Selfies : Narcissisme, esthétisme dévoyé et nouvelles arnaques ?
Les stars en abusent, les anonymes aussi : le “selfie”, cet autoportrait au smartphone qui fleurit sur les réseaux sociaux, est devenu une norme photographique, voire une nouvelle esthétique qui va bien au-delà d’un simple narcissisme, selon des experts, mais selon d’autres c’est également devenu un moyen de fabriquer des montagnes de fric facile !
Les Stars et Starlettes tout d’abord ! Rachel Hunter, Jennifer Lawrence, Kate Upton, Hope Solo, Abigail Spencer, Christina Hendricks, Olivia Wilde, Jeannette McCurdy, Anna Kendrick, Amber Heard, Emily Browning et Paméla Anderson, réalisent de faux selfies privés alors qu’elles réalisent en réalité des “selfies professionnels” destinés à se laisser diffuser sur les réseaux sociaux sur le principe qu’elles sont sans copyright, sans droits ! Le but : se faire connaître et espérer que des magazines nationaux et internationaux tombent dans leur piège de fausses saintes-nitouches afin de leur réclamer des “droits de post- publications” et autres royalties en fonction de l’importance financière des éditeurs piégés !
Le chantage est basique : “Vous avez publié une photo de moi sans mon autorisation. Je passe si vous faites un article élogieux complet sur moi, où alors vous payez des droits (exorbitants) pour usage de photos volées” ! Mais ce ne sont pas des photos “volées”, c’est une arnaque ! Un bon coup de comm’ pour ces starlettes qui, à l’image de Jennifer Lawrence, sortent toutes un disque/film dans les jours/semaines à venir. Même son de cloche médiatique pour le film “Sex Tape” avec Cameron Diaz. Bref, le monde est mis en effroi et s’écrie au viol numérique de données privées et sensibles, alors que plus que vraisemblablement c’est “un coup de comm”… Rihanna en maillot bain, Michelle Obama avec son chien, Nadine Morano faisant son jogging et même Jennifer Lawrence qui fait semblant de se masturber : ces photos n’ont pas été volées par des paparazzi mais ont été faites spontanément par ces personnalités elles-mêmes qui les ont postées sur les réseaux sociaux pour créer le Buzz ! Ensuite, c’est “beau jeu” de les prétendre avoir été volées !!!
Pris à bout de bras avec un téléphone mobile, les “selfies” (“self-portrait”, autoportrait en anglais) se comptent par dizaines de millions sur Facebook, Instagram et Twitter. Un phénomène qui a pris tellement d’ampleur que les très sérieux dictionnaires britanniques Oxford ont élu “selfie” mot de l’année il y a déjà presque 10 ans, en 2013.
-“Il y a à peu près un an, les stars, pour être populaires, se sont mises elles aussi à faire des selfies pour se mettre au niveau du public et imiter un comportement vernaculaire”, a expliqué à l’AFP André Gunthert, enseignant chercheur en culture visuelle. “Le “selfie” est ainsi devenu une sorte de lisseur social car tout le monde veut participer de la même norme, une norme qui vient d’en bas et pas d’en haut”, relève le maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (l’Ehess) !
Il faut plutôt regarder tout cela comme un genre photographique, c’est un type d’images qui est devenu un stéréotype, un standard, la pratique du “selfie” est totalement entrée dans les mœurs : quand on demande aux Français dans quel but ils pratiquent la photo numérique, 48% répondent : “Pour se prendre en photo et se mettre en scène” (une propension qui atteint même 61% chez les 15-29 ans), alors qu’ils n’étaient que 25% il y 10 ans, selon un sondage Ipsos/Association pour la promotion de l’image.
-“Le smartphone est le plus adapté au selfie mais les fabricants d’appareils photo ne sont pas en reste : en plus du deuxième écran en façade pour faciliter les autoportraits, les appareils photo connectables à internet (donc aux réseaux sociaux) se sont généralisés depuis un an, tout comme les caméras miniatures “go-pro” pour se filmer en toute situation”, souligne Marc Héraud, délégué général du Syndicat des entreprises de l’image et de la photo (Sipec).
Car le but est soit de participer à une activité mise à la mode par les réseaux sociaux, soit d’en tirer parti, on est dans la création d’une nouvelle norme visuelle. On n’a pas besoin d’être beau, ce n’est pas une œuvre, l’image doit produire de l’interaction et de la conversation. D’où le fait que le sujet “vedette” soit nu et si possible occupé à des actions prétendument interdites et immorales. On cherche le buzz. La valeur de réactivité est plus forte que l’authenticité, c’est de l’esthétique conversationnelle.
