Cette fois-ci il ne sera pas dit que le vent du progrès soufflant en tempête autour de vous, viendra une fois de plus mourir piteusement à vos pieds au lieu de fouetter de ses stimulantes rafales chargées des embruns du modernisme le plus décapant, votre visage altier, quoiqu’il faille bien l’admettre, un peu fatigué. Car vous, oui vous, qui de Mai 68 à la libération sexuelle avez raté toutes les occasions qui vous étaient offertes de révéler enfin au grand jour l’être d’exception qui végétait sous la morne apparence de l’imbécile ordinaire, vous qu’une société aveugle, au conformisme oppressif, tenait en lisière des grands desseins pour lesquels vous étiez à l’évidence destiné de toute éternité, vous avez pris une décision qui, c’est certain, va changer votre existence.
Les pieds hésitant de sommeil, enfilés dans vos pantoufles ce matin au lever, ne savent pas encore qu’ils sont ceux d’un homme nouveau, ils seront appels à fouler les riches pâturages des cyber prairies qui s’étendent à l’infini devant votre regard ébahi. Comme tout un chacun, mais surtout comme votre collègue de bureau abhorré, que vous marquez systématiquement à la culotte depuis des années en prenant bien soin d’acheter pour l’humilier, le modèle de voiture situé dans l’échelle des prix, juste au-dessus du sien, vous ne supportez plus la cour qui s’est formée autour de la machine à café pour écouter ce cornichon que vous écrasez de votre mépris, raconter comment il surfe à longueur de nuit, sautant avec une confondante aisance d’un site à l’autre, comment il e-maille aussi naturellement qu’il s’adresse à vous, avec Bill Pullman de Hicksville (Nebraska), et comment sous le pseudo de BigDick il chatte le reste du temps avec PussyOnFire, probablement la Ginette de la réception, baleine moustachue à plein temps dans une autre dimension.
Aussitôt dit aussi tôt fait, et avec votre Plackard-Rebell, monstre plus gorgé de mégahertz qu’une chanson de Mylène Farmer l’est d’inepties, et qu’un ex-vendeur de machines à coudre reconverti dans le multimédia a consenti à vous céder moyennant une confortable contrepartie en espèces, vous gratifiant au passage de cet élégant mépris sans ostentation que manifeste celui qui sait… à l’égard du béotien avéré et de l’inculte patent. Qu’importe, s’il faut en passer par ces insignifiantes avanies pour entrer dans le cercle étroit de ceux qui ne tolèrent plus que l’avenir se fasse sans eux, c’est bien peu de choses, le nirvana ne s’obtient point sans rites initiatiques. Seulement voilà, après quelque temps passé à arpenter Cyber Boulevard aux commandes de votre bolide et avoir épuisé les joies de www.grosnib.com où vous constatez peiné qu’à l’instar du bois de Boulogne on s’intéresse plus à votre porte-monnaie qu’à votre quête éperdue de chaleur humaine et de compagnie, une fois expédiée la visite de www.louvre.fr où vous n’étiez jamais entré parce que c’est un peu cher pour s’abriter de la pluie et que vous être allergique à la poussière qui s’accumule sur toutes ces vieilleries, après avoir constaté vivement intéressé mais pas pour cette fois merci, la mise en ligne de “Critique de la raison pure” d’Emmanuel Kant sur www.prisedetronche.net après avoir commandé tous les gadgets possibles sur www.cybermart.com et visité le site de la famille Dugland, pris connaissance de leur passion pour la pratique du macramé, admiré le portrait du petit dernier au sourire édenté et apprécié à leur juste valeur les 722 photos en 16 millions de couleurs de leurs dernières vacances en Thaïlande… un grand sentiment mou aux contours indéfinis, plus proche de l’ennui abyssal que de l’exaltation transcendante vous empoigne par traîtrise.
Un sentiment à la réflexion assez proche de la déception, car ce n’est pas cela que vous cherchez, non vous ce qu’il vous faut c’est de l’interactif, c’est un endroit où vous serez acteur, partie prenante, de ce prodigieux phénomène cyber dont on cause tant dans le poste. Un endroit où dans l’exquise civilité des débats de haute tenue, vous pourrez méduser un auditoire suspendu à vos écrits, par la pertinence de vos interventions, l’alacrité de vos traits et la profondeur de votre discours. Que ne le disiez-vous plus tôt ! Un tel endroit existe, il s’agit de ce site et adoubé de son fameux forum de discussion utilisant Facebook comme forum : https://www.facebook.com/DeBruynePatrice où vous allez enfin briller de tous vos feux, où le papillon aux ailes chatoyantes que vous êtes pourra enfin émerger de la terne chrysalide qui le tenait caché aux regards du monde.
