esprit en une suggestion émotive paralysante : je leur visualisais un état de leur peur.
La finale contre Orang-outan m’apprit la perfection de mon système, et aussi sa cruelle incomplétude.
Les joutes demeurant secrètes pour les participants, je n’avais aucune idée de sa manière de procéder.
Mais à l’instant où je découvris son visage, je compris qu’en dépit de ses dons de bilocation je le vaincrais.
Je ploierais sous ses coups, et je vaincrais.
Contrairement aux autres stades du tournoi, la finale se jouait à visages couverts.
Après qu’on nous eut recouvert le visage à l’aide d’un masque dissimulant nos yeux et jusqu’à nos lèvres, nous fûmes introduits dans une salle sans doute très vaste, où les bruits me parvenaient étouffés par l’écho.
On m’assit sur une chaise en bois inconfortable.
Je ne pouvais me fier à mes impressions olfactives, le parfum d’éthanol qui m’inhibait émanant sans doute du masque et non de la salle, une manière de favoriser Orang-outan sur son terrain ?
Tout ce que j’éprouvais, attendant le gong du départ, le sentiment d’une grande promiscuité.
Un murmure traînant, des respirations pénibles, des veines heurtant violemment des bijoux les faisaient tinter régulièrement.
Et une tension, peut-être une animosité du public à mon égard.
Me faire peur ?
Mais je n’y voyais pas, et la chaleur noire de l’intérieur de mon masque me détendait, assoupissant ma combativité.
Orang-outan bénéficia de l’ouverture.
Il salua mon esprit.
Je louai ses drogues et me flattai d’affronter un héros du web à sa mesure.
Nous nous engagions dans la voie des présentations : je te connais, tu me connais.
Tu me dévoiles mes faiblesses et je t’apprends les tiennes, et nous n’en userons plus dorénavant car c’est la finale et que nous offrons du spectacle.
Sa voix me paraissait étonnamment lointaine, il devait se trouver dans mon dos.
Se pouvait-il qu’il m’observât ?
Je me déconcentrais à imaginer les pratiques frauduleuses des organisateurs, destinées à mener leur champion à la victoire.
Il fallut me focaliser sur le caractère public de la représentation, ainsi que sur l’appartenance de mon adversaire au Cercle des Oratoriens, afin de conclure avec peine à la rigidité du protocole des joutes.
Je reportai alors mon attention sur la finale.
Orang-outan se dérobait, et ce fut moi qui dus engager les hostilités.
Nous procédâmes avec un maniérisme guindé, usant de simples déclinaisons paradigmatiques.
A mes hypéronymes succédaient une cascade de sous-mots aisément anticipables.
Il bifurqua, lançant un sur-mot dénué de lien avec les dernières répliques : il m’éprouvait, le round d’observation ne cessait pas.
De la sorte, nous appréhendâmes rapidement le mode constitutif de l’autre : Orang-outan progressait grâce à la feinte et la drogue, c’est-à-dire qu’il voyait de plusieurs lieux à la fois, et qu’il allait et venait en virtuose jusqu’à me perdre en cours de route.
Et il sut que je dérivais en suivant des séries lexico sémantiques.
Quoique j’eusse toujours dû avouer que la manière instinctive dont s’opéraient mes classements gardait pour moi des secrets interdits, une part obscure d’où j’étais exclu.
Le chaînon manquant du système, l’ombre nécessairement préservée entre les mots et les choses pour que les mots possèdent une existence pleine, forte et aliénante.
Le noir total, toujours.
Les lèvres que l’on sent lourdes dans l’invisible, comme empesées des mots qu’elles laissent filer, condamnés à stagner dans le masque clos, prisonniers, et qui retombent, ou essaient de rentrer au dernier moment.
Malgré tout l’impression de les discerner, opaques, compacts, dans le déjà plus tout à fait noir…
Enfin Orang-outan attaqua.
J’ignorais si, de son point de vue, lancer l’offensive était un atout ou une manière d’abaisser sa garde.
Mais j’étais quant à moi toujours certain de l’emporter.
Il avait un jeu d’une puissance extraordinaire, et pendant une vingtaine de minutes je ne pus qu’esquiver, me garder, fuir.