-“Tous ces “selfies” se ressemblent tellement! En cinq ans, on a vu le passage d’une image de soi qui était beaucoup plus plate, devenant plus pro et construite, soi-disant prise à distance par un tiers”, analyse Stefana Broadbent.
Et le narcissisme dans tout ça ? Narcisse ne cherchait pas d’interaction, il n’aurait jamais mis son portrait sur Facebook ! Le selfie, c’est le contraire du narcissisme, c’est un portrait social pour se montrer et créer une interaction, aller vers l’autre qui vient à soi. Certes, on se montre à travers ces autoportraits, mais c’est pour se faire connaître et participer à la construction d’un monde parallèle et idéalisé, où tout est rose et où on s’amuse. S’il y a un côté narcissique dans les selfies, c’est qu’ils donnent la possibilité de faire voir ce que les gens doivent voir de la personne en selfie ! L’arrivée en 2007 de l’iPhone, doté d’une caméra photo/vidéo, a déclenché ce phénomène dont la vitesse de propagation a surpris tout le monde. La photographie numérique permet de saisir l’image, de l’avoir instantanément sur l’écran du Smartphone, de la modifier ou la retoucher, puis de la diffuser en temps réel. C’est facile, magique, et de plus, cela ne coûte rien. C’est ludique et toute la planète s’est mise à jouer. Mais ce sont surtout les adolescents qui y jouent : 62% des adolescents âgés de quatorze à dix-huit ans déclarent être adeptes, soit trois fois plus que le reste de la population (22%)
Les adolescents se sont emparés de cette technique pour toutes sortes d’usages : montrer où l’on est, avec qui, ce que l’on fait, enrichir son profil, documenter son avatar… Une astuce consiste à se photographier à côté d’un personnage célèbre. Il y a des selfies de couple, des selfies de groupe, des selfies de famille. C’est un flux continu d’images de soi, comme s’il fallait fixer tous les instants, jusqu’aux plus anodins, peut-être justement les plus anodins : “Comment je m’habille ce matin”, “Qu’est-ce que je mange”, “Quelle tête j’ai”… Les selfistes font trace de chaque instant vécu et fabriquent des souvenirs : “J’étais là, à tel endroit, avec un tel”... Le photographe ne prend pas une photo de “la Victoire de Samothrace”, mais de lui-même devant la Victoire de Samothrace : “J’étais là, en voici la preuve”. On voit ainsi sur les réseaux une masse d’images de soi, souvent très stéréotypées, la plupart de qualité assez médiocre, parfois vulgaires, mais dont beaucoup ne manquent ni de drôlerie ni d’inventivité. Certaines cependant vont beaucoup plus loin, donnant à voir des situations qui franchissent les frontières de l’intime, comme les selfies after-sex ou after-funeral.
Qu’en penser ? Cette pratique interpelle. Quelles sont les conséquences ? Les selfies s’inscrivent dans le contexte artistique actuel, que sur le plan psychologique, de cette prolifération et de cette banalisation des images de soi et de leur diffusion ? Quelle est la fonction des selfies dans la vie psychique des adolescents ? Deux hypothèses se présentent qui ne sont pas à opposer, plutôt à considérer comme des aspects contradictoires pouvant se présenter à des degrés divers selon les configurations cliniques ou psychopathologiques. On peut se demander si les selfies sont au service de la construction identitaire ou seulement l’expression d’un narcissisme exacerbé. Sont-ils un miroir réflexif ou un miroir vide ? En quoi ces images de soi livrées au regard des autres sont-elles une production répétitive et stéréotypée purement auto-référée, ou des expressions créatrices ? On pourrait alors parler d’une nouvelle forme de créativité, voire même d’autoportrait. Dès lors, quel rapport entre un selfie et un autoportrait de Rembrandt ? Une illusion narcissique ?
On a beaucoup dit que les selfies étaient une manifestation, une de plus, du narcissisme adolescent caractéristique de notre société. Les deux hypothèses oscillent entre deux extrêmes. Soit il s’agit d’un narcissisme excessif, où la relation spéculaire jamais satisfaite ne peut que se répéter à l’infini. Soit les adolescents ont trouvé dans ces nouvelles technologies un dispositif qui fait fonction de miroir et permet de consolider les assises narcissiques à travers le regard de l’autre, au service de la construction identitaire. La première réaction à l’égard des selfies est généralement négative. Beaucoup de psychanalystes (surtout parmi les anciens !) ont une attitude réticente, voire “rejetante” à l’égard de ce phénomène de société. Ils parlent de vide, cela les rend tristes. Pourquoi ? Au-delà de cette pratique immédiatement et massivement adoptée par les adolescents, n’est-ce pas l’adolescence elle-même qui rend triste ? Ces adolescents qui s’envoient joyeusement des messages à toute heure, en toute circonstance, créant un univers en réseau dont les adultes sont exclus, ne suscitent-ils pas une jalousie chez l’individu d’âge mûr qui sent sa jeunesse lui échapper ?