Alors n’hésitez plus et choisissez pour commencer un message que vous polirez longtemps, que vous voudrez accrocheur, attentif à la justesse des mots, censé dévoiler sans prétention excessive mais avec précision tout de même, quelques facettes de votre riche personnalité. Un message qui dirait en substance quelque chose comme : ” Bonjour à toutes et à tous, c’est la première fois que je viens sur ce forum et j’espère me faire un tas de chouettes poteaux avec lesquels j’aurais tout plein de passionnantes discussions sur tous les sujets possibles. J’ai lu tout Maurice Dekobra et Paul-Loup Sulitzer aussi, mais là pas tout. Et je suis vachement content d’être là parmi vous “.
Et là vous allez immanquablement vous attirer la réponse suivante : “On en a rien à cirer de tes goûts de chiottes pauvre naze“, suivie de : “Neuneu“, aussitôt qu’un participant plus réveillé que les autres aura pris conscience des deux faits suivants ; votre fournisseur d’accès est AOL ou Skynet et vous utilisez OutLook Express, quel que soit le numéro de version.
Bienvenue dans la cyberfratrie et pas de panique, c’est tout à fait normal, toutes autres réponses dénoteraient un profond dysfonctionnement du système pour lequel vous seriez en droit d’émettre une réclamation auprès de votre fournisseur d’accès. Ce que vous ignoriez il y a peu encore, mais que vous n’allez pas tarder à découvrir, c’est que ce site est à l’Internet ce que l’archipel des Galapagos est au reste du monde, un endroit à l’écart des routes navigables, en l’occurrence un peu à l’écart des fameuses autoroutes de l’information. Un endroit où les lois de l’évolution qui s’appliquent normalement ailleurs ont ici, du fait de l’isolement, pris un cours quelque peu facétieux, engendrant au fil des mutations une curieuse faune, faite d’hybrides plus ou moins monstrueux alliant la férocité du tigre à la voracité du piranha, la sollicitude du vautour à l’aménité de l’hyène. Toutes qualités que l’autochtone prodigue avec une touchante générosité au nouveau venu, agneau sans défense, dodu et appétissant, ayant l’idée saugrenue de passer à portée immédiate de ses robustes mandibules.
Rassurez-vous cependant, en l’absence de réaction hostile de votre part, ce qui est la meilleure attitude à observer et probablement la seule, car vous n’êtes pas encore taillé pour affronter le fauve à main nue, on vous oubliera rapidement, au bénéfice tout relatif d’un autre imprudent égaré en pleine jungle.
Profitez-en donc pour observer tout autour de vous et vous imprégner des règles en usage, car il en existe, même si elles ne sont pas immédiatement perceptibles à un oeil non exercé. Vous découvrirez assez rapidement que, hormis une agressivité spontanée principalement due à l’absence de contact physique et qui caractérise l’essentiel des rapports, les comportements n’y sont guère différents de ceux que l’on peut observer partout ailleurs où s’agrège le bipède. Ce qui vous apparaissait de prime abord comme un ensemble homogène, ne l’est pas plus que n’importe quel autre échantillon de population, les gens s’aiment ou se détestent et se groupent par affinités. Il existe comme ailleurs, des caïds et des réprouvés, des vedettes auxquelles on manifeste une allégeance parfois obséquieuse et des têtes de turcs servant de défouloir collectif. Vous y découvrirez que par un curieux phénomène dispersif restant à étudier, toute conversation même la plus anodine et quel que soit le sujet initial, tend à se terminer en pugilat opposant les tenants du système libéral à ses adversaires irréductibles.