Je le sentais me frapper armé d’une longue épée à deux mains, et je n’étais muni pour riposter que d’un stylet qui s’émoussait sur sa cotte d’acier trempé.
Mes faibles coups ne désincrustèrent même pas les pierres de ses armoiries.
Orang-outan ne feintait pas.
Tout entier au service des substances d’éveil, il s’en prenait ouvertement au champ de mes émotions.
Tout en essayant de me protéger, je me demandai si tout cela valait les tourments qu’il m’infligeait, ce combat humiliant au terme duquel je devais le vaincre.
Que m’importait de défaire cet homme ?
Je n’avais à l’esprit aucun enjeu, aucune récompense qui justifiât cet acte de fausse bravoure.
Tant de gloriole me navrait, et je me satisfaisais fort bien d’ignorer l’apparence de mon adversaire, pour n’avoir pas à le mépriser en face, de s’enorgueillir d’être le prétendu maître du seul logos.
La récompense, le gain…
Rien n’était dit.
Comment ai-je pu ne pas m’interroger ?
Lorsque je me reconcentrai sur la partie, je perçus l’anxiété dans les paroles d’Orang-outan.
Peu de chose eût suffi pour que je succombasse, il avait épuisé ma colère, mon amour et ma peur.
Il allait balayer les derniers remparts de ma mélancolie, et ne lui resterait qu’à terrasser ma joie…
Pendant tout ce temps, il s’était demandé pourquoi mon refus de lutter.
Il avait perforé mon esprit de part en part, mais celui-ci gigotait encore et refusait de mourir.
Orang-outan avait alors décidé de surgir devant et derrière moi pour m’étrangler, m’achever.
C’est à ce moment qu’il sentit la mort souffler sur lui un vent ignoble et cruel : de tous côtés, je le regardais.
Je le réalisai après lui, lui accordant ainsi une ultime chance de contrôler sa peur et de m’achever.
Puis, instantanément, je compris.
Dans mon esprit, où s’immisçait d’habitude l’ombre, je découvris un magma informe, mélange innommable de chairs malaxées diffusant des émotions pures.
Des dizaines d’esquisses d’yeux et de protobras tendus vers moi et criant mon nom, comme si j’étais leur source de vie et non le contraire.
Tous ces yeux, à cet instant, étaient ceux des divers états de localisation d’Orang-outan, totalement drogué. La drogue agissait en dissociant l’intérieur de son être nourri de sensibilité.
En même temps, je découvris la pièce où nous nous trouvions, amphithéâtre gigantesque et bondé.
J’observai le public, toutes ces femmes, tous ces hommes déformés par la drogue du sexe masturbatoire, et qui n’avaient plus besoin de leur canal extérieur pour respirer, la substance ayant corrodé le tissu fermant le passage entre la gorge et la trachée.
La plupart des femmes se ressemblaient, jusque dans les sentiments qu’exprimaient leurs yeux perpétuellement enivrés : de l’ennui, surtout.
Je vis Orang-outan, masqué, assis comme moi face à un mur.
Je me vis, moi.
Et je me vis frissonner de malaise, l’ambiance glauque, la salle immense et sonnant si faux, tout ce peuple avide et blasé, pendu à nos mots.
Orang-outan hurla son mot magique : “Piting !“, puis disparut, et je n’eus plus que la vision, visuelle, sonore, mais pas seulement, j’eus l’intuition de paroles directives.
Rien ne subsistait d’incompris en moi, tout m’était révélé maintenant, et je sus que mon système était inaltérable et parfait.
J’en saisissais le principe : c’était moi et tous les êtres vivants.
Je l’avais nourri inconsciemment de la structuration de mes émotions, qui à leur fondement étaient les émotions de tous.
En repoussant, au moyen de dérivations verbales aussi infimes fussent-elles, les agressions d’Orang-outan, de dérivations qui le constituaient et que la drogue, toute lumineuse, n’avait entachées, je portai ses agressions contre lui-même.
Lorsqu’il voulut jouer de son don de bilocation, il s’entoura de ses propres regards.
Mais s’il en était bel et bien la cible, c’est moi qui en étais la source, rayonnant autour de lui en tous endroits.