C’est une vieille histoire de rivalité entre générations qui se rejoue là, à grande échelle. La massivité du phénomène et sa mondialisation ne font qu’accentuer le clivage. Plutôt que de jeter sur les selfies un regard dévalorisant, voire horrifié, les jeunes internautes ne manquent pas de dénoncer une attitude moralisatrice des adultes ! On peut suivre ces échanges sur de nombreux sites, il me paraît intéressant d’y déceler de nouvelles modalités d’identification et de nouveaux rituels face aux questions existentielles : l’identité, le sexe, la mort. À première vue, les selfies correspondent bien à une quête narcissique, effrénée et envahissante. Mais de quel narcissisme s’agit-il ? Le narcissisme des adolescents ? Ou celui des parents ? Y aurait-il une psychopathologie liée à une carence narcissique à l’égard de l’enfant ? Dans cette hypothèse, faute d’être vus par des parents trop occupés par eux-mêmes, les adolescents se regardent les uns les autres.
Dans cette société qui bouleverse les rapports entre les générations, au moment de l’adolescence, il semble que les pairs assurent de plus en plus cette fonction maternelle réflexive de miroir. W. Winnicott (1971) a montré de manière magistrale que le premier miroir est constitué des prunelles de la mère. Le miroir maternel n’envoie pas qu’une image, une perception, mais une aperception, qui comprend tous les affects suscités par la perception. Qu’en est-il de l’aperception avec les selfies ? Elle est tout à fait présente, puisque les adolescents recherchent une réaction affective – être aimé – mais le phénomène est amplifié puisque ce qui compte est le nombre de personnes ayant regardé l’image ainsi que leurs réactions. Notons qu’une des spécificités de ces réponses tient à ce qu’elles s’expriment en termes binaires : “I like/don’t like”... On perd les nuances infinies des réactions émotionnelles qu’exprime le regard de la mère à l’égard de son enfant. Avant tout, c’est le nombre de like qui compte, la quantité l’emporte sur la qualité. D. W. Winnicott dit que lorsque la perception prend la place de l’aperception, le visage de la mère n’est plus un miroir : “Si le visage de la mère ne répond pas, le miroir devient alors une chose qu’on peut regarder, mais dans laquelle on n’a pas à se regarder ! Rien n’est réfléchi, rien n’est renvoyé. Le miroir est vide”...
Roy Lichtenstein qui connaît un grand succès auprès d’un public jeune, avait une obsession des miroirs, mais il aimait les miroirs vides : “Il n’existe pas vraiment de moyen convaincant de représenter le miroir, puisqu’un miroir ne fait que refléter ce qui se trouve devant lui”... Roy Lichtenstein, à propos de sa série Mirrors (1969-1972), on croirait entendre D. W. Winnicott à propos de la défaillance du miroir. Est-ce que la démarche de cet artiste est symptomatique d’une défaillance narcissique très contemporaine, correspondant à un défaut de réflexivité de l’environnement ? Les selfies seraient alors une tentative désespérée de capter un regard qui voit. Ces adolescents n’existeraient que dans les moments où ils s’éprouvent comme étant regardés, dans une surenchère en boucle, parce qu’il n’y a pas d’introjection possible. Ils n’ont pas accès au stade du miroir, dont J. Lacan dit qu’il faut le comprendre “comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image”…
Pour D. W. Winnicott, le miroir est essentiellement réflexif. S’inspirant de cette idée “winnicottienne”, R. Roussillon (2008) développe le modèle de la réflexivité : si le bébé est regardé par sa mère, il regarde aussi sa mère. Ce qui caractérise la première rencontre est le processus vécu dans un plaisir réciproque et partagé, par lequel l’un et l’autre s’instaurent comme miroir et donc comme “double” de l’autre. G. Gergely (1998) a montré que le bébé prend conscience de ses états émotionnels en percevant chez l’autre un reflet de son propre état émotionnel. Le reflet parental de l’affect constitue un biofeedback naturel pour le nourrisson. Est-ce que les selfies assurent cette fonction de feedback pour l’adolescent, au moment où se réactive le besoin de reconnaissance en miroir ? Derrière le désir de donner une image de soi se cache la recherche d’une reconnaissance en miroir. Est-ce que le réseau constitue un miroir géant ? Un miroir qui donne l’illusion d’être infaillible, car il y a toujours, dans ces réseaux innombrables, quelqu’un pour regarder l’image diffusée…
