Puisqu’il faut mourir…
Elles approchent, je les entends.
Elles grondent, elles sifflent, elles hurlent !
Les furies qui étirent l’enfer jusqu’à moi, comment sont-elles arrivées jusqu’ici ?
Je l’ignore !
Peut-être l’ai-je su, mais mon esprit refuse désormais de m’en donner la raison.
La peur annihile ma mémoire.
C’est à peine si je sais encore qui je suis, car j’ai peur, je crève de peur.
Et pour cause, je vais mourir !
Quelle évidence !
Voilà, c’est maintenant une question de secondes.
L’impensable est arrivé.
Tel un cauchemar qui se moque de nous, qui poursuit son œuvre dans le monde réel sans plus se soucier des pauvres mortels à l’origine de sa création.
Qui peut avoir imaginé cela ?
L’impensable, ou peut-être pire encore !
Mais il n’est plus l’heure de philosopher, car je vais mourir.
C’est aussi clair que ne l’était cette radieuse matinée illuminant l’écran de mon ordinateur qui ne m’offre plus que des couleurs de terreur, des couleurs qu’il m’aurait été impossible d’imaginer avant aujourd’hui.
Des couleurs que seuls les êtres dont la fin est imminente sont à même de percevoir.
Mais était-ce vraiment la fin ?
N’y avait-il pas des milliers de signes précurseurs de cette folie, accompagnés d’autant d’indices permettant de l’éviter, et d’avoir la vie sauve ?
Sans doute !
De cela aussi j’ai tout oublié.
Quelque chose d’innommable s’est produit.
Un choc terrible accompagné d’un vacarme assourdissant, annonciateur de fin du monde.
Une plainte vomie par la matière elle-même, torturée jusque dans ses plus intimes parcelles.
Ce bruit ne saurait avoir une autre signification !
J’ai analysé la situation presque instantanément.
Je crois bien que j’ai vu ce qui arrivait.
Un détail fugace coupant un angle de mon champ de vision.
Un rayon d’argent déchirant le fond d’écran, reflet éphémère arrivé jusqu’à moi par dieu sait quelle magie.
J’ai compris.
Oui, j’ai compris !
Puis j’ai tout oublié !
Quelle importance la raison de tout ceci alors que je vais perdre la vie ?
Je n’ai pas perdu mes moyens, mais que puis-je faire ?
Elles sont déjà là !
Derrière l’écran !
Je suis cerné, acculé dans ce piège.
Elles ont été bien trop rapides pour que je puisse gagner une retraite sûre.
M’enfouir ?
M’enfuir ?
À peine ai-je voulu quitter mon ordinateur qu’elles cadenassaient déjà tout le système, barrant les issues de secours les unes après les autres, s’attaquant aux sites restés ouverts.
Je n’ai pu que revenir sur mes pas, refermer windows et attendre.
Dedans l’ordinateur, l’enfer gagne du terrain à chaque seconde !
Mes compagnons d’infortunes, les pseudos pris au piège derière leurs ordis, doivent être morts à l’heure qu’il est.
Leurs cris ont rejailli dans le tumulte du virtuel durant de longues secondes, avant de s’éteindre à jamais, avalés par le puissant grondement des furies.
Atroce jeux de hasard qui me faisait parfois reconnaître un être cher derrière une voix déchirée par l’angoisse.
Je n’ai rien fait pour leur porter secours.
Je n’aurais rien pu faire.
Moi-même, personne ne peut rien pour moi.
Peut-être quelques-uns ont-ils pu s’enfuir à temps ?
Je l’espère, bien que dans ma détresse, ma presque folie, je souhaite que l’univers entier disparaisse avec moi.
Cela rendrait ma fin moins pénible, mon choix moins cruel.
Je ne veux pas mourir !
J’ai toute la vie devant moi.
C’est ce lieu commun qui, voici encore quelques minutes, délimitait mon horizon.
Mais quand bien même je serais un vieillard à l’article de la mort, jamais je ne choisirais de disparaître de cette manière !
Il faut subir le joug des pires atrocités, ou être désespéré au-delà de toute raison, pour vouloir en finir de cette façon.
C’est pourtant ce qui m’attend.
Mais je ne puis me résigner aussi simplement.
Je suis fort.
Je vais me battre.
Je vais les combattre !
Quelles sont mes chances ?
Aucune !
Aucune…
Ce mot tourne encore et encore dans ma tête, broyant de désespoir les dernières secondes qui font ma vie.
Cette ritournelle ondoyante crée comme un vertige qui m’amène au seuil de l’inconscience.
Mais je ne dois pas, je ne veux pas perdre connaissance !
Ce serait me livrer pieds et poings liés à l’ennemi.
Ce serait horrible.
Je dois résister et combattre jusqu’à mon dernier souffle !
Elles sont là, juste derrière l’écran.
Elles cognent, elles raclent, elles trépignent de ne pouvoir faire une seule bouchée d’un si frêle obstacle.
Mais elles insistent et bientôt elles passeront outre, jusqu’à m’atteindre, m’envelopper de leurs membres sauvages, de leurs langues affreuses et brûlantes.
Oh oui elles passeront !
Jusqu’à m’inviter en elles, s’inviter en moi, et m’incorporer dans leur monde virtuel où je ne serai plus.
Elles se savent déjà gagnantes.
Peut-être sentent-elles ma présence comme les fauves reniflent la peur d’une proie affolée ?
Peut-être suis-je fou de leur prêter de tels pouvoirs !
L’écran ne résistera plus longtemps, il vibre atrocement sous les coups de boutoir répétés, sous la pression d’un univers antagoniste où la vie n’a plus court.
Mais les furies ne m’auront pas !
Je le décide !
Je le veux !
Alors mes membres accomplissent des gestes que ma raison accepte sans pour autant les commander.
Quel étrange sentiment !
Je n’ai plus peur.
Je suis une machine.
Je suis un surhomme.
La souris que je viens de lancer de toutes mes forces explose l’écran et disparaît dans le vide virtuel, emportant une myriade d’éclats pareils à des cristaux de neige éternelle.
Mes jambes me portent au bord du vide de l’écran.
Mon regard plonge vers ce trou béant où s’affolent des bits qui commencent à comprendre l’ampleur de ce qui se passe là-haut.
Alors le virtuel apparait et les furies se ruent après moi.
Trop tard !
Je saute.
Je vole !
J’échappe aux démons pourvoyeurs d’enfer qui se vengent en dévorant le vide.
Je vole et je disparais dans une clarté pure, où le feu n’a pas de prise, tandis que ma vie, captée par des dizaines d’yeux électroniques, se répand instantanément dans des millions d’ordinateurs, avant de se réfugier dans la mémoire du monde.