Les paroles d’Orang-outan s’enfoncèrent dans un vide terrifiant, où ne résonnait plus que la décomposition de leurs sonorités.
Tout en parlant, il se réduisait de son propre mouvement au silence, et creusait en lui les cavités où devait s’engouffrer le principe létal de ma perception.
Orang-outan ne parlait plus qu’avec hésitation, voyait ses mots, songes creux, happés puis absorbés dans les replis de ma perception, dans les circonvolutions piégées de mon système sensible.
Ils ricochaient sans force à la surface de ma conscience et plongeaient au fond, engloutis dans les tréfonds de ma mémoire oublieuse.
A mon tour, je fus la proie du doute.
Toute cette clarté dans la compréhension de mon jeu, ce système sans aspérités m’effrayèrent.
Si ses mots étaient sans force, quid des miens ?
Mais regardant autour de moi, le seul visage que je voyais était le mien.
J’avais seul percé l’unité si simple.
Je lus ma victoire sur les traits difformes de mon adversaire.
Sous les yeux de tous, Orang-outan déchira son ancien conduit respiratoire.
Passée la brutalité du geste, l’assemblée n’y prêta pas garde : depuis longtemps, le voile obstruant la gorge du combattant avait disparu dans un amer goût de drogue.
Orang-outan mourut presque aussitôt.
J’eus le curieux sentiment de l’avoir tué de mes mains.
J’en ressentis un grand malaise, et aussi l’impression d’une force sans égale.
Et le secret interdit percé de mon esprit déroulait dans le champ de ma perception un espace inexplicablement vaste et fascinant que j’étais à présent en mesure d’explorer.
Il ne demeure plus le moindre recoin dans l’ombre.
J’ai tout vu et je sais tout.
Je suis las, rempli d’une mélancolie néfaste : c’est elle qui me maintient en vie, et m’épuise tout en même temps.
Par elle, j’éprouve encore, j’entretiens mon humanité ultime.
Et éprouvant, j’enregistre de nouveaux états, j’accrois mes listes dérivées, je nourris mon immortalité et mon illusion.
Je me façonne comme être seulement fantastique.
Je devins résident d’honneur, invité dans tous les palais, trouvant chaque porte entr’ouverte sur mon passage.
Partout, je sentais posés sur moi des yeux emplis d’une frayeur déférente et haineuse.
Victorieux du meilleur rhéteur, j’étais à leurs yeux le ferment d’une extermination des âmes et des corps.
Pour rester en vie, il me fallait régner, conquérir, dominer, quelle que fût la méthode employée.
Sans argent, je ne pouvais les gagner qu’au moyen de l’alcool.
Les drogues m’effrayaient, sans raison.
On ne s’intègre pas à l’enfer des secrets interdits, on écrase : cette nouvelle législation, aux assises langagières.
Alors je continuai à parler, à travailler, à relier.
Apprenant le jour, me battant la nuit dans les cercles, tous plus baroques, tous plus vains.
Et la terreur s’accroissait.
Je démolissais tous les mots des autres, et tous les autres avec.
On me trouvait injuste et cruel car j’étais le meilleur au jeu dont eux-mêmes avaient fixé les règles.
Me renvoyer eût signifié, à leurs yeux, avouer leur impuissance et leur défaite.
Ils m’amadouèrent.
Je devins un habitant.
Je n’avais plus à les battre.
Mais il était trop tard, et ils m’avaient engagé dans une voie dont on ne revient pas…
C’est apparu juste après la mort d’Orang-outan et la résorption de ma part d’ombre.
Quand je saisis ce paradoxe de l’extension infinie de ma méthode et de sa perfection en moi enclose.
Lorsque je fermai les yeux ce soir-là, m’endormant triomphant, je vis le monde pour la dernière fois, et, détail amusant, la dernière chose que j’en vis fut l’obscurité totale de ma chambre.
Au réveil, je crus d’abord que je rêvais, puis que j’étais fou, puis que j’étais mort.
Je distinguais seulement un enchevêtrement inextricable et rigoureusement agencé de lettres, qui toutes entraient dans la composition d’un mot.
J’étais devenu la méthode.
J’étais mon moyen et ma fin.
Mais de quoi ?