Les réactions des internautes sont autant de regards jetés sur l’image de soi envoyée. Mais ce miroir peut aussi être violent, car les adolescents s’exposent à des réactions du réseau potentiellement redoutables. Le regard des pairs peut être un miroir destructeur lorsque l’autre virtuel s’empare de l’image du sujet et l’en dépossède, quelquefois pour un usage pervers ou sadique. La diffusion des images de soi impose aux adolescents de surveiller leur image en permanence. Bien sûr, on pourrait dire qu’il n’y a là rien de nouveau, l’adolescence ayant toujours impliqué ce passage, comme dans les rituels décrits par les ethnologues. Ce retour à une ritualisation qui organise les sociétés. Mais l’ampleur du phénomène qui se déroule désormais sur des réseaux planétaires en grossit l’impact. Pour entrer dans le monde des ados, pour ne pas en être exclu, ce qui est un destin terrible, les adolescents sont formatés par une norme qui exerce un pouvoir tyrannique et impose une soumission. En prenant l’exemple de divers qui illustrent cet article, cela montre comment ces situations peuvent parfois s’avérer dangereuses.
Âgée de douze ans, une internaute surfe sur le Net pour se faire des amis. Elle rencontre un jeune homme sur un site et se laisse convaincre de lui montrer ses seins. À partir de là, cette image d’une partie de son corps ne lui appartient plus. Commencent alors trois années de harcèlement virtuel par cet inconnu sur les réseaux sociaux. La photographie est transmise à ses amies, suscitant une pluie d’insultes de ses camarades, allant jusqu’au harcèlement. La diffusion de l’image donne lieu à un jeu pervers. Elle déménage trois fois. Puis, à quinze ans, elle se suicide, après avoir raconté son histoire dans une vidéo sur Youtube. C’est typique de la “désintimité” quoique le terme d’altérité virale rend mieux compte de l’impact destructeur des images. L’autre, comme un virus informatique, s’approprie les données intimes du sujet, les contamine et les diffuse sans aucune limite jusqu’à l’anéantissement du sujet.
Sur les réseaux, les limites de l’intime, du privé et du public se déplacent. Comment se développeront les enfants de la génération montante, celle des digital natives, qu’on prend en photo en permanence, qui se retrouvent sur Facebook, mais aussi se servent très jeunes de l’appareil pour prendre eux-mêmes en photo les êtres et les choses qui les intéressent ? Leur appréhension du monde se fait au moyen des images plus que des perceptions. On peut imaginer qu’ils trouveront d’autres niches pour s’abriter de cette intrusion permanente… Et que ces niches pourront produire de nouveaux symptômes, qui constitueront la psychopathologie de demain.
Les selfies posent la question du rapport entre le Soi et l’Autre, entre la perception du Moi et l’idéal du Moi, le décalage entre “Comment je me vois” et “Comment les autres me voient”, entre “Ce que je montre” et “Ce que je dissimule”. C’est une vieille question : “Dans et par le miroir, ma figure, ma personne, se donnent à voir sous l’espèce de l’extérieur, de l’étranger, de l’autre. Le miroir, c’est moi-même devenu autre dans la réciprocité du regard”… C’est cet “autre pour moi” d’A. Green (1973) ou “moi-même devenu autre” de J.-P. Vernant qui apparaît sur l’écran du Smartphone et qui peut s’y décliner sous des aspects multiples, permettant de déployer, parfois de façon ludique, de nombreuses images identificatoires. Il regarde. Il se regarde. Il me regarde. “Qui es-tu toi qui me regardes ?”, semble dire Velázquez dans le fameux tableau Les Ménines. Toi dont plusieurs siècles me séparent… Et moi, le spectateur, je regarde ce visage qui me regarde, mais qui se regarde se regardant dans un miroir et se peint se peignant. Que peint le peintre en peignant son autoportrait ? Lui-même ? C’est trop simple. Lui-même se regardant ? Mais le regard qu’il porte sur lui-même, que peut-il être sinon le regard de la mère ? Lui-même regardé par sa mère ? Lui-même regardant sa mère qui le regarde…
L’autoportrait reproduit la première rencontre avec le regard maternel et que les peintres recherchent sans cesse à revivre et à nous faire revivre cette expérience inaugurale. Il faudrait ici bien sûr parler de la notion de conflit…. Est-ce cela que l’adolescent cherche à retrouver ? Ou à trouver ? Il veut être regardé par les autres ; il est aussi celui qui regarde les autres. Mais avec Internet, l’autre est composé de millions d’autres virtuels. Cette multiplicité introduit-elle une différence ? Ou cette nouvelle facilité technique constitue-t-elle une source d’inspiration, dont s’emparent d’ailleurs les artistes contemporains, permettant à chacun, à des degrés variables, d’exercer sa créativité au sens de D. W. Winnicott ? Classiquement, dans le dispositif de l’autoportrait, nous, spectateurs du tableau, sommes à la place du miroir et le peintre se sert de nos yeux comme du miroir. Pour les selfies, qu’en est-il du geste de se photographier ? Se “selfiser”, c’est porter le Smartphone à bout de bras, vers soi. L’appareil ne sert plus à voir le monde, mais à se voir soi-même. Il intercale entre soi et le monde cet écran où il voit son image. On entre alors dans un monde entièrement égocentré !