Vous y constaterez que l’indigène y est souvent saisi de vertiges métaphysiques l’amenant à s’interroger de façon récurrente sur l’existence de Dieu, ou de l’âme, et qu’il se questionne ardemment au sujet du bien, du mal, et même de l’intrinsèque perversité de la nature féminine. Vous y ferez connaissance avec la discussion mille-feuille, indigeste superposition de monologues, et vous verrez qu’il est tout à fait possible de discuter longtemps sans que jamais n’apparaisse le commencement du début d’amorce de soupçon d’embryon de dialogue. Vous vous rendrez compte que le natif y est vétilleux jusqu’à l’extrême, et que certains spécimens réunissent sous un volume assez compact, un esprit de contradiction poussé jusqu’à la névrose complété d’une propension irrépressible, et pour tout dire compulsive, à couper en huit les poils des mouches. D’infortunés diptères auxquels ils font inlassablement subir des outrages qui amenèrent par le passé un nombre non négligeable de pauvres bougres à méditer, bien au chaud sur un feu de sarments, de l’usage dûment répertorié par les autorités religieuses que l’on pouvait faire d’un appendice que sa position un peu éloignée des centres où se prennent les décisions réfléchies amène parfois à se doter d’une périlleuse indépendance.
Vous y verrez les mêmes se complaire dans des palabres sans fin et probablement sans but où le casuiste le plus retors, le jésuite le plus subtil y serait réduit à l’état de dialecticien pour comices agricoles avant que de terminer en épave balbutiante, en loque incohérente au regard égaré, sous l’effet de minutieuses arguties et de digressions toutes plus oiseuses les unes que les autres qui abondent. Vous y serez témoin de l’existence d’une curieuse aberration temporelle, un tropisme étrange, un mystérieux champ de forces, qui a pour résultat d’affoler la boussole idéologique de quelques fâcheux que l’on peut classer de façon rugueuse en deux catégories, les politiques et les religieux qui ont l’horloge idéologique coincée quelque part entre Savonarole et Torquemada, et voient dans l’abandon de la messe en latin et le déclin du sentiment religieux l’origine de la plupart des maux qui nous accablent. Ce qui les amène à combattre le relâchement des mœurs, l’homosexualité, le préservatif, la contraception, mais pas la musique d’ascenseur, ce qui a certains égards représente un oubli fâcheux. Et puis tant qu’ils y sont… Enfin bref.
Quant aux politiques, les aiguilles de leur tocante se sont arrêtées en plein milieu de la guerre froide, provoquant chez eux de nombreuses hallucinations, la plus fréquente est celle qui leur fait soupçonner dans la moindre objection que l’on oppose à leurs délires paranoïaques l’omniprésence de la main du KGB dans la culotte de la censure. Et pour terminer il serait fort étonnant que vous n’entendiez parler des dinosauresques animateurs. Puissances tutélaires et premiers occupants du lieu, vestiges d’époques plus civilisées où n’avaient accès au web que les premiers raccordés à Internet, les universités, les labos ainsi que divers organismes de recherche. Fossiles vivants, regrettant en cœur ces temps bénis, essayant de maintenir dans ces lieux livrés aux goujats bruyants un semblant de civilisation, il n’est pas certain qu’ils se rendent bien compte qu’ils sont en train de jouer “Le beau Danube bleu” sur le pont d’un rafiot privé de gouvernail et faisant eau de toutes parts. Ce sont les derniers des Mohicans, des indiens que l’arrivée de colons de plus en plus nombreux et sûrs de leur bon droit sur ces terres autrefois vierges de leur présence, va inexorablement pousser dans des réserves où ils s’y étioleront en sirotant leurs caisses de bière brune et en évoquant le bon vieux temps d’avant.
Voilà où vous avez mis le clavier, en fait d’interactif vous allez être particulièrement servi, surtout si vous êtes porté sur les bastons. Mais ne vous inquiétez pas pour autant, à l’issue d’une assez brève période d’acclimatation vous n’allez pas tarder à devenir comme tout le monde, hargneux, dépourvu de la moindre pitié, sans aucun scrupule et d’une mauvaise foi confinant au génie. Bref prêt à tout pour venir à bout de vos contradicteurs. Parfois, au gré de quelques moments de lucidité heureusement rares, vous y contemplerez rassurés, la permanence des comportements humains et vous pourrez y acquérir la certitude réconfortante qu’il faudra plus qu’une bonne dose de cyber pour que disparaissent les aspects les plus sympathiques qui composent le fond de la nature des Homo-Sapiens. Vous comprendrez aussi que si tous les ‘neuneux’ du monde se donnaient la main ils en auraient vite assez et qu’ils la reprendraient pour la restituer à un usage plusieurs fois millénaire autant qu’éprouvé ; à se la mettre dans la gueule…