A mes yeux, de ce temps-là, le monde fut-il codé ou décodé ?
Tout n’est plus que mots, dont la densité et l’agencement forment des contours et des nuances, des couleurs me permettant d’identifier les objets, les êtres et les paysages.
Oh, pas des mots générés aléatoirement.
Certes, cet engendrement immédiat d’hypéronymes et de sous-sous-sous…, listes cohérentes me déroutait, mais il autorisait seul la recomposition précise et définissable de mon champ visuel.
Si par exemple les lumières du jour se composaient de mots invisibles et lumineux, la nuit m’apparaissait obscure car les mots y grouillaient en un conglomérat d’une densité indéfectible.
Je compris d’ailleurs la nature de la nuit, sa formule chimique, si je puis dire : elle se composait d’une logorrhée incompréhensible à la signification impossible, rassemblant les fantasmes nocturnes de l’imaginaire collectif humain et les images les plus lumineuses, où le blanc sur blanc se résolvait en noir et en un point d’interrogation terrifiant.
Se nourrissant de tous les fantasmes qu’elle enfantait, elle devenait chaque soir plus sombre, plus mortifère, plus longue peut-être.
Au fond, je méritais d’être le Maître.
J’accomplissais avec la Terre ce que les nobles locaux n’avaient réussi qu’au niveau de l’expérience alcoolique.
Au début, la seule pensée qui m’empêcha de me tuer fut la crainte, une fois mort, de reposer dans la vision éternelle des mots de ma mort.
Peu à peu, je compris que ma seule chance de survivre tenait à la nécessité de déceler l’esthétique de cette nouvelle perception, toutes les autres manières de l’appréhender me renvoyant immanquablement à ma non-viabilité, à mon être devenu, le mot, à mes yeux, est particulièrement éreintant, abominable.
Quant à ses motifs cachés, je pensais n’en avoir jamais la révélation.
J’appris donc à aimer ce que je connaissais avant, et l’eau de la lagune surtout, dont les rouleaux brassaient les mots et les pulvérisaient en embruns de lettres orphelines, qui s’évanouissaient, une fois rendues à leur autonomie insignifiante.
J’aimais aussi l’impact des gouttes orageuses, qui laissaient des coagulas de lettres explosées sur les vitres.
J’aimais, après la pluie, les flaques de syllabes saumâtres et croupissantes.
Le plus beau, cependant, avec ou sans mots, demeurait “la femme“.
Lorenza, mélange de désinences érotiques, de soutènements et de volutes matriciels, fleuron excessif de la sensualité, dont j’éprouvais les charmes même passés au crible de la métalinguistique.
Assemblage attirant et fragile de consonnes glissantes, reptiliennes, et de voyelles qui étaient comme les couleurs de sa peau.
Quant à la lettre muette, son âme, légère, frivole, transparente, un miracle.
La seule présence, dans ce jeu de construction, à ne pas relever de l’aberration.
Non que son corps inspirât mots et platonisme, mais Lorenza phagocytait les mots, telle une cure incompréhensible à ma tare.
Dans ses yeux de lettres passait un secret interdit me délivrant les résonances de la vie immédiate.
Quand mes doigts appuyaient sur sa chair, les mots de sa peau semblaient proches de la dislocation, à mesure que grandissait notre attirance mutuelle.
Lorenza m’apparut comme le remède parfait.
Remède spontané, ignorant tout de mon mal.
Mais la fournaise revint, et avec elle mes terreurs de ne jamais revoir le monde avec de vrais yeux d’humain.
Je me demande encore si tout cela n’a pas été un simple piège des habitants de l’enfer des secrets interdits : épuiser sur une victime expiatoire la malédiction qu’ils avaient attirée sur eux-mêmes, en jouant si imprudemment avec le langage.
Se ruant à l’assaut de ce bastion imprenable, n’avaient-ils pas crevé quelque boîte de Pandore enfouie dans ses murs ?
Tout cela n’était peut-être qu’un piège à cons.
Et ma connerie aura pris, en bon pharmakos, les dimensions de l’univers.
Si je m’en étais aperçu ?
N’est-ce pas moi, qui, inconsciemment, ai précipité l’arrivée du chaos ?