Ce geste tellement banalisé n’est pas si anodin : “Il n’y a rien de plus difficile que de tracer un trait”, disait Pablo Picasso. Il n’y rien de plus difficile que de se représenter soi-même, pourrait-on paraphraser. Car le “Regarde-moi !” n’est pas sans danger, aussi bien pour celui qui se donne à voir que pour celui qui voit. Souvenons-nous que l’interdiction de représenter la figure humaine a fait l’objet de luttes violentes entre les iconoclastes et les iconophiles au VIIIe siècle, et que si ces derniers ont gagné, la représentation de soi garde néanmoins une trace de cette dimension transgressive. La production d’une image de soi est donc autre chose que le simple fait de montrer comment on est (habillé, coiffé…), où l’on est (à la plage, au restaurant…), ce que l’on fait (manger, danser…). Elle pose toujours la question existentielle de “Qui on est ?”.
Séduire, mourir : le sexe et la mort… Il est intéressant d’observer que les selfies after-sex et surtout after-funeral engagent d’emblée les questions fondamentales de l’existence humaine que sont le sexe et la mort. Qu’est-ce qui amène les gens à exposer ainsi leur intimité ? Les after-sex montrent en majorité des images assez banales. Le psychanalyste répondrait que ce couple donne à voir ce qu’il aurait aimé voir lorsqu’il était petit et épiait ce qui se passait dans la chambre de ses parents, dont la porte lui était fermée. After-sex : c’est un “après” qui ramène vers une interrogation sur un “avant”, celui des origines car, malgré la séparation radicale entre sexualité et procréation que veut instaurer la société contemporaine, sur le plan du fantasme inconscient, tout acte sexuel est potentiellement procréateur. Et se photographier en couple après l’acte sexuel, c’est montrer qu’une relation a eu lieu, qui aurait pu donner lieu à une naissance.
Les after-funeral viennent interroger l’autre extrémité de la vie, celle de la mort. C’est une démarche plus radicale, plus subversive, puisqu’elle brise le tabou de la mort, bien plus fort que celui du sexe. Se prendre en photo au moment d’un enterrement, n’est-ce pas saisir une image instantanée de soi, pour montrer qu’on est bien vivant et qu’on n’a pas été entraîné par le défunt dans le royaume des morts ? Mais maintenant, les gens prennent une photo juste avant de mourir ! Que ce soit volontaire ou “Trompe la mort”, saisir une image de soi à un temps donné, instant présent qui devient immédiatement passé, montre le temps qui passe et qui conduit vers la mort. En ce sens, tout autoportrait reflète la mortalité du sujet. Ces selfies sont tout à fait étonnants. Certains sont comme pré-dédiés au défunt qu’il vont être dans la seconde suivante ! Beaucoup d’images affichent une posture dérisoire, où celui qui va mourir sans le savoir encore dans la seconde d’avant se photographie hilare, assez souvent en tenue sexy.
Quelle meilleure illustration de la défense maniaque, dont on sait bien qu’elle accompagne le travail de deuil et qu’elle est présente au moment des enterrements ? On pense ici aux premières pages remarquables consacrées au cadavre exquis de M. Torok (1978), et à ces cas cliniques d’endeuillés vivant un accroissement libidinal auprès du cadavre du défunt : “J’ai essayé le voile noir en me souriant dans le miroir, comme une fiancée qui se prépare au grand jour”... Le selfie est une nouvelle version de l’autoportrait, rendu accessible à chacun, où tous deviennent massivement créateurs de leurs propres autoportraits et spectateurs des autoportraits des autres ! Il est assurément plus intéressant, mais plus risqué aussi, de se prendre en photo soi-même, geste auto-réflexif qui pose inévitablement la question du “Qui suis-je ?” et du “Comment me voyez-vous ?”, alors que la réalité est “Voilà la tête que j’avais juste avant de mourir” photo qui est envoyée souvent automatiquement à d’autres ou stockées dans le Web !
4 commentaires
Nietzsche pense que la vérité est une illusion… doit-on appeler Platon ou Protagoras à l’aide ?
Notre cerveau est une création de l’Evolution, il est conçu pour analyser les informations qui lui sont envoyées par les sens, répondre à des stimuli et prendre des décisions, le tout dans un environnement donné. Ce que nous percevons n’est donc pas nécessairement la réalité physique, mais une réalité utile pour assurer notre survie. Il existe plein de choses qui existent mais que nous ne percevons pas (par exemple les champs magnétiques tels que les rayons X ou Gama) et d’autres que nous percevons sans qu’elles correspondent pour autant à une réalité physique (par exemple la verticalité ou l’horizontalité, deux notions qui n’existent pas dans l’univers, mais qui sont utiles dans notre environnement immédiat). Le temps est une de ces notions sans réalité physique, une illusion fabriquée par notre cerveau pour justifier la succession des évènements, qui sont une suite de causes et que nous appelons « temps ».
Et si nous ne pouvons pas remonter le temps, c’est tout simplement parce que le temps n’existe pas ; on ne peut en effet remonter une dimension qui n’existe pas.
Et puisque le temps n’existe pas, la seule façon de le remonter est d’inverser les causes. A priori, tous les évènements sont réversibles. Si vous visualisez un film montrant une boule de billard qui en percute une autre, vous ne serez pas en mesure de dire si le film est projeté dans le bon sens ou dans le sens inverse. Bien sûr, vous pouvez objecter que si la réversibilité fonctionne parfaitement pour la boule de billard, elle est mise à mal par des évènements complexes, qui peuvent sembler irréversibles. Ainsi, l’image classique du lait mélangé au café laisse penser qu’on ne peut dissocier le café au lait, pour reconstituer d’un côté le lait et de l’autre le café. D’où la « flèche du temps », qui ferait du temps la seule dimension qu’on ne pourrait remonter. Cette image est très utilisée par les tenants de l’entropie, qui expliquent de tout système ordonné évolue inéluctablement vers une situation de désordre et pour finir vers le chaos. Le café au lait représenterait ainsi le chaos final, prouvant l’existence du temps et de sa flèche.
Cet argument se heurte à deux objections : d’abord rien n’empêche de dissocier les molécules et de reconstituer le lait ou le café ou de remettre du dentifrice dans son tube. C’est certes compliqué, mais cela ne contredit en rien les lois physiques. Ensuite, ce n’est parce que les choses se passent dans un sens et non dans l’autre, qu’on peut en déduire que nous avons affaire à une dimension physique. Dans une ampoule, les électrons fabriquent des photons et les photons ne fabriquent pas d’électrons (cela ne se passe que dans un sens), pour autant il n’y a pas création d’une dimension physique nouvelle.
L’image du café au lait ne démontre donc rien, sinon que certaines causes sont plus difficiles à inverser que d’autres. Parce que mélanger du café à du lait est une action (un évènement), qui est nécessairement le résultat d’une cause.
Tout évènement a en effet deux caractéristiques : 1- il a une cause (il n’existe aucun évènement sans cause) et 2- il est une manifestation de l’énergie.
Tout ce qui se passe dans l’Univers, depuis sa création, est la manifestation d’une suite de causalités, dont la causalité initiale unique est le Big Bang, sachant qu’une même cause peut générer plusieurs évènements. Tous les évènements sont issus de cette suite de causalités, comme un cône d’actions qui remonterait au moment initial. Tous les évènements sont en quelques sortes des petits-cousins issus d’un même ancêtre.
Les évènements sont une manifestation de l’énergie. Non seulement les évènement sont besoin d’une certaine quantité d’énergie mais ils sont l’énergie au sens propre. Un TGV qui se déplace à 300Km/h, une supernovæ qui explose ou votre voisin qui se gratte le nez sont une forme que prend l’énergie (une autre forme pourrait être la chaleur ou la lumière).