Je m’en veux surtout de n’avoir pas compris le jeu de l’Oratoire dans cette vaste manipulation…
Je savais que ça arrivait dans les romans, mais je n’avais pas saisi à quel point les mots sont une compression de la vie.
Midi, ce jour-là, sous la canicule, je découvris que je n’avais plus d’ombre.
Midi, le zénith, quand les corps, sans substance, ne projettent aucune image, qu’ils errent sans ombre, perdus.
L’heure des fantômes.
Je marchais sur la promenade non loin du lac, ressassant des colonnes plus vastes que n’importe quelle encyclopédie, ouvrant mentalement à chaque mot des dizaines de sous-listes au moins aussi gorgées.
Puis je ne marchai plus.
Au-dessus de ma tête, le soleil figé, des corbeaux immobiles, que j’entrevoyais au travers de grilles de mots dérivant de “soleil” et de “corbeau”.
A ma gauche, un muret, aperçu indistinctement par les grilles d’une claire-voie composée de termes d’architecture, sur les pierres, les enduits, la densité, l’opacité, les ténèbres, l’érotisme.
Et plus loin, étendues sur le sable brûlant, je dénombrai moins de grains de sable que de lexèmes en découlant, une femme, blonde, mince aux gros seins pendouillants (objet sexuel, objet de consommation, objet d’adoration, objet de panique, objet de tristesse, mythe et fantôme, reptile etc) et une amie à elle. Enlacées de E, de S, de X, je me sentis inconstitué.
Je n’étais moi aussi qu’un château de lettres, une muraille sans vie ni chair.
J’avançai vers les deux femmes.
A ce moment, si j’avais jeté un oeil par terre, l’ombre de mes jambes en mouvement aurait nécessairement frappé mon regard, et je me serais arrêté.
Mais en vérité, chacun de mes pas faisait crisser autant de lettres-grains que je croyais écraser à tout jamais pour en débarrasser moi et la langue, et à aucun prix je n’aurais renoncé à marcher.
Je m’accroupis devant la blonde sculpturale, dont les yeux surpris condensaient autant d’alphabets connus et inconnus, glissant de son cerveau et s’éparpillant dans tout son corps pour en synthétiser les organes, connus ou inconnus.
Je l’embrassai en un baiser domestique chaste et tendre, et elle me sourit avec méfiance.
Son vaisseau extérieur était d’un vert tirant au jaune.
L’alcool.
J’y appuyai la main pour sentir l’air, et les veines battre.
Un baiser, de ses lèvres à sa joue, au conduit gonflé et j’y plantai mes crocs, mes dents.
Les yeux grand ouverts, je vis les mots se transformer, qui remplissaient sa silhouette, je les vis s’assombrir et s’atrophier.
Elle devint glauque, puis grise, noire, et les mots éclataient comme des bulles en surface et la disséminaient aux sens improbables, la sacrifiaient à l’autel des significations profondes et ignorées.
Son corps s’enfouit sous des îlots impénétrables et, une fois relégué dans la confusion, se disloqua en logorrhées absurdes et tronquées.
J’avais putréfié l’écorce dicible de son être.
Un baiser, de ses lèvres à sa joue, au conduit gonflé, et j’y avais planté mes dents.
Comme si je marchais encore, seulement mes pieds s’enfonçaient à des kilomètres dans la plage et défonçaient des milliards de lettres, faisant des mots des infirmes, invalides, des impuissants au sens égaré.
Je happais l’air fétide, j’avalais tant bien que mal son sang écoeurant qui gouttait par terre, et tout en la tuant, j’éprouvais ma propre répulsion face à mon vampirisme cannibale.
Je construisais mon être sans mots.
Elle s’affala et je me redressai, mon esprit lancé par les beuglements épidermiques de son amante hystérique.
Le sang que je n’avais pu avaler coulait de mes lèvres sur mon menton, tandis que je demeurai pétrifié par l’idée qu’en s’écroulant, son corps avait été chair et non mots.
Comme s’il n’était de chair que morte et de vie que de mots ?
Mon cerveau travaillait à une vitesse exponentielle sous l’étuve zénithale, et chaque piste nouvelle se refermait sur une aporie où, seul, debout et invincible, j’apparaissais.