Or, depuis la publication de l’article d’Einstein sur la relativité restreinte en 1905, nous savons que l’énergie et la matière sont équivalentes. Et si les évènements sont une expression de l’énergie, alors les évènements, l’énergie et la matière sont de même nature : il n’existerait donc qu’un seul élément dans l’univers. Nous reviendrons sur cette idée un peu plus loin, lorsque nous parlerons de l’Espace-temps.
En attendant, reprenons un à un les signes qui nous font penser que le temps existe :
1- Des évènements se déroulent
Nous venons de voir que la succession des évènements qui affectent nos vies ne sont pas la preuve de l’existence du temps. D’ailleurs, les évènements sont-ils les effets du temps ou est-ce le temps, qui est fabriqué par les évènements ? Si rien ne se passe, est-ce que le temps passe ?
2- Nous vieillissons
Nous ne vieillissons pas parce que le temps passe, nous vieillissons parce qu’au moment de la reproduction des cellules, la réplication de l’ADN est imparfaite. Une partie du message (quelques molécules) se perd. Les personnes qui restent jeunes longtemps ont une réplication de leur ADN qui est davantage conforme à l’ADN des cellules mères ; ces personnes ne font donc pas jeunes, elles le sont. Au même âge, nous n’avons pas tous le même âge. C’est donc bien la causalité qui joue et non le temps.
3- Nous avons des souvenirs
Nous avons des souvenirs, mais nous avons également des livres dans lesquels sont relatés des évènements. Que ces évènements aient laissé des traces dans notre cerveau (qu’ils aient imprimé des axones) ou dans des caractères d’imprimerie ne change rien et ne prouve en rien l’existence du temps.
4- Nous mesurons le temps
Et bien non, nous ne mesurons pas le temps. Ce que mesure la trotteuse d’une montre est un angle, donc un espace. Une année est un nombre, qui correspond à une rotation de la Terre autour du Soleil. Le temps, tel qu’il est mesuré par les horloges atomiques, est également un nombre, le nombre de vibrations d’un atome de césium. On ne mesure jamais le temps, mais de l’espace où des itérations. D’ailleurs, ni les jours ni les secondes n’existent ensemble, lorsqu’une nouvelle seconde arrive, la seconde qui précède disparaît. Nous aurions donc affaire à une dimension qui n’est jamais présente, tout simplement parce qu’elle n’existe pas.
5- Il existe des antériorités et des postériorités
Louis XI a régné avant Napoléon, et ni Louis XI ni Napoléon ne vivaient ensemble au même moment, cela démontre-t-il l’existence du temps ? Non, cela démontre simplement que la chaîne de causalité menant à « l’évènement Louis XI » est plus courte que celle menant à l’évènement Napoléon, comme un fil électrique, ou un bâton, peuvent être plus courts qu’un autre.
Une évocation puissante de l’inexistence du temps est la perte de conscience. Lorsque nous dormons, ou lorsque nous sommes dans le coma pour une opération chirurgicale, à notre réveil nous avons le sentiment que rien ne s’est passé, comme si on avait appuyé sur un bouton. Cette perte de conscience a réduit le temps à zéro. Si nous extrapolons cet état d’inconscience à la mort, supposée durer l’éternité, nous nous retrouvons avec l’équation suivante : 1- « l’éternité de la mort, c’est-à-dire le temps, tend vers l’infini » (ce qui est tautologique) 2- « le temps de l’inconscience tend vers zéro » et donc : l’infini tend vers zéro, ce qui est bien sûr impossible. Lorsque nous dormons, nous « éteignons » donc le temps, là aussi parce qu’il n’existe pas.
Enfin, le dernier argument de l’inexistence du temps vient de la causalité elle-même : rien n’existe sans cause et tout ce qui existe est cause de quelque chose. Or, le temps ne trouve pas sa place dans la chaîne de causalité évoquée plus haut. N’étant cause de rien et conséquence de rien, le temps n’existe pas.
L’Espace-temps est il l’espace + le temps ?
Le temps tout seul n’existe pas, mais l’espace-temps existe. Depuis Einstein, nous savons que l’espace n’est pas simplement l’absence de toute chose, mais qu’il est une substance. Lorsque les ondes gravitationnelles se déplacent, elles modifient la métrique de l’espace, c’est-à-dire la métrique du vide, qui est donc quelque chose. Et cette chose, qu’elle soit finie (que l’Univers soit fini) ou qu’elle soit infinie, donne l’impression du temps. Nous pouvons nous déplacer dans l’espace et nous avons l’impression que les évènements se déroulent dans le temps. Et d’ailleurs, les deux sont relatifs : la vitesse modifie l’écoulement du temps. Dans la parabole des jumeaux de Langevin, le jumeau qui a voyagé à très grande vitesse, retrouve son frère à un âge différent ; ils ont beau être jumeaux, celui qui a voyagé revient plus jeune que celui qui est resté immobile. Doit-on en déduire que le temps est une dimension de l’Espace-temps ? Si le temps varie en fonction de la vitesse de déplacement du sujet par rapport à un référentiel fixe, c’est qu’il existe.
Ou alors, est-ce l’énergie qui est affectée par la vitesse ? La seule chose qui existe sont les évènements, c’est-à-dire les causalités, et qu’ils sont une expression de l’énergie. Dans la parabole des jumeaux, tout se passe comme si le déplacement à haute vitesse avait un effet sur l’énergie. Et le déplacement du jumeau voyageur est d’ailleurs lui-même un évènement et donc une manifestation de l’énergie. Ainsi, ce ne serait pas le temps qui passerait plus vite pour le jumeau qui voyage, c’est le nombre d’évènements qui est moins important. Dans le corps du jumeau voyageur moins de cellules sont mortes, moins d’angles ont été parcourus par la trotteuse de sa montre et il a respiré moins de fois.
Ce qui est vrai pour les jumeaux est aussi vrai pour l’objet qui se déplace à la vitesse maximale possible dans l’Espace-temps : le photon. Le photon est-il sujet du temps ? Non seulement les photons ne sont pas sujets du temps, puisque le temps n’existe pas (ils ne le sont donc pas davantage que nous), mais en plus ils ne sont pas soumis à des évènements (puisque le nombre d’évènements, qui se réduit avec la vitesse, est égal à zéro lorsque la vitesse est maximale). Peut-être sont-ils même en dehors de l’Epace-temps, ou à sa frontière extrême. Récapitulons : 1- le photon est le quantum primaire d’énergie, 2- il se déplace à la vitesse maximale et 3- il n’est pas soumis aux évènements (il ne vieillit pas, il est en quelques sortes en dehors de l’Espace-temps) ; vitesse et énergie sont donc liées, et cela n’a rien à voir avec le temps.
Dernier argument : le moment zéro. Reprenons l’idée que le temps ne passe pas quand rien ne se passe. Imaginons un Univers où aucun évènement n’aurait lieu (les étoiles et les planètes sont fixes, plus d’émissions de gaz, plus de sursauts Gama, plus de photons…), cet Univers ne serait donc pas soumis au temps puisque nous appelons temps la causalité des évènements. Or, nous savons que l’Univers est en expansion accélérée depuis le Big Bang et donc que de façon continue, depuis 13,8 milliards d’années, il se passe quelque chose : l’énergie crée des évènements et l’Univers est en expansion. Dès lors, le moment initial du Big Bang peut être considéré comme le début des temps parce qu’il est le début des évènements, c’est à dire de la suite des causalités qui a conduit jusqu’à nous.
Mais en tant que lui-même, le temps n’existe pas, il est une production de l’esprit, une illusion.
Mon cher Gatsby,
Je devine que vous avez été très bien éduqué. Votre Maman a dû vous dire de vous méfier des femmes trop maquillées. Pensez-vous que les mises en scène des selfies procèdent des mêmes procédés de mise en scène de Soi/dissimulation ?
Je ne sais. Ma Maman me disait de me méfier des gens. Mais dire ça à un gamin qui rêve, c’est parler dans le vide. Toutefois, toute ma vie est constituée d’expériences. Lorsque je cause de Justice, de business et de bagnoles, j’en ai l’expérience. Des plantes vénéneuse aussi ! Curieusement je ne suis pas mécontent de vieillir relax. Concernant les selfies, je suis étonné des d’jeunes qui grimpent en haut des tours pour se photographier en situations extrèmes alors que les techniques permettent de réaliser des trucages quasi-parfaits, comme le sont les films… La dose d’adrénaline de tomber en chute libre d’une tour de 500 mètres, doit submerger la mort instantanée au sol !
Je suis mort 3 ou 4 fois pour des conneries de santé, mourir sans souffrance, c’est paisible comme s’endormir après une journées de conneries… On est fatigué et heureux de se laisser aller.
Serait-ce que l’illusion aurait la fonction d’envelopper mon moi d’un voile qui le protègerait du désespoir et de l’angoisse ? Comment distinguer un tel discours de celui des sophistes ? Quel est le prix à payer ? Est-ce l’abandon de la Vérité comme lumière qui fait apparaître des niveaux d’être et la distinction entre l’opinion et la science ?
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