Je louai les hurlements de son amante qui m’évitaient de crier moi-même, et me concentrai sur ma complète hébétude, savourant, elle, pas moi, le sentiment de ma défaite éternelle.
Du moins, à dater de ce jour, ne me reflétai-je plus, ni ombre ni reflet, et je m’évitai la torture des premiers temps, lorsqu’observant mon nouveau visage dans les miroirs, j’y lisais les caractères inconnus d’alphabets abstrus dont je ne savais rien, et qui, logiquement, devaient être moi.
Les siècles glissent à présent sur l’enfer des secrets interdits, et je suis un gisant érodé, poli par l’art de vivre.
Je m’emparai du pouvoir, et Ploutharchie, sous mon règne, connut son apogée.
Mais un Maître toujours périt, et de durée pour moi il n’était pas question.
Mon empire sans fin sur la cité maudite ne faisait-il de moi que son esclave insoumis ?
Puis le lac asséché, malgré des travaux gigantesques destinés à ramener et retenir l’eau, a disparu.
Le vent tempéré s’est mué en un maeström étouffant qui pulvérise, dans toutes les brèches ouvertes dans les murs, une poussière de vase à l’intérieur des palais et des maisons, où l’on essaie en vain de préserver une humidité.
L’alcool redevient liquide, la denrée rare, circulant sous le manteau dans les rues sales et les églises en ruines, reconverties en distilleries et en entrepôts clandestins.
Les mots ont perdu leur puissance, et j’ai renoncé à mes prérogatives.
Ma monnaie d’échange est épuisée, boire signifie lire, parler, agir.
L’alcool tue très vite.
Les cadavres sont menés croupir à l’emplacement de l’ancien lac.
L’eau devient la source de vie.
Je me cache, et, lorsque la soif l’emporte, je tue.
Le sang est de plus en plus frelaté.
Pour finir, ne demeurent que des morts.
Ainsi que moi, le vampire, dont jamais la soif ne s’étanche, mais qui parviens encore à boire mon sang.
Pourquoi la sécheresse ?
Il est étrange qu’après tout ce temps, je n’aie encore aucune certitude à avancer.
Je ne peux m’empêcher de croire que les premiers dérèglements coïncidèrent avec la mort d’Orang-outan, mais cela laisse un point en suspens : est-ce lui, ou est-ce moi, l’origine de l’étrange fléau qui les a tous consumés ?
Et comment expliquer, encore une fois, le rôle de cet Oratorien, qui délaissa le Conseil des sages de Sion et s’évanouit du jour au lendemain, ne surgissant plus qu’au détour de hideux cauchemars ?
Certaines manifestations électriques irréversibles furent constatées.
Outre les orages magnétiques, sans eau, toujours, les boussoles ne répondirent plus ou tournèrent fou, au mépris de toute loi.
Plus profondément, tout mouvement ou forme circulaire se déforma, les montres et les horloges étaient déréglées, les derniers bulbes réduits en miettes.
Toute plénitude, tout apaisement avaient été bannis, et le vieux soleil d’antan altérait les chairs autrefois gorgées de drogues et d’alcools.
A quoi bon poursuivre.
J’en suis là, et ne saurais que ressasser alors que ne me restent que peu de lettres…
Posture topique du récitant, discourant pour clore son programme : j’ai échoué.
Les mots ont triomphé.
Mes journées entières de labeur, mon acte fondateur furent vains, poudre aux yeux que je me jetai à moi-même dans les affres de la malédiction.
J’aurais pu me soustraire aux caprices de la solitude : j’aurais pu mourir.
Consolation, vous qui m’avez lu, mes disciples, vous êtes moi.
De mon corps, de ce que j’en sais, demeurent mes yeux verts, et une main, versant le sang dont j’écris maintenant.
Tout le reste, évaporé en un sang d’encre pour noter ce que vous venez de saisir de mon histoire, et qui se reconstitue dans l’âme de chacun d’entre vous.
Je suis ces pages dont vous vous imprégnez, je deviens votre esprit qui les lit, et je refuse avec enthousiasme de plaindre votre première action.
Celle qui vient de vous donner la soif…
Un mojito à ma santé…
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